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lilly et ses livres
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8 septembre 2009

Mon Enfant de Berlin ; Anne Wiazemsky

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Gallimard ; 246 pages.
2009
.

Ecrire un roman sur ses parents est certainement difficile. Ecrire un roman sur l'amour de ses parents l'est sûrement encore plus. Cela nécessite une capacité à prendre du recul importante que je n'ai retrouvée à aucun moment dans Mon Enfant de Berlin.

Le roman débute en 1944, dans le sud de la France, où Claire est infirmière pour la Croix-Rouge. Avec ses compagnes, elle est dehors en permanence, à la recherche de blessés, quel que soit leur camp. Elle est une jeune femme indépendante, déterminée à se rendre utile et à cesser d'être "la fille de François Mauriac" aux yeux de tous.
Quand la guerre s'achève en France, elle redoute de rentrer à Paris, dans l'appartement bourgeois de ses parents, et de devoir embrasser un simple destin de femme en épousant Patrice, son fiancé, qui a passé toute la guerre en tant que prisonnier en Allemagne. 

Il y avait vraiment de quoi faire avec ce texte, mais je me suis ennuyée pendant la quasi-totalité des 250 pages qui composent ce livre, habitée en permanence par l'impression de lire une histoire gentillette écrite par une enfant qui refuse de considérer ses parents autrement que comme des héros.
Durant les cent premières pages, Anne Wiazemsky nous dresse le portrait d'une femme volontaire dans l'Europe détruite de l'après Seconde Guerre mondiale. Claire Mauriac nous décrit un continent qui doit mettre sa confiance dans de très jeunes femmes, pour se rendre sur les lieux des combats, conduire des ambulances sur de très grandes distances, et aussi remonter le moral des soldats. Quand vient la paix, tous s'attendent à ce que Claire, la petite bourgeoise, la fille du grand Mauriac, rentre sagement chez elle. Mais Claire a été transformée par ces années de guerre, et son enthousiasme n'est pas près de s'éteindre. Elle trouve le courage de rompre avec son fiancé malgré tout ce qu'il a enduré, et part pour Berlin, où les Alliés commencent à ne plus s'entendre, où les Allemands vivent dans des conditions misérables, et où Claire trouve enfin quelqu'un qui ignore qui est son père.
Cette première partie est la plus intéressante, même si elle est écrite dans un style que j'ai trouvé au mieux complètement plat, au pire très mièvre, et qui m'a beaucoup agacée.
A partir du moment où Wia arrive, je n'ai presque plus rien trouvé d'intéressant dans ce livre. Pire, j'ai réalisé que cette figure de femme forte que nous décrivait l'auteur dans la première partie s'intégrait en fait dans le processus d'idéalisation des parents d'Anne Wiazemsky. Comme je l'ai dit, il y a beaucoup d'aspects abordés dans ce livre. Mais tous servent à montrer combien Claire et Wia sont formidables, et relèvent dès lors de l'anecdotique. Des Allemandes se font enlever les enfants qu'elles ont eu de Français, c'est pour montrer que Claire a le courage d'en cacher une pour lui éviter ce sort cruel. Les Russes rendent les négociations de prisonniers très difficile, mais heureusement, Wia est un charmeur et un diplomate hors pair.    
Anne Wiazemsky est habitée par une pudeur, naturelle vis-à-vis de parents, problématique vis-à-vis de personnages. Quand j'ai compris que Wia serait toujours le plus beau, le plus fort, et Claire toujours la plus jolie, la plus indépendante, j'ai aussi compris que l'auteur ne nous racontait pas davantage que l'histoire (idéalisée) de ses parents. Les personnages évoqués ont existé, figurent pour certains dans les remerciements, et je pense que l'auteur n'a pas su se détacher de leur réalité.
Il y a bien quelques pistes évoquées qui m'ont intéressée, comme la situation politique en France, les menaces contre Mauriac, les accusations portées contre Wia, le décalage social entre Claire et Wia. Mais le tout m'a paru insipide. Je n'ai pas ressenti l'espoir et la volonté de vivre après l'horreur dont parle Olga, parce que je n'ai pas vu l'horreur dans ce livre.

Une grosse déception donc, qui ne me donne pas du tout envie de retrouver Anne Wiazemsky dans mes prochaines lectures.

Clarabel, Alice, Cathe et Sylire ont aimé sans réserve.

Challenge du 1% littéraire : 3/7.

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27 juin 2009

La Pleurante des rues de Prague ; Sylvie Germain

resize_3_Folio ; 128 pages.
1992.
 

Cette lecture commence à vraiment remonter. Tant pis, je voulais vraiment vous en parler.

Depuis quelques années déjà, les capitales d'Europe de l'est me fascinent. C'est donc tout naturellement que j'ai décidé de poursuivre ma découverte de Sylvie Germain avec ce titre.

" Elle est entrée dans le livre. Elle est entrée dans les pages du livre comme un vagabond pénètre dans une maison vide, dans un jardin à l'abandon. Elle est entrée, soudain. Mais cela faisait des années déjà qu'elle rôdait autour du livre. Elle frôlait le livre qui cependant n'existait pas encore, elle en feuilletait les pages non écrites et certains jours, même, elle a fait bruire imperceptiblement ces pages blanches en attente de mots.
Le goût de l'encre se levait sur ses pas. "

Les quelques lignes qui ouvrent ce récit plongent immédiatement le lecteur dans une histoire au style très travaillé, et empreinte d'une mélancolie profonde.
Le narrateur nous guide à travers ses rencontres avec la Pleurante des rues de Prague, cette apparition au physique déformé, moins femme que symbole. Elle cristallise toutes les souffrances de la ville de Prague, le deuxième grand personnage de l'histoire. Depuis Jan Hus jusqu'au temps présent, en passant par la Seconde Guerre mondiale, nous traversons les époques, les rues, les blessures et les injustices renfermées par cette capitale mystérieuse à laquelle Sylvie Germain rend un vibrant hommage.
Nous explorons ainsi avec ce récit à fleur de peau, le coeur humain dans ce qu'il a de plus douloureux. Nous vivons l'absence, l'adieu, le manque, la mémoire, sentiments collectifs ou plus intimes, mais qui anéantissent, toujours. "Les gens dont le coeur est trop nu, inconsolé, sont ainsi. Plus rien ne peut vêtir ceux dont le coeur gît dans la nuit, dont les pensées s'effrangent au fil des rues désertes." Il n'y a pas un seul dialogue dans ce livre, les apparitions sont toujours furtives, mais la Pleurante est dotée d'un pouvoir de fascination suffisant pour porter le récit. "Elle a toujours cette allure de quelqu'un qui s'en va, de quelqu'un qui s'éloigne pour ne plus revenir, et cependant, chaque fois qu'elle paraît, elle arrive en plein coeur du témoin de son apparition. Elle avance à rebours dans le regard et la mémoire."

Je n'ai pas été captivée par chaque page de ce livre, et j'ai parfois trouvé les effets de style un peu lourds. Toutefois, La Pleurante des rues de Prague demeure un bel ouvrage qui nous donne envie de le chérir, et de découvrir toujours plus Sylvie Germain.

Les avis de Sylvie, Nanne (qui nous offre en plus de superbes photos) et Michel.

2 septembre 2009

Ordalie ; Cécile Ladjali

5175020da6fa0f243cc12c429b2b9137_300x300_1_Actes Sud ; 201 pages.
2009
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Comme l'année dernière, j'ai décidé de participer au challenge organisé par Levraoueg, qui consiste à lire 1% des nouveautés de la rentrée littéraire. Ceux qui lisent régulièrement ce blog savent que l'actualité littéraire et moi ne sommes pas souvent en harmonie, mais une fois par an, ça ne peut pas faire de mal. J'ai donc jusqu'à août 2010 pour vous présenter sept des textes publiés en ce moment. Mon premier choix s'est naturellement porté sur Cécile Ladjali, dont j'ai adoré Les Vies d'Emily Pearl et aimé Les Souffleurs.

Nous sommes en 1989. Le Mur de Berlin vient de tomber, et Zakharian pense à Ilse, sa cousine, qu'il a passionnément aimée durant toute sa vie.
Il est âgé d'une dizaine d'années quand ses parents sont tués dans un bombardement allié sur Berlin, durant la Deuxième Guerre mondiale. Recueilli par son oncle et sa tante, il va désormais partager le quotidien de ses cousins Otto, Lotte, et surtout Ilse, en Autriche.
Après la guerre, Ilse étudie la philosophie, fréquente les intellectuels de son époque, rêve de créer un monde meilleur, et devient une figure majeure de la littérature germanophone de son époque. Et puis surtout, elle rencontre Lenz, un poète juif apatride détruit par la guerre, qu'elle ne cessera jamais d'aimer. "Ilse et Lenz étaient trop semblables pour s'entendre ou pour envisager de mener une vie commune. Je pense qu'il aurait fallu pour cela une certaine insouciance qui jamais ne fut une composante de leurs caractères respectifs. La poésie les rongeait et ne leur laissait aucune place pour le coeur d'autrui, la compassion ou l'empathie. L'amour comporte ces dimensions. Mais je me trouve bien ridicule à philopsopher sur l'amour quand je sais de quoi je suis capable."
Zak ne pourra qu'être le témoin impuissant de cette passion destructrice entre les deux poètes. Toujours présent aux côtés de sa cousine, afin de grappiller un peu de son attention, il se nourrira seulement des souffrances des acteurs et victimes de cette histoire, ainsi que de celles de Rachel, sa petite voisine, qui aime Zak comme ce dernier aime Ilse.

Ordalie est un roman très bien ficelé, qui me fait toujours plus apprécier Cécile Ladjali, qui se renouvèle de roman en roman tout en gardant quelques sujets de prédilection (l'obsession des mots notamment).
Ilse et Lenz, ce sont en fait Ingeborg Bachmann et Paul Celan, deux poètes majeurs de l'après-guerre profondément blessés, qui se sont nourris l'un de l'autre, dans leurs oeuvres et dans leurs vies. Ordalie utilise leurs écrits pour dévoiler leur passion mais aussi une Europe détruite de l'après guerre confrontée à des choix. En suivant cet amour décrit par un narrateur plus pathétique qu'appréciable, nous traversons en effet l'Europe et les dilemmes de l'après guerre grâce à un jeu de miroirs habilement mis en place par Cécile Ladjali.
Ilse ne renonce jamais vraiment à Lenz. Lui se marie, avec une femme qui ne pourra jamais prendre la placebachmann_celan_1_ d'Ilse, mais avec laquelle il peut fonder une famille. En ce qui concerne le reste, le gouffre qui sépare les deux amants est le même. Après la guerre, il y a ceux qui, comme Ilse, croient encore au pouvoir des mots, tentent de le raviver, et de créer quelque chose de nouveau. La vision de Lenz et de Zak est beaucoup plus pessimiste, même si c'est pour des raisons opposées. Zak, malgré la fascination qu'exerce sa cousine sur lui, demeure nostalgique de l'époque nazie. Quant à Lenz, la guerre l'a laissé incapable d'espérer. Il se détourne de la politique, dédaigne les groupes littéraires qu'il juge snobs et vains. Pour les deux hommes, le verdict est sans appel : "Ilse s'était acharnée à vouloir faire fleurir les pierres", alors que "le coeur de l'humanité avait cessé de battre depuis sept ans."
La guerre n'est jamais mise au premier plan dans ce récit, qui se concentre exclusivement sur les personnages d'Ilse et de Lenz. Pourtant, à travers eux, c'est toute l'Histoire qui apparaît, et donne à cette biographie romancée d'un amour tourmenté une nouvelle dimension.

Paul Celan s'est donné la mort en 1970. Ingeborg Bachmann est morte brûlée vive trois ans plus tard, à Rome, dans l'incendie de sa chambre d'hôtel.

Je recommande plus que chaudement !

Challenge 1% de la Rentrée Littéraire 2009 : 1/7.
Photo : Ingeborg Bachmann et Paul Celan en 1952.

19 avril 2009

Gobseck ; Honoré de Balzac

280px_BalzacGobseck01_1_Omnibus ; 45 pages.

Après avoir achevé Le Père Goriot, j'ai voulu immédiatement savoir comment les choses s'étaient achevées entre Mme de Restaud et son époux. Gobseck m'a permis d'assouvir ma curiosité et plus encore.

Nous sommes vers 1830. Derville, un avoué, se trouve chez la duchesse de Granlieu. Celle-ci voit d'un mauvais oeil l'idée d'une union entre sa fille Camille, et Ernest, le fils aîné de Mme de Restaud (qui était l'une des demoiselles Goriot). Afin de venir en aide aux amoureux, Derville se propose de raconter comment sa vie a été liée à celle des de Restaud, par le biais d'une usurier hollandais, un certain Gobseck.

Ce très court texte est à nouveau un enchantement que nous offre Balzac. Il a été écrit avant Le Père Goriot, mais il met en scène des événements qui se déroulent en parallèle (l'affaire des diamants) et après cette histoire.
En moins de cinquante pages, Balzac nous donne un aperçu très piquant de la "belle société", où chacun tente de rouler l'autre, et s'incline comme la plus misérable créature devant l'argent.
Gobseck est un individu qui n'a que cette valeur, et qui est absolument impitoyable, ce qui le rend presque effrayant. On ne peut qu'apprécier sa clairvoyance à l'égard des stéréotypes que symbolisent Maxime de Trailles et Mme de Restaud :

"Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoir me tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les coeurs."

L'usurier règne sur ces désespérés, qui semblent si sûrs d'eux par ailleurs. Je vous ai mis une illustration de l'une des scènes les plus marquantes du livre : Mme de Restaud qui met sa perfidie au service de ses enfants, mais qui ne fait finalement que les livrer un peu plus à Gobseck. Elle est complètement désemparée dans ce texte. La description de sa chambre lors de la première visite du vieil avare chez les de Restaud m'a également fait une forte impression. 
Et que dire de l'ironie avec laquelle l'usurier dépeint le pauvre M. de Restaud, qui est de "ces âmes tendres qui, ne connaissant pas de manière de tuer le chagrin, se laissent toujours tuer par lui".
D'autant plus qu'au final, Gobseck ne connaît pas un destin différent, et finit par pourir comme ces gages qu'il préfère laisser à la moisisure plutôt que de céder sur son avarice.

A lire absolument !

 

*Illustration d'Edouard Toudouze, prise sur Wikipedia.

1 mars 2009

Le mystère d'Edwin Drood ; Charles Dickens

resize_5_Laissez moi tout vous expliquer. Il y a quelques temps, j'ai décidé de lire Monsieur Dick ou le dixième livre de Jean-Pierre Ohl. La première page m'a convaincue que je ne pouvais qu'adorer ce livre, mais j'ai très vite renoncé à le lire avant de connaître Le mystère d'Edwin Drood, et le fameux Monsieur Dick du titre. Ce dernier roman est un inachevé de Dickens, et il a donné lieu à de nombreuses discussions depuis plus d'un siècle. Le problème avec ce roman, comme avec la plupart des livres de Dickens est que seule la Pléïade l'a édité en français. Je peux lire l'anglais, mais je suis très fainéante, et très impatiente, donc j'ai opté pour une méthode un peu étrange. Je me suis procuré L'affaire D. ou le crime du faux vagabond, qui contient le texte de Dickens, entrecoupé de chapitres écris par deux autres auteurs. Etant donné que je désirais me familiariser en toute innocence avec le texte original, je n'ai lu que les chapitres de Dickens.
Vous suivez ? Ça a été un peu laborieux : au début, je croyais que ce livre contenait d'abord le livre de Dickens, puis une version achevée. Vous imaginez ma surprise quand j'ai lu la première page en pensant qu'il s'agissait du texte de Charlie...

L'histoire se déroule dans le petit village de Cloisterham, à l'ombre de la cathédrale. Edwin Drood se rend chez son oncle John Jasper, qu'il aime tendrement et avec lequel il a un écart d'âge très peu important. Il vient pour rendre visite à celle qui lui a été fiancée par testament, la jeune Rosa, élève dans le collège de la ville. Edwin est désinvolte, et n'a pas conscience de ce que signifient réellement ses fiançailles, ce qui choque profondément Neville Landless, un jeune homme récemment arrivé à Cloisterham, qui a été ébloui par Rosa, et qui est sujet à des accès de violence. Les deux jeunes gens ont une altercation, puis un dîner est organisé afin de les réconcilier. Le lendemain, Edwin a disparu.

Il faut savoir que ce livre est terriblement frustrant. Il manque quand même la moitié du roman, et il s'agit de résoudre une disparition dans un milieu où chacun ou presque peut être le coupable. Alors oui, j'ai adoré découvrir de nouveaux personnages de l'auteur, lui qui sait si bien les croquer. On a droit à pas mal de scènes cocasses (j'aime particulièrement le face à face entre Edwin et Neville, et le sale gosse).
Mais on n'aura jamais le fin mot de l'histoire. Personnellement, je ne crois pas à la culpabilité de John Jasper (ce type m'a terrifiée autant que le le trouve à plaindre), sur qui les soupçons du lecteur sont très vite portés. Je suis loin d'avoir lu tout Dickens, mais pratiquement donner le nom du coupable avant le milieu de l'histoire me semble improbable. Personne ne savait que Rosa et Edwin avaient rompus leurs fiançailles. Nombreux étaient ceux qui les désapprouvaient. Le tuteur de Rosa me paraît tout aussi suspect que les autres (il est horrible avec ce pauvre Edwin, même s'il avait bien besoin de cela). En tout cas, je trouve étrange de publier un roman "policier" en feuilletons. Dickens n'avait peut-être pas d'autres options, mais cela devait exiger une attention de tous les instants, puisqu'il n'était ensuite possible de rien modifier...
Il est également frustrant de ne pas avoir plus qu'un bref aperçu de certains personnages (peut-être que Monsieur Dick ou le dixième livre me donnera de quoi calmer un peu ma frustration), et de ne pas savoir ce qu'est réellement devenu Edwin. Je l'aimais bien personnellement. J'ai vaguement trouvé une explication qui me satisfait dans L'Affaire D. (j'ai parcouru quelques pages) :  il a cru que son oncle avait voulu l'étrangler, et s'est donc enfuit en Egypte. A la fin, il doit revenir. Si Dickens ne nous donnera jamais la réponse, autant choisir celle qui nous correspond le mieux.

Les avis de Karine et d'Isil.

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7 octobre 2008

La Traversée des Apparences ; Virginia Woolf

233473vb_1_Le Livre de Poche ; 576 pages.
Traduction de Ludmila Savizky. 1915.
Titre original : The Voyage Out.

La lecture de Mrs Dalloway m'a donné envie de me replonger dans le premier roman que j'ai lu de Virginia Woolf, et qui est aussi le premier livre écrit par l'auteur. J'avais éprouvé un véritable coup de coeur la première fois, et ça s'est confirmé tout au long de cette deuxième lecture. En plus, ça me permet de refaire mon billet, même s'il m'est toujours aussi difficile de parler de ce roman.

Ce roman raconte la traversée de l'Atlantique depuis Londres, ville embrumée, jusqu'à l'Amérique du Sud, continent ensoleillé, par la jeune et naïve Rachel Vinrace, accompagnée de son père, les Ambrose (sa tante et son oncle), et de trois autres passagers. Au contact de ces nouvelles connaissances, Rachel va débuter sa transformation, et commencer sa quête de la vérité. Ce processus continue à son arrivée en Amérique du Sud, lorsqu'elle rencontre notamment deux jeunes gens, Hewet et Hirst, qui partagent ses interrogations.

Ce résumé est très pauvre et peu engageant, j'en ai bien conscience. Pourtant, La traversée des apparences est un roman beaucoup plus abordable et beaucoup plus vivant que Mrs Dalloway. Il s'agit en fait d'une confrontation entre plusieurs conceptions des choses, qui dévoilent la modernité du discours de Virginia Woolf. Ainsi, très tôt, les personnages débattent sur le droit de vote des femmes, certaines conversations sont très libérées, avant d'être à nouveau bridées par l'apparition d'une figure plus conventionnelle. La religion aussi en prend pour son grade, entre Hirst qui lit Sappho à la messe et Mrs Ambrose qui s'arrange pour que ses enfants imaginent Dieu "comme une espèce de morse".
Cette confrontation entre diverses conceptions du monde est symbolisée par le personnage de Rachel. Au début du roman, elle désespère sa tante tant elle lui semble mal dégrossie :

"Sa mentalité en était au même stade que celle d'un homme intelligent sous le règne d'Elizabeth : elle croyait pratiquement tout ce qu'on lui racontait, elle inventait des raisons à tout ce qu'elle disait elle-même." (p 66)

En plus, elle ose avouer à une Clarissa Dalloway outrée qu'elle n'aime pas Jane Austen (oui, oui, j'avais complètement oublié que les Dalloway étaient dans ce livre) ! Mais Rachel est une jeune femme remplie de curiosité, et suite à un baiser volé, elle devient prête à tout pour découvrir la réalité du monde.
Ce roman n'est cependant pas un conte de fées, car Virginia Woolf n'est pas un auteur qui oublie d'évoquer la dualité des choses. Rachel et Hewet tombent amoureux, mais leur recherche du bonheur est trop grande, et devient vite insupportable :

"Comme lui-même avait-il osé vivre avec tant de hâte et d'insouciance, courir d'un objet à l'autre, aimer Rachel à ce point ? Jamais plus il n'éprouverait un sentiment de sécurité, une impression de stabilité dans la vie. Jamais il n'oublierait les abîmes de souffrance à peine recouverts par les maigres bonheurs, les satisfactions, la tranquillité apparente. Jetant un regard en arrière, il se dit qu'à aucun moment leur bonheur n'avait égalé sa souffrance présente. Il avait toujours manqué quelque chose à ce bonheur, quelque chose qu'ils souhaitaient mais qu'ils n'arrivaient pas à atteindre. Cela restait fragmentaire, incomplet, parce qu'ils étaient trop jeune et ne savaient ce qu'ils faisaient." (pp 534-535)

En fait, en contemplant les différents personnages de ce livre, on en vient à se dire que finalement, on a le choix entre être quelqu'un qui reste à la surface des choses, et qui ne souffre pas parce qu'il ne prend pas de gros risques, ou partir comme Rachel à la recherche du pourquoi des choses, au risque de le payer très cher.
Je vous parlerais bien du style de Virginia Woolf, mais à part vous dire qu'elle écrit extraordinairement bien, ce qui est d'une banalité sans nom, et qu'elle mène son roman d'une main de maître, je ne vois pas vraiment ce que je pourrais vous dire.

Les romans qui comptent le plus pour moi sont ceux que je referme en me disant que décidément, l'auteur avait tout compris. La traversée des apparences en fait définitivement partie.

10 mars 2021

La Porte - Magda Szabó

SZABOAlors qu'elle ne parvient pas à concilier ses tâches domestiques avec ses activités littéraires, une ancienne camarade de classe conseille à la narratrice d'embaûcher la gardienne d'un immeuble proche, qui s'occupe aussi de plusieurs foyers du quartier. C'est ainsi que nous rencontrons Emerence, une vieille dame au caractère bien trempé qui choisit ceux qui sont dignes qu'elle fasse le ménage chez eux.
Durant deux décennies, les deux femmes vont se côtoyer, s'affronter et surtout s'aimer. Cependant, pas plus que les autres, la narratrice n'aura le droit de voir ce qui se trouve dans la demeure d'Emérence, où personne n'a pénétré depuis des années.

Moi qui aime les histoires mettant en scène des personnages hauts en couleurs, j'ai été servie avec Emérence. Elle n'est pas facile à aimer. Moqueuse, orgueilleuse, à la limite de la folie parfois. Son attitude avec le chien Viola est impardonnable pour n'importe qui sensible au bien-être des animaux.

Pourtant, au fur et à mesure qu'elle lance quelques révélations, et dévoile ainsi les horreurs traversées par la Hongrie au XXe siècle, on se prend à être ému par cette femme. Hérétique, anti-intellectuel, rebutée par la politique, elle a miraculeusement échappé au sort habituel des opposants, mais sa vie est loin de ne comporter que des épisodes joyeux. Après les deux guerres mondiales et toutes les exactions commises, l'Europe de l'Est a dû supporter la période soviétique, les exécutions sommaires, la propagande, la délation. Par ailleurs, les événements de l'Histoire n'ont jamais empêcher les drames intimes, les coeurs brisés et les égos détruits.

Le mieux, c’est de ne jamais aimer personne, comme ça personne ne sera dépecé, personne ne se jettera d’un wagon.

L'attitude secrète d'Emerence la rend suspecte. Est-elle uniquement une victime (un terme qui la ferait bondir) ou a-t-elle également profité de la déportation des Juifs pour piller ses anciens employeurs ? Que cache-t-elle derrière sa porte ?
On commence ce livre en pensant découvrir les chroniques d'une femme de ménage loufoque, mais on se prend une leçon de vie et de dignité. Magda Szabó pourrait s'arrêter là, cependant elle ne semble pas adepte des personnages lisses et n'épargne pas son héroïne des dernières cruautés que la nature humaine et le cycle de la vie peuvent lui infliger.

Tu ne peux pas pleurer Emerence, les morts sont toujours vainqueurs. Seuls les vivants perdent.

– C’est sur nous que je pleure. Nous sommes tous des traîtres.

Un livre émouvant sur une drôle d'amitié, et une première rencontre réussie avec cette autrice hongroise dont d'autres titres me tentent sérieusement.

Les avis d'Eva, de Titine et de Valérie (qui m'a fait réaliser qu'il s'agissait d'un récit basé sur des faits réels).

Le Livre de poche. 344 pages.
Traduit par Chantal Philippe.
1987 pour l'édition originale.

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30 mai 2021

I am, I am, I am - Maggie O'Farrell

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Avant d'entamer le Mois Anglais, je me rapproche géographiquement en retrouvant l'Irlandaise Maggie O'Farrell, dont j'avais adoré il y a des années L'étrange disparition d'Esme Lennox.

Plutôt que de se livrer à un exercice autobiographique classique, Maggie O'Farrell nous raconte dix-sept moments où elle a côtoyé la mort. Tentatives d'agression, problèmes de santé gravissimes, accidents évités de justesse, l'écrivaine tisse chaque souvenir autour d'une partie de son corps.

En lisant ce livre, je me suis fait la même réflexion que l'un des amis de Maggie O'Farrell : "C'est fou d'avoir aussi peu de chance !" On a du mal à croire que toutes ces choses sont arrivées à une seule personne tant certaines sont exceptionnelles.

Les différents chapitres de ce livre sont écrits comme des nouvelles. Certains abordent des sujets qui relèvent de l'expérience personnelle, d'autres évoquent des thèmes universels comme les violences faites aux femmes ou la maladie. Ce sont ces derniers textes qui m'ont le plus intéressée, mais je dois reconnaître que je n'ai pas éprouvé le coup de coeur que j'espérais en lisant ce livre.

La construction, avec une chronologie éclatée et des pensées qui vont et viennent, m'a trop souvent laissée en dehors de ma lecture. C'est un procédé qui me plaît en général, mais cette fois cela donne lieu à des redites et à des digressions qui m'ont trop souvent fait oublier l'angoisse ou la colère que j'avais commencé à éprouver. Par ailleurs, Maggie O'Farrell est parfois trop mécanique dans ses explications pour que l'on se sente pris par les tripes (ce qui est surprenant pour un livre qui fait autant appel au corps).

Quand je lis un livre d'écrivain, j'espère y trouver des clés pour comprendre son oeuvre, son rapport à l'écriture, ça n'a pas été le cas ici. Il n'y a que quelques passages frustrants parce que trop courts à ce sujet.

Malgré cela, j'ai absolument adoré le dernier chapitre du livre. L'autrice, qui ne parle plus vraiment d'elle (est-ce la clé ? ), y met le souffle qui était trop souvent absent jusque-là. J'y ai enfin perçu le parallèle avec la citation de Sylvia Plath qui donne son titre au livre.

Une lecture en demi-teinte, mais qui ne me décourage pas de lire les autres livres de Maggie O'Farrell.

Audible. 6h44.
Lu par Amélie Céline.
2017 pour l'édition originale.

4 février 2021

Chocolat amer - Laura Esquivel

esquivelDès sa naissance, Tita refuse de quitter la cuisine. Elle est élevée par Nacha, qui lui apprend l'art des fourneaux et lui donne l'amour que la tyrannique Mama Elena lui refuse.
Lorsque Pedro, l'amoureux de Tita, vient demander sa main des années plus tard, sa demande est rejetée. En effet, en tant que dernière née de sa famille, son devoir est de prendre soin de sa mère et donc de demeurer célibataire. En revanche, Mama Elena offre sa fille aînée, Rosaura, à Pedro, qui accepte, dans l'espoir de vivre malgré tout aux côtés de Tita.

Voilà un livre que l'on m'a offert il y a plus de dix ans et que je ne trouvais jamais l'envie de lire. Pour commencer, je sentais qu'il s'agissait d'une histoire assez légère, ce qui n'est pas trop ce que j'aime le plus en littérature. Et puis surtout, c'est un livre mexicain, et je ne lis jamais de livres ayant été écrits par des auteurs venant d'Amérique Latine. Grâce à Ingannmic et Goran, j'ai bousculé mes habitudes, et ce livre est enfin sorti de ma PAL.

Les premières pages m'ont plu. Je trouvais à cette histoire de femmes ayant des relents de traditions familiales et de magie un charme présent dans Le Coeur cousu. Les personnages féminins sont enfermés dans des rôles qui ne leur conviennent pas toujours et dont certains vont réussir à se défaire, même si cela a un prix. Après deux lectures éprouvantes, Chocolat amer adopte un ton reposant.

Cependant, c'est un livre qui m'a fait passer par des émotions de plus en plus négatives.  J'ai éprouvé de plus en plus d'antipathie pour Pedro, dont la relation avec Tita m'a fait penser à celle de Nino et Elena dans L'Amie prodigieuse. Leur amour d'enfance ressemble beaucoup moins à un conte de fées, surtout quand Pedro commence à se montrer désagréable et jaloux, comme s'il était la première et unique victime du destin de Tita.
Je n'ai pas non plus toujours saisi l'humour du livre, souvent grossier. La pauvre Rosaura, décrite comme un ballon de baudruche pleine de gazs n'en méritait pas tant. Quant aux effets lubriques des recettes de Tita, qui permettent lors de leur première manifestation la fuite flamboyante de Gertrudis, ils deviennent lassants.
Bien que ce livre vise à faire découvrir la cuisine mexicaine, les innombrables recettes qui parsèment le récit l'alourdissent inutilement et j'ai bien vite pris le réflexe de les survoler.

Une première intrusion dans la littérature mexicaine pour le moins décevante, mais qui aura eu le mérite de faire baisser ma PAL et m'aura convaincue de tenter d'autres auteurs latino-américains.

Folio. 247 pages.
Traduit par Eduardo Jimenez et Jacques Rémy-Zéphir.
1989 pour l'édition originale.

LOGO SUD AMERI

27 août 2020

Retour à Martha's Vineyard - Richard Russo

russo1971. Alors qu'ils viennent d'achever leurs études, Lincoln, Teddy et Mickey se retrouvent pour un week-end dans la maison familiale de la mère de Lincoln à Martha's Vineyard. Jacy, la fille dont ils sont tous les trois amoureux, se joint à eux.
A la fin du week-end, les trois garçons se séparent et ne se reverront pas avant de nombreuses années. Jacy, partie avant eux en laissant un mot disparaît. La police ne retrouvera jamais sa trace.
2015. Lincoln et sa femme, pour assurer leur stabilité économique mise à mal par la crise de 2008, décident de vendre la maison de Martha's Vineyard. Les trois amis, désormais des hommes d'âge mur, vont s'y retrouver.

Après mon coup de coeur pour Trajectoire, je voulais retrouver la plume de Richard Russo. Retour à Martha's Vineyard est un joli roman que j'ai savouré avec grand plaisir.

C'est un livre assez mélancolique, évoquant l'importance et l'inxorabilité de nos choix. Tout au long du récit, les personnages s'interrogent sur ce qui s'est joué en un week-end.
La question centrale, celle qui hante les trois amis concerne Jacy et ce qui lui est arrivé. Est-elle morte ? Si oui, le coupable est-il le voisin libidineux ou bien l'un d'entre eux ?
Derrière cette interrogation, Lincoln et Teddy remontent le fil de leur vie et se livrent à une véritable introspection. Près d'un demi-siècle plus tard, avec l'expérience, ils interprétent mieux certains gestes ou paroles. Qu'auraient-ils fait de leur vie à la lumière de ces connaissances s'ils les avaient eu en 1971 ?
Dans un premier temps, si l'aspect presque policier du livre qui m'a attirée, j'ai surtout été touchée par les découvertes que nous faisons sur ces trois hommes, Teddy en particulier. Avec une subtilité rare, Richard Russo nous montre à quel point la communication entre êtres humains est complexe. Même, voire surtout, entre membres d'une même famille.
Il nous prouve aussi que les actes que l'on trouve absurdes ou stupides ont souvent une explication très simple, à condition que les parties en jeu veuillent discuter.

En fond de toile, nous percevons l'histoire des Etats-Unis, de la Guerre du Viêtnam à l'Amérique pré-Trump. Le rêve américain n'est qu'une chimère.

Un chouette roman.

Je remercie les Editions de la Table Ronde pour cette lecture.

La Table Ronde. 377 pages.
Traduit par Jean Esch.
2019 pour l'édition originale.

 

14 juillet 2020

Le Prince des marées - Pat Conroy

prince des marées

Un soir, Tom Wingo reçoit une visite de sa mère avec laquelle les relations sont pour le moins tendues. Savannah, sa soeur jumelle, célèbre poétesse résidant à New York, a tenté de mettre fin à ses jours. Etant au chômage depuis plus d'un an après avoir arrêté ses activités d'entraîneur de football dans des conditions scandaleuses, Tom décide de se rendre auprès de sa soeur. Le soir-même, sa femme lui annonce qu'elle le trompe et ignore si elle souhaite poursuivre leur vie commune.
Arrivé à New York, Tome tente d'aider la psychiatre de sa soeur, Susan Lowenstein, a comprendre ce qui, dans le passé des enfants Wingo, pourrait expliquer la détresse actuelle de Savannah. Ce faisant, Tom pourrait bien entreprendre involontairement sa propre psychothérapie.

Cette lecture, cela faisait des années que je l'attendais. Après ma déception avec Beach Music, on m'avait rassurée en me disant que Le Prince des marées était un chef d'oeuvre et que je ne pourrais qu'aimer.
Alors oui, je reconnais à Pat Conroy de grandes qualités de conteur. Si j'ai trouvé la fin trop longue, mon intérêt est resté assez constant durant la lecture de ce livre de plus de mille pages. L'humour grinçant de ses personnages, que j'avais déjà apprécié dans Beach Music, est irrésistible.
J'aime aussi énormément l'amour du Vieux Sud, et particulièrement de la Caroline du Sud qui transparaît dans ce livre. Pat Conroy ne nie pas ses énormes défauts, le conservatisme, le racisme de ses habitants. Pourtant, Tom et Savannah éprouvent pour leur terre natale un sentiment d'amour-répulsion qui caractérise aussi leurs relations avec leurs parents et leur enfance, qui a été aussi belle par moments que dévastatrice la plupart du temps. J'ai apprécié cette complexité que je trouve très réaliste.

Malheureusement, en relisant mon billet sur Beach Music je m'aperçois que j'ai exactement les mêmes reproches (et les mêmes compliments) à faire au Prince des marées. Il faut dire que c'est globalement la même histoire, et que là aussi le fil conducteur est difficile à trouver. Il est question de la Seconde Guerre mondiale, de l'intégration d'un étudiant noir, de violences sexuelles, de la Guerre du Viêtnam, d'écologie. Cela fait trop pour une seule famille. Je pense que l'on pouvait se contenter des aventures du marsouin blanc, du tigre domestique et du dédain de Colton pour les Wingo en laissant en arrière-plan une partie de la Grande Histoire. De même, la vie conjugale et parentale de Lowenstein me paraît inutilement développée.
Dès le début, nous savons que plusieurs drames se sont produits, dont la mort de Luke. Dans un roman traitant a priori de relations familiales très compliquées et des conséquences de notre enfance sur l'adulte que l'on devient, on s'attend à ce que certains liens soient établis. Les choix de l'auteur m'ont laissée perplexe et ont complètement gâché ce qui promettait d'être un moment fort en émotion.

L'avis de Karine.

Pocket. 1069 pages.
Traduit par Françoise Cartano.
1986 pour l'édition originale.

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10 juillet 2020

Etés anglais (La Saga des Cazalet I) - Elizabeth Jane Howard

étés anglaisChaque été, William et Kitty Cazalet reçoivent leur nombreuse famille dans leur demeure du Sussex. En cette année 1937, l'ambiance est particulière puisqu'Hitler adopte une attitude de plus en plus belliqueuse.
Sybil, l'épouse de Hugh Cazalet, s'apprête à donner naissance à son dernier enfant (à moins qu'il ne s'agisse de jumeaux). Villy, la femme d'Edward, se prépare également à ces retrouvailles familiales. Quant à la très jeune Zoë, mariée au troisième fils, elle a du mal à trouver sa place dans cette famille où elle est surtout la belle-mère maladroite et superficielle des enfants de son époux.
Du côté des plus jeunes, l'adolescence fait des ravages. Polly et Louise aimeraient bien se débarasser de leur encombrante cousine, Clary. Teddy et Simon reviennent de pension à la fois grandis et mal dans leur peau.
Bien qu'unis, les membres de la famille sont surtout préoccupés par leur petite personne. Seule tante Rachel, la vieille fille, se préoccupe de tout le monde, au détriment de son propre bonheur.

Sorti en début d'année, le premier tome de la Saga des Cazalet rencontre un joli succès. Il faut reconnaître que cette histoire permet de bien s'évader en temps de confinement.
Il m'a fallu un peu de temps pour m'intéresser à cette histoire. Les incessants changements de point de vue ont l'avantage de fluidifier la lecture, mais ils donnent au départ une impression de superficialité. La profusion de détails (l'auteur indique jusqu'au nombre de pots de chambre nécessaire à l'accueil des invités) m'a semblé excessive dans la première partie du livre.
Puis, les personnages ont commencé à devenir plus familiers et j'ai adoré les suivre à Londres puis à Home Place.

Dans ce premier tome de la Saga des Cazalets (qui compte quatre tomes originaux et un plus tardif), beaucoup de personnages sont encore très jeunes. Triturés entre les chamailleries enfantines et la prise de conscience d'enjeux plus sérieux, ils sont tour à tour attendrissants, agaçants et émouvants. Les filles vivent à une époque charnière, où les femmes n'ont pas envie d'avoir leur avenir tout tracé vers le mariage et la maternité. Quant aux garçons, ils sont coincés entre leur école où on les malmène et la perspective d'une guerre.

Du côté des adultes, ce sont surtout les femmes qui se révèlent intéressantes. Elles ont dû renoncer à toute idée de carrière professionnelle pour se marier, n'ont pas accès à la contraception qui leur permettrait de ne pas subir des grossesses non désirées et peuvent encore moins exprimer leur non désir d'enfant.
Les trois mariages des fils Cazalet sont remplis de non-dits et de faux-semblants. Les maris sont souvent décevants et typiques de leur époque, bien que généralement sympathiques (à une exception très notable). Seul Hugh, le frère aîné, blessé pendant la Première Guerre mondiale m'a touchée.

Les domestiques et les employés occupent une petite place dans ce tome (j'ai l'impression que beaucoup de déceptions sont causées par la comparaison avec Downton Abbey). J'ai adoré le personnage de Miss Milliment, l'enseignante de Polly et Louise, condamnée à vivre très modestement à cause de la mort de son fiancé, de son physique ingrat ne lui ayant pas permis d'en trouver un autre, et surtout de sa condition de femme.

" Quelle aubaine, quand Viola lui avait écrit pour qu’elle fasse la classe à Louise et par la suite à sa cousine Polly. Avant ce miracle, elle commençait à désespérer : l’argent laissé par son père lui procurait tout juste un toit sur la tête, et elle avait fini par ne plus avoir de quoi régler le bus jusqu’à la National Gallery, sans parler de l’entrée aux expositions payantes. La peinture était sa passion, en particulier les impressionnistes français, et, parmi eux, Cézanne était son dieu. Elle songeait parfois avec une pointe d’ironie qu’il était bizarre qu’on ait si souvent dit d’elle qu’elle faisait « un bien vilain tableau ». "

Ce n'est pas un coup de coeur, mais j'ai beaucoup aimé ce premier tome dans lequel règne une certaine douceur mêlée à des moments qui amorcent ou annoncent des tragédies. J'attends la suite avec impatience !

Les avis d'Hélène, Mimi et Nicole.

Quai Voltaire. 557 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff.
1990 pour l'édition originale.

8 juin 2020

Charles Dickens - Jean-Pierre Ohl

dickens" Pour trouver un équivalent français à sa gloire, il faudrait additionner celles de Balzac, pour l’ampleur et la richesse du tableau social d’une époque, Hugo ou Zola, pour la stature morale et l’envergure de l’homme public, Dumas, enfin, pour l’engouement populaire. Et encore échouerait-on à saisir le lien si particulier qui unissait l’auteur à sa nation, le tacite plébiscite en vertu duquel il devint, malgré les critiques féroces que lui inspiraient bien des coutumes et des institutions de son pays, le chantre de tout un peuple. "

J'ai beau aimer les auteurs anglais plus que tous les autres, Charles Dickens ne m'a pour l'instant jamais conquise au point de le citer parmi mes incontournables. Autant dire qu'il fallait bien que j'admire des admirateurs de l'écrivain pour que je me lance de nouveau dans l'un de ses romans.
J'ai lu la biographie de Marie-Aude Murail juste après la naissance de mon fils. Ce livre est très beau, mais avec un nouveau-né je n'envisageais pas de lire des pavés de plus de mille pages. En revanche, cette biographie de Jean-Pierre Ohl, dont j'ai adoré Les Maîtres de Glenmarkie et apprécié les autres livres est tombée au bon moment. Ohl n'a pas écrit cette biographie par hasard. Ses livres sont truffés d'allusions à Charles Dickens, quand ils ne sont pas des réécritures de ses livres (Monsieur Dick ou le dixième livre est une drooderie).

Les amateurs de biographies exhaustives et pointues préfèreront sans doute se plonger dans la biographie de Peter Ackroyd dont la renommée n'est plus à faire, mais pour les autres ce travail de Jean-Pierre Ohl sera une délicieuse incursion dans la vie de Charles Dickens.

On y découvre d'abord l'enfance plutôt traumatisante du petit Charles. Né dans une famille qui aurait pu vivre confortablement, il est victime de l'insouciance de ses parents. Vivant au-dessus de leurs moyens ou montant des projets irréalistes, John et Elizabeth Dickens vont compromettre l'éducation de leur fils qui devra de plus travailler dans des conditions difficiles alors que son père est enfermé à la prison pour dettes. De cette expérience heureusement brève, il gardera une rancune tenace contre ses parents (surtout sa mère), une connaissance parfaite de Londres et de ses rues ainsi qu'une vision précise des bas-fonds de la capitale anglaise.

Prison de la Marshalsea

Dès son entrée dans la vie adulte, il devient un journaliste remarquable, capable de retranscrire les événements parlementaires qu'il couvre comme nul autre. Mais, très vite, il se lance dans l'écriture de feuilletons. Son succès est foudroyant, aussi bien grâce à son génie qu'en raison de son culot. Ainsi, lorsqu'on lui propose de collaborer à une oeuvre illustrée par Robert Seymour, alors bien plus connu que lui, il obtient que ce soit sa vision et non celle du dessinateur qui prime. L'oeuvre en question deviendra Les Papiers posthumes du Pickwick Club. Il y aura ensuite de nombreux romans que l'auteur se chargera de faire publier de la façon la plus rentable pour lui, quitte à se brouiller avec ses éditeurs.
Bourreau de travail, Dickens tient à publier un récit de Noël chaque année. Il lance son propre journal, publie Elizabeth Gaskell, se lie avec Wilkie Collins (en revanche, George Eliot refuse ses propositions). C'est un auteur très engagé dans la lutte contre la pauvreté. Les workhouses le dégoûtent. Sa popularité est telle que ses oeuvres inspirent les politiques. Il ne se gênera donc pas pour se servir de sa plume en faveur des plus faibles.
Avec le soutien de ses éditeurs, il entreprend un grand voyage aux Etats-Unis dont il reviendra très mitigé. L'esclavage le révolte, l'amour de l'argent des Yankees aussi. De plus, en l'absence d'une loi internationale sur les droits d'auteur, les éditeurs américains publient les textes de Dickens sans le rétribuer, ce qui constitue pour lui une perte financière considérable.

Catherine Hogarth par Maclise, ami de DickensMalgré son succès, les deuils se succèdent tout au long de sa vie et expliquent selon son biographe la tristesse qui se dégage des oeuvres de Dickens, même dans les situations comiques. Après avoir connu un premier échec amoureux, l'écrivain épouse Catherine Hogarth, dont il aura dix enfants. Cependant, il est très attaché à la soeur de son épouse, Mary, qui vient vivre avec eux et dont la mort brutale semble avoir été le plus grand drame de sa vie.

"Charles ôte alors de la main de Mary une bague qu’il glisse à son propre doigt où elle restera jusqu’à sa mort."

Georgiana, la cadette des soeurs Hogarth prendra la place de Mary et se montrera très proche de son beau-frère également, allant jusqu'à le soutenir lors de la rupture des époux Dickens, lorsque Charles rencontre le dernier amour de sa vie, Ellen Ternan, une jeune actrice.

S'il admire son oeuvre et fait avec brio des liens entre la vie de son sujet et son oeuvre, Jean-Pierre Ohl ne fait pas de Charles Dickens un saint. C'est un génie qui a inspiré jusqu'à Kafka, un homme soucieux de l'éducation des masses, qui abhorre la violence, mais dans l'intimité il est un père plutôt absent et un mari difficile. Avec ses amis, ses éditeurs et ses ennemis, il sait se montrer impitoyable et revanchard. La seule chose qu'il ne peut supporter est la vision d'une veuve ou d'un orphelin.

" Lorsque Macrone meurt subitement, il consacre de longues semaines de son temps précieux à composer un volume dont les ventes seront intégralement versées à la veuve de son ancien « ennemi ». "

La fin de sa vie, bien qu'il soit au sommet de sa gloire, que ses lectures publiques soient plébiscitées et qu'il double son patrimoine, est marquée par l'angoisse. Dès quarante ans il ressemble à un vieil homme. Le scandale provoqué par sa liaison avec Ellen Ternan le plonge dans la paranoïa. Cinq ans exactement avant sa mort, il est victime d'un accident de train terrible qui le marque profondément. Le Dickens dont les tenues bariolées attiraient les moqueries a bien changé.

La biographie ne prend pas fin avec la mort de Dickens, qui a trouvé le moyen de garder son oeuvre vivante pour l'éternité. En effet, il laisse derrière lui un roman inachevé, Le Mystère d'Edwin Drood, qui a rendu fou nombre de ses admirateurs, dont Jean-Pierre Ohl qui consacre un dernier chapitre à ce sujet.

Une lecture très agréable qui m'a donné envie de lire la biographie des soeurs Brontë par Jean-Pierre Ohl et de redonner sa chance à Dickens. Depuis ma lecture de cette biographie, j'ai débuté Bleak House. Affaire à suivre donc (1350 pages tout de même ! ).

L'avis de Karine.

Folio. 320 pages.
2011.

25 août 2013

Dix petits nègres - Agatha Christie

QUIZ_Connaissez-vous-les-dix-petits-negres_5831L'Île du Nègre vient d'être achetée par un mystérieux milliardaire, ce qui passionne les journaux et le public. Aussi, lorsque dix personnes reçoivent une invitation pour s'y rendre, en tant qu'invité ou comme futur employé, elles ne prêtent pas attention au fait que leur lettre est vague, et ne sont pas gênées de ne pas bien se souvenir de leur expéditeur.
C'est ainsi qu'un juge, un médecin, un aventurier, un général, un policier, une vieille fille, une gouvernante et un jeune inconscient se retrouvent prêts à embarquer pour la demeure de Mr et Mrs O'Nyme. Arrivés sur l'île, ils sont accueillis par les deux domestiques, Mr et Mrs Rogers. Les hôtes ayant été retenus, leurs invités prennent un premier dîner sans eux. Au cours de celui-ci, un disque contenant une mise en accusation de chacune des personnes présentes est retransmis. Tous les invités s'empressent de rejeter les accusations de meurtre pesant contre eux, mais dès la première soirée, l'un des convives meurt empoisonné.

J'ai découvert Dix petits nègres en seconde, et bien qu'il n'ait pas été mon premier roman d'Agatha Christie, j'en gardais un souvenir très fort. Je me souvenais à peu près correctement de la fin, mais j'ai voulu le relire afin de le savourer sous un nouveau jour (et puis, il fallait bien que je vous parle un peu de Dame Agatha un de ces jours).
Nous avons donc ici un huis-clos de plus en plus oppressant au fur et à mesure que les personnages sont assassinés. Ce qui est intéressant est l'analyse psychologique à laquelle Agatha Christie se livre dans ce roman. Elle joue avec les nerfs de son lecteur (je n'avais pas grand chose à envier à Vera côté trouille), mais surtout avec ses personnages, de plus en plus terrorisés et suspicieux à mesure qu'ils réalisent qu'ils ne quitteront pas cette île vivants. Eux-mêmes jouent très bien leur rôle de pantins dans cette cour de justice spéciale. D'abord près à jurer leur innocence, ils finissent par avouer leurs crimes, et c'est bien la culpabilité qui porte le coup final de la comptine des Dix petits nègres. La seule chose sur laquelle ils demeurent imperturbables est le thé de cinq heures, rituel auquel il n'est pas question de renoncer ! C'est aussi ce qui fait de cette histoire un roman très anglais avec lequel on prend un grand plaisir à frissonner.
L'auteur adopte divers procédés afin de faire monter la sauce. L'histoire avance très vite d'une part, puis toutes les recherches ne donnent rien créant ainsi un climat de suspicion ne laissant aucun repos. Enfin, elle introduit les pensées de ses personnages, dont celles du meurtrier, à plusieurs reprises afin d'augmenter la tension. Aucun coupable ne se dessine clairement, chaque suspect étant éliminé dès que les autres commencent à le soupçonner.

Attention Spoilers !

Je ne me souvenais plus comment Agatha Christie s'y prenait pour que la morale soit sauve. Une personne s'auto-proclamant Juge Suprême autorisée à châtier les coupables que la justice n'a pu attraper n'a rien d'admirable. Elle a donc créé un personnage un brin sadique et psychopathe, condamné à mort par Dame Nature, pour justifier les dix meurtres. Le complice semble franchement niais, mais après tout chacun des personnages représente une couche bien précise de la société, donc pourquoi pas.

Fin des spoilers

Un roman mené d'une main de maître !

L'avis de Karine.

1930181881   logo-challenge-littc3a9rature-culture-du-commonwealth

5 juin 2020

Entre les actes -Virginia Woolf

entre les actes " Quel dommage que celui qui avait fait construire Pointz Hall eût planté la maison dans un creux, alors qu’au-delà du jardin d’agrément et du potager il y avait une éminence. La nature avait préparé un emplacement pour une maison ; l’homme l’avait construite dans un creux. "

Pointz Hall, la maison des Olivier s'apprête à accueillir la représentation donnée chaque année afin de récolter des fonds pour la paroisse. Isa, la belle-fille du vieux Barth, rêve d'un gentleman-farmer qu'elle a rencontré deux fois et s'agace lorsqu'elle pense à Giles, son mari, tout en s'émerveillant qu'il soit le père de ses enfants. Miss Swithin, la grand-tante, évolue en pensant au temps où la Manche n'existait pas. La voluptueuse Mrs Manresa arrive accompagnée d'un inconnu, William Dodge, qui intrigue les femmes et agace Giles.
Une fois les spectateurs rassemblés, les acteurs commencent à rejouer l'histoire de l'Angleterre d'après une mise en scène de Miss La Trobe. En fond, les animaux émettent des bruits et le gramophone donne la mesure du temps.

Entre les actes était le dernier roman de Virginia Woolf qu'il me restait à lire. Je l'avais commencé il y a une dizaine d'années et n'avais pas réussi à en dépasser la moitié. Si je vous dis qu'à la même époque j'ai lu sans plaisir particulier Des souris et des hommes et L'Ecume des jours, vous comprendrez que le problème ne venait pas des livres.
Dernière découverte d'un roman de Woolf pour moi, il s'agit aussi du dernier roman de l'auteur et d'un nouvel essai d'expérimentation formelle après le délicieux mais tranquille Flush et Les Années qui renouait avec une forme assez traditionnelle. Ecrit alors que Virginia Woolf est angoissée par le début de la Deuxième Guerre mondiale, il n'a pas bénéficié de nombreuses modifications.

L'action se déroule sur un laps de temps très court, à peine une journée. Cependant, c'est assez pour que d'inombrables pensées s'entrechoquent, pour que des histoires soient mal racontées ou mal reçues et pour que l'on vive en si peu de temps un condensé de toute une existence ou presque.

« Nous-mêmes… » Ils reviennent au programme. Que peut-elle savoir de nous-mêmes ? Les Élisabéthains, bien ; les Victoriens, peut-être ; mais nous-mêmes, assis ici un soir de juin, en 1939, c’est ridicule. « Moi-même » – c’est impossible. D’autres personnes, peut-être : Cobbet de Cobbs Corner, le commandant, le vieux Barthélémy, Mme Swithin – eux, peut-être. Mais moi – non, elle ne peut pas me prendre sur le vif.

Réécriture de l'histoire du théâtre anglais, Entre les actes est également une mise en abîme avec un spectacle dans le spectacle. Où la pièce se joue-t-elle réellement ? Sur scène ou sous les yeux du lecteur ? En ce qui me concerne, si j'apprécie la poésie des romans de Woolf, je n'ai pas la culture théâtrale nécessaire pour apprécier la parodie des scènes écrites par Miss La Trobe dans Entre les actes. J'ai été aussi décevante que le pasteur en cherchant en vain ce que Miss La Trobe avait voulu dire. Cette dernière serait-elle, dans une certaine mesure, une incarnation de Virginia Woolf, qui n'était jamais satisfaite de ses oeuvres ?
En revanche, j'ai tenu avec délectation mon rôle de spectatrice des spectateurs, ces êtres humains imparfaits et multiples qui ne supportent pas de se voir au dépourvu. 

Ce très court roman ne sera pas mon favori de Virginia Woolf, mais il n'en est pas moins un texte beau et intriguant, sans doute indispensable pour tous les adeptes de l'auteur.

Le brillant avis de Lili.

Le Livre de Poche. 188 pages.
Traduit par Charles Ceste.
1941 pour l'édition originale.

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30 juillet 2019

La Bête humaine - Emile Zola

beteAprès avoir découvert l'ancienne liaison de sa femme et du bienfaiteur de celle-ci, Roubaud, sous-chef de gare au Havre, décide d'assassiner l'amant lors d'un trajet de train entre Paris et Rouen. Le hasard fait que Jacques Lantier, fils de Gervaise Macquart est témoin du meurtre.

Ce titre de la série des Rougon-Macquart était l'un de ceux que j'étais le plus impatiente de découvrir. On me l'avait présenté comme un roman palpitant avec une dimension policière et je n'ai pas été déçue. En effet, tout en gardant son style habituel, Zola joue ici dans un registre que je ne lui connaissais pas.
Bien entendu, il n'est pas question de résoudre une énigme, mais de montrer en quoi le meurtre d'un notable et l'enquête qui l'entoure sont révélateurs du climat politique et de la noirceur humaine. Pour la Justice, il s'agit avant tout de choisir le coupable qu'elle préfère. La priorité est avant tout d'enterrer tout ce qui pourrait salir les personnages respectables, même face à des preuves incontestables.

"Puis, mon Dieu ! la justice, quelle illusion dernière ! Vouloir être juste, n’était-ce pas un leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles ? Il valait mieux être sage, étayer d’un coup d’épaule cette société finissante qui menaçait ruine."

Si l'on cherchait encore la preuve que Zola n'est que cynisme face à ses personnages et à l'Empire, la voilà. 

J'ai savouré avec un plaisir coupable ces commérages entre les habitantes de la gare. Cela m'a rappelé ma lecture de Pot-Bouille qui m'avait enchantée l'an dernier.
Mais, ce qui m'a le plus emportée dans ce livre, c'est la façon dont Zola fait vivre la ligne de chemin de fer entre Paris et Le Havre. Nous le suivons le long des boucles de la Seine. Nous nous mettons à admirer, à aimer les locomotives de Jacques et de Pecqueux comme si elle était réellement humaine. Rien ne les rend plus impressionnantes que leurs colères puis leur agonie dans des scènes que je préfère vous laisser découvrir. J'ai terminé ce roman à bout de souffle tant la dernière scène est éprouvante.

On pourrait reprocher à Zola de faire sans demi-mesure, comme souvent. Aucun personnage n'est épargné et l'on a affaire à une concentration de meurtriers impressionnante et surtout peu crédible. Pourtant, il y a dans ce livre des pages d'une puissance rare qui m'amènent à le ranger parmi mes favoris dans l'oeuvre de l'auteur.

Le billet de Karine.

Folio. 504 pages.
1890 pour l'édition originale.

14 avril 2020

Les Raisins de la colère - John Steinbeck

steinbeck" Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours. "

Dans les années 1930, la Grande Dépression touche durement les Etats-Unis, provoquant un chômage massif et le surendettement de nombreux Américains. Dans les plaines du sud, la surexploitation des terres agricoles et les intempéries vont provoquer des tempêtes de poussière détruisant les récoltes. Ruinés, les fermiers n'auront d'autre choix que de laisser leurs propriétés et leurs biens pour une bouchée de pain et de prendre la route vers l'Ouest, dans l'espoir de trouver du travail.
Les Joad sont l'une de ces familles. Originaires de l'Oklahoma, ils vont suivre la route 66 menant jusqu'en Californie afin de trouver la terre promise par les prospectus, qui décrivent du travail en abondance et des salaires confortables.

J'ai lu Des Souris et des hommes il y a une dizaine d'années, mais ce livre ne m'a pas laissé un souvenir impérissable. L'écriture de Steinbeck ne m'avait pas spécialement marquée non plus. Autant dire que je ne m'attendais pas à me prendre la claque que constitue ce livre. Dès le premier chapitre, qui décrit une tempête de poussière dévastant tout sous les yeux des hommes impuissants, l'auteur démontre une qualité d'écriture exceptionnelle. Il annonce que Les Raisins de la colère ne sera pas que l'histoire d'une famille, mais le chant de tous les démunis.

" - Où irons-nous ? demandaient les femmes.
  - Nous ne savons pas. Nous ne savons pas. "

De nombreux chapitres sont de simples bribes. Des garagistes arnaquant les migrants, les tracteurs labourant les champs, la serveuse d'un restaurant prenant deux enfants en pitié... John Steinbeck veut être le porte-parole de chacun des individus ayant eu le même destin que les Joad et décrire chaque rouage du système qui veut les exploiter jusqu'à leur dernier souffle.

Ayant lu ce livre juste après plusieurs ouvrages de Jack London, je n'ai pu qu'établir un parallèle entre les deux auteurs. Steinbeck, comme London, dénonce la situation misérable dans laquelle les grands industriels mettent volontairement des millions d'êtres humains. Ils laissent pourrir des tonnes et des tonnes de nourriture sous les yeux de gens mourrant de faim pour faire monter les prix. Ils pratiquent des salaires indécents qu'ils récupèrent en obligeant leurs travailleurs à leur acheter au prix fort des produits alimentaires de basse qualité. Ils pourchassent et accusent les contestataires d'être des "rouges", une condamnation à mort dans ce contexte.

" Et tout l’amour qu’ils portaient en eux se desséchait au contact de l’argent ; toute leur ardeur, toute leur violence se désagrégeaient et se perdaient en de sordides questions d’intérêts jusqu’au moment où, de fermiers qu’ils avaient été, ils devinrent de minables marchands de produits de la terre, des petits commerçants acculés à l’obligation de vendre leur marchandise avant de l’avoir fabriquée. Et les fermiers qui n’étaient pas bons commerçants perdirent leur terre au profit de ceux qui l’étaient. "

Incapables de rivaliser, les petits fermiers, ceux qui aiment encore la terre et qui se soucient des hommes, doivent se rallier à la cause des plus gros pour ne pas être engloutis par eux.

J'ai dit que l'auteur n'écrivait pas que la vie d'une famille, mais nous suivons tout de même de très près les Joad, qui sont une immense force de ce roman. Ils forment une famille attachante et soudée à laquelle se rajoute l'ancien pasteur Casy. Tom, le second des fils, sort à peine de prison pour meurtre lorsque commence le roman. Il y a aussi les grands-parents, Pa et Man, Noah, Al, Rose de Saron et les petits derniers, Winfield et Ruthie. Ils observent, impuissants, leur transformation en humains de seconde zone, dénutris et sales, incapables de penser à l'avenir. Partout on les chasse, les shérifs adjoints les harcèlent.
Cependant, là où Jack London est plutôt pessimiste, chez Steinbeck on trouve toujours une raison d'espérer, une envie de se battre. Particulièrement chez les femmes. Man est un personnage d'une force exceptionnelle. Elle pressent que sa famille ne doit pas se disperser car leur famille est tout ce qu'il leur reste. Sur la route, les liens que les Joad vont tisser seront leur salut. A de nombreuses reprises, les migrants vont faire preuve entre eux d'une solidarité incroyable. Ils ne se jugent pas, comme lorsque l'oncle John annonce qu'il doit dilapider ses derniers dollars (une fortune) pour se saouler. La dernière scène du livre est à la fois choquante et la meilleure preuve de la détermination des Joad à ne pas se laisser détruire.

Un chef d'oeuvre.

L'avis de Patrice et un billet passionnant sur le sujet de Dominique.

Folio. 639 pages.
Traduit par Marcel Duhamel et M.-E. Coindreau.
1939 pour l'édition originale.

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23 avril 2020

Le Peuple d'en bas - Jack London

peupleLa civilisation est-elle synonyme de progrès ?

En 1902, lorsque Jack London arrive à Londres, l'Empire britannique est l'une des premières puissances mondiales. Pourtant, des millions d'Anglais se trouvent au bord de l'Abîme quand ils n'y sont pas déjà complètement engloutis. Beaucoup de ces oubliés de la société vivent dans l'East End, un quartier de la capitale britannique réputé pour sa saleté, sa pauvreté et sa criminalité élevée.
En se glissant dans la peau d'un marin américain, Jack London va se mêler aux habitants de l'East End, écouter leurs histoires, partager certaines de leurs misères.
Il va prendre des notes, des photos et s'en servir pour dénoncer ce que le capitalisme fait aux hommes.

Dans un premier temps, nous déambulons dans les rues de l'East End. Certaines rues sont occupées par des familles ayant la possibilité de vivre dans une maison entière. Avoir une employée de maison désagréable est un luxe. Rapidement, nous réalisons que non seulement ces classes populaires encore capables de vivre décemment sont peu nombreuses, mais qu'elles sont de plus vouées à disparaître. La pression immobilière, l'industrialisation, l'exode rural ont pour conséquence de rendre les ouvriers de plus en plus pauvres, génération après génération. La moindre maladie et le moindre accident accélèrent encore plus ce phénomène.

Ainsi, ce sont des millions de personnes en Angleterre qui vivent entassés, souvent dans une seule pièce au loyer exhorbitant. On y crève de faim, la vermine ronge les corps, et parfois on y côtoit les cadavres des enfants décédés, le temps de réunir l'argent pour financer leur enterrement.
Beaucoup n'ont même pas de toit au-dessus de leur tête, et déambulent toutes les nuits dans Londres, harcelés par les policiers qui les réveillent dès qu'ils s'endorment sur le pavé ou le pas d'une porte. On n'a pas le droit de dormir la nuit quand on est pauvre, il faut attendre le jour. A l'ouverture des parcs, les gens se précipitent sur les bancs pour obtenir un peu de repos.

Le regard sur ces pauvres gens est au mieux indifférent, au pire méprisant. Jack London, afin d'enquêter le plus efficacement possible revêt les vêtements de ces habitants de l'East End. Il réalise immédiatement combien ce simple changement d'habits modifie le comportement de tous ceux qu'il côtoie. Les policiers ne s'inquiètent plus de le voir traverser la rue sain et sauf.

" Je fus frappé par le fait que ma vie avait diminué de prix en proportion directe avec la modicité de mes vêtements. Avant, quand je demandais mon chemin à un policeman, il ne manquait pas de s’enquérir du moyen de transport que j’avais en vue : omnibus ou cab ? Maintenant, cette question se résumait à : « À pied ou en omnibus ? » Aux gares de chemin de fer, on me tendait automatiquement un ticket de troisième classe sans me laisser seulement le temps de formuler mes intentions. "

Pourtant, il s'aperçoit que ses vêtement miteux restent meilleurs que ceux des pauvres qu'il rencontre. Et puis surtout, il a toujours une pièce cousue dans ses vêtements en cas d'urgence, et l'assurance d'un bon bain et d'un lit où se reposer après une nuit d'errance.

Dorset Street, 1902. Photo de Jack LondonLes préjugés et les quelques aides permettent aux classes dirigeantes de dormir sur leurs deux oreilles. Malgré la lutte quotidienne que mènent nombre de ces déchus, on les traite de fainéants, on ne comprend pas pourquoi ils ne se montrent pas économes et on déplore la violence et l'alcoolisme de ces abrutis d'ouvriers. L'Armée du Salut et les asiles sont des lieux où l'on vous fait la morale, où il faut trimer dur et être reconnaissant pour la pitance infâme qu'on vous accorde. La Justice non plus n'est pas tendre pour ces incapables qui ne parviennent pas à se suicider correctement.

Entre eux, les habitants de l'East End sont souvent sympathiques, mais le racisme est très présent envers les populations émigrées qui viennent renforcer le nombre des aspirants au travail, faisant fatalement baisser le montant des salaires.

" Dans une civilisation aussi matérialiste, fondée non pas sur l’individu mais sur la propriété, il est inévitable que cette dernière soit mieux défendue que la personne humaine, et que les crimes contre la propriété soient stigmatisés de façon plus exemplaire que ceux commis contre l’homme. Si un mari bat sa femme, s’il lui arrive de lui casser quelques côtes, tout cela n’est que du très banal, comparé au fait de dormir à la belle étoile parce qu’on n’a pas assez d’argent pour entrer à l’asile. Le gosse qui vole quelques poires à une très florissante compagnie de chemins de fer constitue une bien plus grande menace contre la société que la jeune brute qui, sans aucune raison, se livre à des voies de fait contre un vieillard de plus de soixante-dix ans. La jeune fille qui s’installe chez une logeuse en prétendant qu’elle a du travail commet une faute si grave que, si on ne la punit pas sévèrement, elle et toutes celles de son espèce pourraient jeter par terre les fondements de cette fabrique de propriétés qu’est devenue notre société. Par contre, si elle se promène dans un but peu avouable sur Piccadilly ou sur le Strand passé minuit, la police fermera les yeux, et elle n’aura aucune difficulté à payer son loyer. "

Pour Jack London, l'explication à toute cette misère est simple. Elle découle d'une mauvaise répartition des ressources entre les élites oisives exploitant les classes travailleuses jusqu'à ce que mort s'ensuive et le gros des troupes, qui nourrit, vêtit et sert tout en vivant dans le dénuement le plus total.

" On dirait que quarante millions de gens s’occupent d’une très grande maison, mais sans savoir comment. Le revenu est bon, certes, mais la gestion de l’affaire est aberrante. Qui donc oserait prétendre que cette grande maison n’est pas criminellement gérée, alors que cinq hommes produisent le pain de mille autres, et que des millions n’ont même pas de quoi manger ? "

Il ne dit pas que les ouvriers sont nécessairement des gens merveilleux, ni qu'ils travaillent tous d'arrache-pied. Cependant, il remarque que l'écrasante majorité d'entre eux ne demandent rien de plus que de l'ouvrage, de quoi subvenir à leurs besoins primaires et un peu de contact humain.

Une enquête édifiante et malheureusement toujours d'actualité si l'on change de lieu ou de population. La modernité de l'oeuvre de Jack London n'a pas fini de me surprendre.

Une lecture commune organisée par Claudialucia.

Libretto. 252 pages.
Traduit par François Postif.
1903 pour l'édition originale.

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1 mars 2020

L'Inondation - Evgueni Zamiatine

inondationSofia et Trofim Ivanytch sont mariés depuis treize ans, mais ce mariage d'amour bat de l'aile car ils n'arrivent pas à avoir d'enfants. Lorsque Sofia décide de recueillir Ganka, une adolescente orpheline, son mari est ravi. Au bout de quelques années cependant, Sofia découvre que sa protégée et son mari ont une liaison.
Alors que la Neva monte, l'épouse doit continuer à vivre auprès du nouveau couple qui ne se dissimule plus à ses yeux.

Evgueni Zamiatine était un illustre inconnu pour moi avant que je ne m'intéresse à la littérature russe. Révolutionnaire puis opposant au régime soviétique, il est connu pour Nous autres qui aurait inspiré Orwell. Il a aussi écrit des oeuvres plus intimistes (bien qu'il y ait de discrètes allusions au régime soviétique dans la nouvelle que je vous présente).
L'Inondation
est une très brève nouvelle, mais elle plaira sans aucun doute aux amateurs de belles écritures et de Dostoïevski. En effet, ce texte semble presque être une réécriture de Crime et Châtiment.
Il se concentre sur le personnage de Sofia, qui se retrouve à vivre dans un huis-clos insupportable.

"Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un bocal renversé où avait échoué, on ne sait comment, une mouche. Il n'y avait aucune issue, mais cela n'empêchait pas la mouche de ramper en tous sens du matin au soir. Le soleil dardait sur le bocal une chaleur indifférente, sourde, lente, la même qui pesait sur toute l'île de Vassilevski. Ce qui n'empêchait pas Sofia de sortir, de s'affairer du matin au soir. Pendant la journée, de gros nuages de pluie s'amassaient fréquemment, se faisaient menaçants ; le ciel au-dessus était comme une vitre verte pouvant céder à tout instant, faisant éclater et déferler l'averse. Mais les nuages se dispersaient sans un son ; la nuit, la vitre se faisait plus épaisse, plus impénétrable, plus étouffante. Nul ne les entendait, qui respiraient chacun à leur façon : l'une, la tête enfoncée sous l'oreiller pour ne rien entendre, et les deux autres, entre leurs dents serrées, du halètement avide et brûlant d'un gicleur de chaudière."

Trompée par son mari sous son propre toit, ce dernier continue à la considérer comme sa domestique. C'est elle qui lui prépare le lit depuis lequel il rejoint sa maîtresse chaque nuit. C'est elle qui continue à lui prodiguer de bons soins, comme une bonne épouse. C'est encore elle qui passe ses journées avec l'insolente et cruelle Ganka, qui ricane face à la douleur de Sofia. Alors que le trio doit se réfugier chez les voisins suite à la crue de la Neva et que Trofim Ivanytch est contraint de partager la couche de son épouse, celle-ci reprend un peu de vigueur. Mais la situation ne dure pas et le curieux trio doit regagner son appartement.

Je ne veux pas trop vous en dire, mais Zamiatine manie l'art de la nouvelle à la perfection. Son écriture est fine et mêle magnifiquement les tourments de la nature à ceux de l'âme humaine.

Une découverte faite à l'occasion du Mois de l'Europe de l'Est d'Eva, Patrice et Goran.

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Sillage. 60 pages.

Traduit par Marion Roman.
1929 pour l'édition originale.

22 décembre 2017

Le Palais de glace - Tarjei Vesaas

510+9QMqRrL"La pièce pleurait. A cause de quoi pleurait-elle ?"

Tarjei Vesaas est apparemment un auteur norvégien de premier plan (j'avoue que je n'en avais jamais entendu parler). C'est grâce à Margotte que j'ai découvert ce roman acheté en raison de sa superbe couverture il y a quelques mois.

Unn est nouvelle dans le village. Elle vit chez sa tante depuis la mort de sa mère et refuse de se mêler aux autres enfants à l'école. Siss, la plus populaire de sa classe, est intriguée par cette nouvelle élève et compte bien devenir son amie. Lorsqu'Unn invite Siss à la rejoindre chez elle un soir, rien ne semble pouvoir détruire l'amitié qui se tisse entre les deux fillettes.
Mais le lendemain, Unn disparaît, avalée par le palais de glace.

Voilà une lecture que j'ai appréciée dans l'ensemble mais qui m'a déstabilisée.
J'ai attendu un rebondissement tout au long de ma lecture, persuadée que l'attitude d'Unn avait une explication qui méritait d'être révélée. Je suis tellement habituée à retrouver cette ambiance scandinave dans les romans policiers que j'ai eu du mal à apprécier autant que je l'aurais voulu cette histoire sans éclat dans le scénario (même s'il y en a dans l'écriture).
J'ai aussi cherché une signification à l'attitude de la tante d'Unn, du surnaturel, des êtres magiques, mais rien de tout cela.
Le Palais de glace est un roman sur le deuil et la force des choses. Les descriptions  sont envoûtantes, la nature est omniprésente, à la fois majestueuse et effrayante. La petite Siss n'est pas terrifiée sans raison par la nuit et toute personne ayant mis les pieds dans des régions enneigées a ressenti cette fascination répulsion que provoque le bruit de la glace qui se brise.

"Un craquement dans la glace, quelque part. Des écoulements continus sur les étendues gelées, qui semblaient disparaître ensuite dans un trou. La glace qui s'épaississait jouait à creuser des failles sur des distances infinies. Siss bondit en entendant ce fracas."

Quant au fameux palais de glace, c'est le personnage principal de cette histoire. Il attire les hommes, les engloutit. Tous savent ce qu'il a fait mais ils ne peuvent que s'incliner. Il symbolise la toute puissance, la vie, la mort et le passage des saisons. Le retour de la joie après la perte.

Je n'ai pas tout compris mais je reconnais que c'était beau. Une lecture idéale en cette saison. 

Les autres participantes à la lecture commune : Margotte, Anne, Marilyne. Nathalie a lu un autre roman de cet auteur.

Babel. 218 pages.
Traduit par Jean-Baptiste Coursaud.
1963 pour l'édition originale.

LC-Challenge nordique

19 août 2017

Intérieur nuit - Marisha Pessl

intérieur-nuitMarisha Pessl aura eu besoin de sept ans pour publier un second roman après une entrée remarquable dans le monde littéraire avec La Physique des catastrophes. Cette fois, elle nous embarque dans le monde de l'épouvante.

Scott McGrath, journaliste reconnu, auteur de plusieurs livres reportages salués, voit sa carrière brisée le jour où il sous-entend lors d'une émission que Stanislas Cordova, réalisateur de films d'horreur culte, serait l'auteur d'actes ignobles envers les enfants. Contraint de reconnaître qu'il a inventé son témoin et d'indémniser le réalisateur qui n'a pas été aperçu publiquement depuis plusieurs décennies, McGrath voit également sa femme le quitter pour un autre et emporter leur enfant.
Lorsqu'Ashley Cordova, la fille du cinéaste, est retrouvée morte après s'être jetée dans une cage d'escalier sur un chantier, le journaliste décide de reprendre son enquête pour comprendre ce qui lui est arrivé.

J'avais eu un énorme coup de coeur pour le premier roman de Marisha Pessl. Retrouver un autre de ses pavés à la forme originale et au sujet passionnant a été un vrai bonheur,  même si j'ai moins aimé ce livre que le précédent.
Comme je le disais à Maggie récemment, La Physique des catastrophes était un roman au scénario pour le moins tordu. Je n'en attendais donc pas moins d'Intérieur Nuit. Mais ce dernier propose une histoire un peu trop tirée par les cheveux, que le mystère entourant Cordova ne peut entièrement justifier sans tomber dans la facilité.
J'ai également trouvé quelques longueurs dans ce livre. Marisha Pessl nous livre une enquête journalistique dont certaines parties m'ont paru interminables, notamment au début. Quant au personnage du journaliste divorcé et déchu qui reprend le travail qui l'a fait sombrer, ce n'est pas l'invention la plus originale de Marisha Pessl.

31lRh4fQhqLOutre ces quelques reproches qui font que ce livre n'est pas un coup de coeur, je ne peux que vous recommander ce roman. Si Scott McGrath n'est pas un personnage très fouillé, Marisha Pessl a en revanche entrepris un travail titanesque pour créer l'univers cordoviste. Stanislas Cordova n'est pas un simple réalisateur à grand succès. Ses films sont tellement terrifiants qu'ils ne sont plus distribués sur le circuit habituel. Seuls les initiés parviennent à visionner ses oeuvres en se retrouvant dans des lieux insolites telles les catacombes de Paris après avoir suivi un itinéraire digne d'une chasse au trésor. Les copies pirates des films sont rares et s'arrachent à des prix exorbitants. Cordova lui-même est inaccessible. Personne ne l'a vu depuis des lustres en dehors de ses quelques proches et des acteurs de ses films qui refusent de s'exprimer à son sujet. Certains se demandent même s'il existe réellement. Ce mystère autour de Cordova et son univers horrifique ont créé sa légende noire, celle qui hante chaque page d'Intérieur nuit.
Qu'est-il réellement arrivé à Ashley Cordova ? A mesure qu'avance l'enquête, on pourrait penser que la vérité n'est plus très loin. Cependant, Marisha Pessl a travaillé dur pour que l'on ne puisse rien prendre pour acquis. Tous les personnages ont un lien particulier avec Cordova, certains en sont même des spécialistes. Aucun témoignage n'est objectif et tous pourraient être là pour faire échouer McGrath une seconde fois. Le journaliste lui-même n'est pas toujours clair, ce qui donne un passage où l'on est complètement à bout de souffle, immergé dans les décors des films de Cordova sans plus savoir où se situe la frontière entre fiction et réalité.
De plus, quand on a déjà lu Pessl, on sait qu'il y a deux histoires. Jouer avec la fiction est un art auquel elle excelle, et elle s'en donne à coeur joie avec toutes sortes de fac-similés disséminés tout au long du livre. Ma culture cinématographique a beau être mince, j'ai détecté un certain nombre d'éléments se rapportant à des réalisateurs ou à des acteurs ayant réellement existé, ancrant l'univers cordoviste dans l'histoire du cinéma. Tout se tient, même le plus invraisemblable. Et le pire est sans doute qu'on a envie que le fantasme soit la réalité, qui forcément va se révéler décevante.

Une réussite et une deuxième lecture pour le challenge Pavé de l'été de Brize.

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L'avis de Maggie.

Gallimard. 717 pages.
Traduit par Clément Baude.
2014 pour l'édition originale.

25 septembre 2009

Ethan Frome ; Edith Wharton & Ethan Brand ; Nathaniel Hawthorne

34869442_p_1_Gallimard ; 201 pages.
Traduit par Pierre Leyris.
1911
.

Lorsque j'ai acheté Ethan Frome cet été, après avoir découvert de façon plus approfondie Edith Wharton par le biais de L'écueil et d'Eté, ma curiosité était d'autant plus piquée que ce livre de la romancière américaine semble s'inspirer d'un texte très court de Nathaniel Hawthorne, Ethan Brand. Ma récente lecture de La Maison aux sept pignons m'ayant donné envie de me replonger un peu dans la littérature américaine et plus particulièrement dans celle d'Hawthorne, j'en ai profité pour prendre connaissance des deux textes. Il ne s'agit pas du tout de comparer les deux textes, j'en suis bien incapable, mais ces deux lectures sont liées au moins dans mon esprit, donc je les regroupe dans un seul billet.

Notre narrateur est coincé pour une grande partie de l'hiver à Starkfield, un village du Massachussetts. Là-bas vit un étrange personnage, Ethan Frome. Il a une cinquantaine d'années mais en paraît trente de plus. Sa vie est misérable et sa mine basse.
Il porte toute la culpabilité du monde sur ses épaules depuis vingt-quatre ans, lorsqu'un "écrasement" l'a laissé boîteux. Il était alors un jeune homme volontaire, mais mal marié à l'acariâtre et hypocondriaque Zenobia. Dans son malheur était tout de même arrivée une bulle de fraîcheur, la cousine de Zenobia, Mattie. Recueillie par sa parente après le décès de son père, la jeune fille ne tarde pas à faire succomber Ethan.

Je crois que j'ai rarement lu un texte aussi sombre. Sachez qu'en ouvrant Ethan Frome, vous vous embarquez dans un hiver sans fin. Il symbolise les malheurs des personnages, l'isolement dans lequel ils se trouvent, et l'absence de toute issue. Ethan et Mattie sont des êtres naturellement gais, et leurs rires résonnent dans ce livre, mais le contexte dramatique qui les entoure est tel que l'on se sent oppressé en permanence.
Les trois personnages qui habitent la petite ferme des Frome sont emprisonnés, chacun à leur manière, par les autres. Ethan tout d'abord, s'est laissé marier à une femme qui ne sait que se plaindre, et avec laquelle il n'a jamais rien pu partager. La quitter est impossible pourtant, il a trop de conscience pour cela, et ses conditions matérielles ne le permettent pas. Mattie est une jeune fille sans ressources, fragile, maladroite, et qui aurait été condamnée à mort sans le "secours" de sa cousine. Quant à Zenobia, son personnage est peut-être le plus intrigant. Bien entendu, son opposition à l'amour unissant Ethan à Mattie s'explique par le fait qu'être la femme délaissée n'est pas un sort enviable, surtout au début du XXe siècle. Je lui donnerais presque un coeur lorsqu'elle fond en larmes devant son plat de mariage brisé. Mais elle est certainement davantage terrorisée à l'idée de ne plus avoir un petit chien auquel elle peut parler de ses délires d'hypocondriaque, que véritablement attachée à son mari. Tout le livre tourne autour de ce trio, avec seulement quelques incursions dans la vie du village de Starkfield.
Le dénuement du texte est d'ailleurs voulu par Edith Wharton, qui l'indique dans sa préface. Ses personnages sont tout en retenue, il n'y a pas d'étalage de grands sentiments, la misère s'impose d'elle même, et c'est sans doute ce qui rend ce texte si attachant. L'écriture de Wharton nous offre quelques pâles soleils d'hiver, beaucoup de neige et de mélancolie. C'est un très beau texte.

Si vous voulez vous remonter le moral, allez lire le fabuleux billet de la regrettée Renarde  (encore des malheurs) sur ce livre. Alice aussi a lu ce livre.


J'ai donc, suite à ma lecture d'Ethan Frome, découvert Ethan Brand, un texte contenu dans le recueil Contes et récits de Nathaniel Hawthorne (que j'avais déjà commencé à lire l'année dernière et que9782742769308_1_ je recommande). 

Ce n'est pas la neige et le froid qui dominent dans ce texte, mais au contraire le feu et la lumière éblouissante qu'il dégage.

Un chaufournier et son fils s'apprêtent à passer la nuit près du four dont ils ont la garde lorsqu'un rire retentit, celui d'un homme "qui ne rit pas comme un homme qui est content." Lorsque l'inconnu se montre, c'est Ethan Brand, l'ancien chaufournier qui apparaît. Il était parti à la recherche du Péché sans Pardon.

On ne saura jamais avec exactitude ce qu'a fait Ethan Brand, mais ce texte se concentre, comme d'habitude semble t-il avec Hawthorne, sur la culpabilité des personnages. Le texte est très court (une vingtaine de pages), mais la plume d'Hawthorne est puissante et efficace, et l'on en ressort sonné.

Je n'irai pas au-delà de ces quelques mots, ce qui est indigne, parce qu'Ethan Brand mériterait davantage d'attention. J'espère que la curiosité vous amènera quand même à le lire.

5 janvier 2013

Cent ans - Herbjørg Wassmo

1373693Ma première lecture de 2013 m'a entraînée dans le nord de la Norvège, sur les traces des aïeules d'Herbjørg Wassmo.
En 1842, naît Sara Susanne, l'arrière-grand-mère. Après elle, trois autres générations de femmes, Elida, Hjørdis et enfin elle-même, dont Herbjørg Wassmo nous conte l'histoire de façon romancée. Elles se marient, font des enfants, se déplacent en bateau à travers les îles Lofoten ou marchent à travers les tourbières, et tentent chacune à leur façon de vivre.

J'ai énormément apprécié ce livre qui nous permet de voyager à travers des paysages qui me sont complètement inconnus. Nous sommes dans le nord de la Norvège, et les coutumes y sont très singulières. La vie est rude, le dialecte est différent de la langue parlée à Kristiania (la future Oslo), les enseignants sont itinérants et le destin des uns et des autres est tracé dès leur naissance. Lors de leur passage dans le Sud, Elida et les siens sont méprisés et humiliés par les gens à cause de ces différences qui les font passer pour des arriérés.
Pourtant, le Nord ne semble pas si immobile. En cent ans, nous voyons les moyens de communication se développer, ainsi que les moyens de transport. La révolution industrielle, les mouvements ouvriers et les deux guerres mondiales passent par là, surtout la deuxième, durant laquelle la petite Herbjørg voit le jour.
Malgré ces bouleversements, certaines choses semblent immuables pour ces femmes. Elles se marient, par nécessité ou par amour, et doivent ensuite faire face au peu d'opportunités qui leur sont proposées. Tout n'est pas complètement noir. Sara Susanne découvre le plaisir sexuel et finit par éprouver de l'amour (ou quelque chose qui s'en rapproche fortement) pour son époux, Elida se marie avec l'homme qu'elle a choisi tout comme le fera sa fille Hjørdis, mais cela ne sera pas sans conséquences. En l'absence de contraception, le mariage signifie surtout pour ces très jeunes femmes des grossesses à répétition. La maternité n'est pas toujours une évidence pour elles, et c'est une chose qui les fait culpabiliser. Sara Susanne paie très cher le fait de s'être avoué ne pas vouloir de l'un de ses enfants. Elida provoque l'incompréhension de son mari, de ses enfants et de bien d'autres personnes certainement, en choisissant de mettre ses enfants en nourrice pour s'occuper de son mari mourrant. 

"Dès mon enfance, cette histoire me révolte. Mais à un moment donné je commence à m'identifier à elle. Je ne peux m'imaginer qu'elle ait fait cela par méchanceté. Ma mère fait rarement allusion à la période où elle était en nourrice.
Plus tard, je pense qu'Elida a aussi d'autres raisons. Ou pire, je commence à douter de son noble motif qui est la maladie cardiaque de mon grand-père Fredrik. J'imagine qu'on peut facilement se lasser d'accouchements répétés et de soins continuels. Qu'accompagner jusqu'à l'hôpital à Oslo son mari malade n'est pas une punition en soi. C'est plutôt l'occasion de rencontrer d'autres gens que ceux de la famille, les métayers, les voisins, sur le quai et à la ferme. Voir autre chose que les saisons se relayer sur les rochers du bord de mer et sur des maisons éventées."

Les raisons de ce livre sont assez obscures. Dès le début, Herbjørg Wassmo annonce la part de fiction qu'il y a dans son oeuvre, et c'est ce qui rend sa lecture si fluide.
Là où elle reste peut-être trop pudique, et là où elle semble échouer, c'est lorsqu'elle indique vouloir laver sa honte à travers son écriture. Cette honte, nous le devinons, lui vient de son père. Elle l'appelle il ou lui, et ce n'est pas par hasard qu'elle se cherche du côté maternel et non du côté paternel en faisant des allers-retours dans le temps. Mais nous ne pouvons que deviner ce que cet homme lui a fait. Les passages la concernant directement sont des bribes de souvenirs, des dialogues de sourds entre elle et sa mère mourante, un dernier contact froid avec son père. Je n'espérais pas spécialement des révélations croustillantes en ouvrant ce livre, mais je trouve regrettable de terminer ce livre avec un léger goût d'inachevé de ce côté là. C'est comme si Herbjørg Wassmo avait écrit un tout autre livre que celui qu'elle pensait écrire.

Mais bon, malgré mes délires habituels, j'ai passé un très bon moment et découvert un auteur que je relirai.

10/18. 594 pages.
Traduit par Luce Hinsch.
2009 pour l'édition originale.



11 juillet 2012

Un bonbon anglais

9782290035467"A l'heure de sa vieillesse, Flora aurait beau oublier constamment le nom des gens, les évènements qui s'étaient produits une semaine plus tôt, les titres des livres, le côté éphémère de la vie, elle se rappellerait toujours aussi bien le quai de Dinard où, plantée sous la pluie battante, elle regardait les vedettes s'éloigner."

L'été dernier, j'ai passé un moment délicieux avec La Pelouse de camomille de cet auteur anglais qui a commencé à écrire à soixante-dix ans. Alors pour une fois, quand j'ai acheté ce livre, je l'ai immédiatement entamé, et le charme a de nouveau opéré.

Nous sommes en 1926 à Dinard, où de nombreuses familles anglaises viennent passer leurs vacances. Flora Trevelyan a dix ans, et elle promène les chiens des uns et des autres, vaguement surveillée par une gouvernante, jusqu'au jour où elle rencontre Cosmo, Hubert, Félix, Mabs, Tashie et Joyce. Bien que plus âgés, les adolescents sont séduits par les grands yeux de Flora et choqués par le comportement de ses parents. Obsédés l'un par l'autre, ces derniers ne voient en elle qu'une gêne, et s'en occupent le moins possible. Peu importe, Flora passera les meilleures vacances de sa vie, avant d'être envoyée pendant des années dans une pension où elle reste 1er janvier au 31 décembre, ses parents étant repartis en Inde où Denys Trevelyan travaille.
Elle retrouvera finalement ses amis des années plus tard, après avoir souvent rêvé des bras de Cosmo, Hubert et Félix.

Bon, pour être tout à fait honnête, je pense que La Pelouse de camomille est un livre largement supérieur à celui-ci, mais ça n'empêche pas de passer un bon moment.
Au niveau des thématiques abordées, Mary Wesley continue à créer des personnages féminins forts, qui se libérent des chaînes de leur condition en essayant d'exister autrement qu'à travers le mariage et la maternité. Flora est une enfant qui n'a pas été désirée, et que les gens se sont amusés à enfermer pendant des années loin des quelques personnes qui se soucient d'elle, à déguiser comme une poupée, ou à se refiler sans se soucier une seconde de son bien être. Elle saura en tirer le meilleur parti pour sa vie d'adulte.
L'auteur gratte aussi avec une impertinence rare le vernis autour des braves gens, appelant un chat un chat et se moquant des petits secrets des uns et des autres. Les parents de Flora sont probablement les pires parents de la terre, et les mensonges sur lesquels ce mariage d'amour repose finissent par être délicieux tellement on en vient à les détester.
Malgré cette ironie mordante présente tout au long du livre, on ressent une certaine nostalgie à sa lecture, qui s'explique sans doute par l'âge de son auteur. Une nouvelle fois, la jeunesse des personnages passe vite, et le prix de la liberté est fait de désillusions et de sacrifices. Les rêves d'une enfant de dix ans sont souvent décevants lorsqu'ils finissent par s'accomplir.

"Tandis qu'elle défaisait le lit de ses employeurs, elle se prit à regretter d'avoir revu Félix ; il l'avait dépouillée d'un rêve qui, bien que fâné, lui avait été doux."

 Theoma a aussi été conquise.

J'ai Lu. 539 pages.
Traduit par Michèle Albaret.
1990 pour l'édition originale.

 

20 mai 2012

"Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyant traverser leurs rues ! "

9782070383047FSJe termine ma pause zolienne de l'année (quoique, on ne sait jamais) avec La Conquête de Plassans. Après deux tomes à Paris, ce quatrième volet des Rougon-Macquart nous ramène dans le berceau de la famille, où nous avions laissé Adélaïde Fouque, désormais enfermée dans un asile, et quelques membres bien sympathiques de sa descendance.

L'abbé Faujas arrive un soir, en compagnie de sa mère, chez Marthe et François Mouret. Il est peu avenant et un mystère plane sur son passé, ce qui ne lui laisse pas présager un avenir brillant dans la petite ville de Plassans, où les rumeurs se répandent très vite. Pourtant, grâce à des appuis invisibles et à son intelligence, l'abbé Faujas va conquérir tour à tour la maison des Mouret, le clergé de Plassans, puis toute la ville.

Bien qu'il soit moins flamboyant que Le Ventre de Paris, je crois que j'ai préféré ce livre où toutes les mauvaises actions se font insidieusement et où les personnages semblent se livrer à un concours de celui qui aura le plus d'ambition et le moins de scrupules (encore plus que d'habitude).
Au début, la situation semble normale, et les personnages prêts à repousser les assauts des Faujas. François et Marthe ne sont pas franchement des gens pieux, et leur famille est solide. Parmi leurs enfants, Octave court les filles et Désirée n'aime que les animaux. Seul Serge semble corruptible. Puis, sans qu'on comprenne pourquoi, on se retrouve avec une Marthe complètement illuminée, qui s'auto-flagelle au sens propre du terme, un Mouret qu'on plaindrait presque (il ne faut pas trop pousser non plus), et un abbé Faujas transformé en sex-symbol. Enfin, pour ce dernier aspect, ça ne dure que le temps de la conquête, puisqu'il renoue rapidement avec ses habits troués, et sa haine du peigne. Après tout, avec un charisme comme le sien, pourquoi se gêner ?

"Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné. Du prêtre souple se dégageait une figure sombre, despotique, pliant toutes les volontés. Sa face redevenue terreuse avait des regards d'aigle ; ses grosses mains se levaient, pleines de menaces et de châtiments. La ville fut positivement terrifiée, en voyant le maître qu'elle s'était donné grandir ainsi démesurément, avec la défroque immonde, l'odeur forte, le poil roussi d'un diable. La peur sourde des femmes affermit encore son pouvoir. Il fut cruel pour ses pénitentes, et pas une n'osa le quitter : elles venaient à lui avec des frissons dont elles goûtaient la fièvre."

Evidemment, Zola critique ici férocement le clergé et les comportements excessifs de certains croyants. Le plus formidable dans cette histoire, c'est qu'il montre avec brio comment on peut en venir à adorer ceux qui nous méprisent le plus. Le club des groupies de Faujas est composé de femmes, alors qu'on a droit à ce qu'il pense du sexe féminin à plusieurs reprises et qui tient en quelques mots très flatteurs : "la tentation d'en bas, la lâcheté, la chute finale". Bref...
Autre menace qui plane tout au long du livre : la folie. La grand-mère est enfermée, et on se demande pendant un bon moment qui de Marthe ou de Mouret ira lui tenir compagnie en premier (en tant que cousins germains, ils descendent aussi directement d'elle l'un que l'autre).

Comme d'habitude avec Zola, on a droit à des scènes extraordinaires dans ce livre. Je vais essayer de ne pas en dire trop, mais l'incendie est un moment qui m'a scotchée, avec tous ces notables regardant périr des gens comme s'ils assistaient à un feu d'artifice. Nul doute qu'ils sont repartis à leurs affaires très rapidement. Et cette dernière phrase ! Je me souviens encore de la toute fin de La Faute de l'Abbé Mouret, grossière et provocatrice, mais on est encore au-delà (évidemment, je vous laisse la découvrir).

Et les Rougon ? Ben, les Rougon, ça va. On pourrait penser que Félicité serait embêtée du scandale provoqué par son allié et sa fille. Malheureusement, comme le dit Macquart, ils savent prévoir dix portes de sortie à chaque situation, ce qui leur assure de remporter à chaque fois la victoire, même si ça tue un ou deux membres de leur famille au passage.

Quand je pense que je remonte avec eux à Paris pour le prochain tome, ça promet !

D'autres avis chez Stéphie, Cuné (très intéressant, puisqu'il formule des critiques que je partage sur les notables de Plassans et sur le comportement de Marthe, bien qu'elles n'aient en ce qui me concerne pas altéré la forte impression que ce livre m'a faite), Kalistina et Cléanthe.

Folio. 466 pages.
1874 pour l'édition originale.

 

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