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24 octobre 2013

Femmes et filles - Elizabeth Gaskell

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Croyez-le ou non, il m'arrive parfois d'être superficielle. J'ai découvert Elizabeth Gaskell avec le somptueux Nord et sud* il y a sept ans, et j'ai immédiatement cherché un autre livre de cet auteur pour prolonger le plaisir. C'est ainsi que Femmes et filles a rejoint ma bibliothèque, et pourtant il m'aura fallu des années plus trois tentatives avant de le finir. Pourquoi ? Son poids. J'aime lire dans les transports, dans mon bain, couchée sur le dos, et c'est un vrai défi avec ce type de livre. Heureusement, avec la grisaille, j'ai eu envie de me plonger dans un roman victorien, avec un bon plaid et du thé à proximité, et cette fois je me suis jurée de lire ce délicieux pavé jusqu'au bout.

Molly Gibson est la fille d'un respectable médecin de campagne apprécié aussi bien par les paysans que par la noblesse locale, représentée par les Cumnor et les Hamley. Alors qu'elle grandit, son père, veuf, réalise que sa fille est l'objet des attentions de l'un de ses apprentis et décide de l'éloigner en l'envoyant à Hamley Hall, où le squire et son épouse s'entichent d'elle au point de la garder de longues semaines. Là-bas, elle fait la connaissance des deux fils de ses hôtes, l'élégant Osborne et le moins séduisant Roger, passionné de sciences naturelles.
Pendant ce temps, le Dr Gibson fait plus ample connaissance avec Mrs Kirkpatrick, une veuve, ancienne préceptrice des filles Cumnor, et lui demande de l'épouser. Molly rentre donc chez elle pour vivre avec sa nouvelle mère et Cynthia, la fille de cette dernière, revenue de France.

Évidemment, il va y avoir de l'amour, des rebondissements, des disputes, mais Femmes et filles n'est pas un roman passionnant uniquement pour ces raisons. Il ressemble beaucoup aux Confessions de Mr Harrison car il s'agit avant tout de la description d'un petit village où les commérages vont bon train, où l'on attend des heures pour voir apparaître une duchesse recouverte de diamants, où une jeune fille ne peut être vue en compagnie d'un jeune homme sans que cela fasse le tour des chaumières et où les femmes d'une même famille ont intérêt à s'entendre en raison de l'obligation qui leur est faite de passer le plus clair de leur temps chez elles.
Chacun a une idée très précise de sa position, et fait tout pour la conserver voire l'améliorer. Mrs Kirkpatrick, la belle-mère de Molly, a passé toute sa vie à travailler, à faire attention à chacune de ses parole pour ne pas perdre la faveur des Cumnor, donc elle n'hésite pas une seconde lorsque le père de notre héroïne lui propose de devenir Mrs Gibson.

"... elle éclata en sanglots hystériques. C'était un si délicieux soulagement de se dire qu'elle n'aurait plus besoin de lutter pour gagner sa vie."

C'est une femme franchement détestable. Elle est hypocrite, prétentieuse, opportuniste, menteuse, jalouse et égoïste au point de souvent se montrer insensible. Sa fille Cynthia n'est pas exempte de reproches, c'est une sacrée coquette, et j'ai souvent eu envie de la gifler, mais il est difficile de ne pas l'excuser un peu en raison de sa mère qui pousse le vice jusqu'à ne pas l'inviter à son mariage de peur de ne pas être la plus jolie.
Entre elles deux, Molly n'est pas toujours très heureuse, même si son amitié avec Cynthia est des plus sincères. C'est une jeune fille adorable, dévouée au point d'être parfois bien naïve, mais elle sait aussi se montrer surprenante comme lorsqu'elle s'emporte contre Mr Preston ou qu'elle enfourche la jument de son père pour se précipiter à Hamley Hall malgré les protestations de sa belle-mère.
Le seul homme de la famille, le Dr Gibson, a des accès de misogynie assez détestables et son refus d'intervenir dans ses affaires domestiques au départ ressemble beaucoup à de la lâcheté, mais il apporte énormément d'humour au roman, un peu à la façon d'un Mr Bennet dans Orgueil et Préjugés. Et puis, sa tendresse pour sa fille ne fait aucun doute et contraste avec celle de sa femme, qui se targue de ne pas favoriser l'une ou l'autre de ses "filles" pour mieux pouvoir les mettre en compétition (ce dans quoi elles ne marchent pas du tout d'ailleurs).

Et les prétendants me direz-vous ? Certains ne doivent pas être nommés si vous n'avez pas encore lu le roman, mais le grand héros de l'histoire est bien sûr Roger Hamley, le brillant mais discret fils cadet du squire. Comme dans tout bon roman anglais, il commence évidemment par ne pas voir ce qui est sous ses yeux et tombe raide d'admiration pour l'envoûtante Cynthia avant de partir deux ans en Afrique, mais on sait tous comment les choses vont finir. Ou auraient dû finir, car malheureusement, Femmes et filles est un roman inachevé. Elizabeth Gaskell est morte avant d'avoir pu écrire le dernier chapitre de son livre. Je n'ai plus qu'à regarder l'adaptation BBC pour la découvrir (adaptation que je m'empêche de regarder depuis très longtemps).

Voilà donc un roman passionnant de bout en bout, dans lequel on se blottit avec bonheur. On rit, on enrage, et on savoure cette ambiance anglaise au point de ne jamais vouloir que ça s'arrête. A lire absolument !

L'avis de Titine.

*Bon, j'admets quelques longueurs qui m'ont frappée à la deuxième lecture.

L'Herne. 651 pages.
Traduit par Béatrice Vierne.
1865.

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17 mars 2020

Le couple Tolstoï et La Sonate à Kreutzer

kreutzer"De nos jours, le mariage n'est rien d'autre qu'une imposture ! "

Lors d'un voyage en train, une discussion au sujet du divorce s'engage entre les occupants du compartiment qu'occupe le narrateur de notre histoire. Un vieillard regrette le temps où, selon lui, les femmes étaient de fidèles épouses qui ne partaient pas pour les beaux cheveux du voisin et craignaient leur mari. La dame et l'avocat auxquels il s'adresse défendent les mariages d'amour et voient en eux un rempart contre la séparation des époux. Intervient alors un homme d'un certain âge, discret. Celui-ci leur demande combien de temps dure l'amour selon eux, puis attaque violemment l'institution qu'est le mariage.
Il révèle alors qu'il s'appelle Pozdnychev et qu'il a tué sa femme, une histoire fortement relayée par les journaux lors du drame.
Une fois le vieillard, la dame et l'avocat descendus, Pozdnychev décide de raconter sa vie à notre narrateur.

J'ai récemment été emportée par Guerre et Paix, Anna Karénine est un roman qui m'habite encore. Pourtant, je dois reconnaître que La Sonate à Kreutzer est une déception.
J'ai cru à un texte moderne, avant-gardiste, féministe (je sais, ma naïveté est adorable...), je l'ai finalement trouvé parfaitement réactionnaire.
Je ne connais qu'imparfaitement la vie de Tolstoï, mais la dernière partie de sa vie a été marquée par les tourments psychologiques dont il était la proie et l'animosité qui régnait entre lui et son épouse. Bien que je n'adhère pas à l'idée qu'il faille systématiquement lier oeuvre de fiction et vie de l'auteur, connaître ces éléments me semble nécessaire pour appréhender La Sonate à Kreutzer.

Dans ce livre, l'auteur rejette l'idée selon laquelle l'amour, et particulièrement l'amour charnel, peut être le ciment du mariage. Il dénonce l'hypocrisie ambiante de la société dans laquelle il vit, où les hommes ont tous connu des aventures et ne sont pas conformes aux héros des romans. Pire encore, les jeunes filles sont élevées et exposées dans le monde dans le seul but de faire un beau mariage. Même les plus savantes ne sont censées exposer leurs compétences que dans la chasse aux maris. Puis, une fois mariées, les femmes continuent de séduire et délaissent leur rôle naturel, la maternité.
Il y a bien quelques remarques pertinentes, comme le fait que Tolstoï relève l'inadéquation entre émancipation des femmes et le fait qu'elles soient des objets de volupté, mais la définition d'une femme émancipée pour l'auteur ne convaincrait pas vraiment les féministes du XXIe siècle.
De plus, à l'amour charnel, Tolstoï oppose un idéal d'amour pur et chaste vers lequel il faudrait tendre. Une vision bien trop religieuse pour moi...

Sur le thème de l'éducation des jeunes filles, je vous recommande bien plus chaleureusement la lecture de Pauline Sachs. Là où l'on sent surtout de l'amertume envers les femmes chez Tolstoï, Droujinine reporte sa colère sur la société à laquelle il appartient.

tolsoiJ'ai pris connaissance après ma lecture de l'existence d'une réponse écrite par la femme de Tolstoï, Sophie. Celle-ci, profondément blessée et choquée par La Sonate à Kreutzer (bien qu'elle ait agit de manière à ne pas rendre la querelle publique), rédigea en effet A qui la faute ? dont le sous-titre, Réponse à Tolstoï. La Sonate à Kreutzer ne pourrait être plus éloquent.

Ce texte raconte l'histoire d'Anna, jeune fille accomplie, que le prince Prozorski, qu'elle connaît depuis toujours, décide de courtiser. Anna est aussi heureuse qu'on peut l'être durant ses fiançailles et le jour de son mariage, même si certains regards appuyés du prince sur sa personne la rendent nerveuse.
Mais à peine le mariage célébré, la désillusion est sévère. Prozorski s'ennuie, se désintéresse de sa femme et de ses enfants. Quant à Anna, elle est bouleversée par ce mari qui ne l'utilise que pour le plaisir charnel et ne cherche aucunement à la connaître.

Cette nouvelle se lit avec intérêt puisque Sophie Tolstoï suit plus ou moins le schéma de l'oeuvre de son mari en le remaniant à sa façon, mais elle est encore plus révélatrice lorsqu'on connaît le texte dont elle est le pendant. Les personnages sont grossièrement tracés, en particulier celui du prince qui ressemble à Léon Tolstoï jusque dans son mépris des médecins. Impossible de ne pas y voir une oeuvre revancharde et la dénonciation de l'hypocrisie dont Tolstoï fait preuve selon sa femme. 

Elle-même s'incarne dans le personnage d'Anna, jeune, naïf et inexpérimenté, alors que le prince a déjà connu de nombreuses femmes. Anna est une excellente mère pour ses enfants, elle les allaite, leur lit des histoires. C'est une femme érudite, passionnée par le dessin, lisant Lamartine, Shakespeare et Jules Verne. Elle se soucie de l'éducation des plus pauvres et finit même par briller en société. En résumé, elle est l'épouse que Tolstoï décrit comme idéale dans La Sonate à Kreutzer, celle qui selon lui n'existe pas car les femmes préfèrent minauder.
Malgré l'attitude blessante de son mari, Anna fait tout pour qu'il lui demeure fidèle. Bien que ce ne soit pas l'intention première de l'auteur, on en apprend beaucoup sur le sort des jeunes épouses, à qui leur mère conseille pratiquement de se laisser violer lors de leur nuit de noces et qui n'osent se refuser à leur mari bien qu'elles soient exténuées par les nuits de leurs jeunes enfants.

"Se peut-il que ce soit là tout le destin des femmes, songeait Anna, un corps au service de l’enfant, un corps au service du mari ? L’un après l’autre, et ainsi de suite, sans qu’on en voie la fin ! Où est donc ma propre vie ? Où est mon moi ? Mon vrai moi qui jadis aspirait à quelque chose de sublime, à servir Dieu et un idéal ?

» Épuisée, tourmentée, je me perds. Je n’ai pas de vie qui soit à moi, ni matérielle ni spirituelle. Pourtant, le ciel m’a tout donné : la santé, la force, le talent… et même le bonheur. Pourquoi suis-je si malheureuse ? "

Toute sa vie, Anna essaiera de se persuader que son bonheur est auprès de son mari et qu'il n'y a pas de vie plus heureuse qui l'attend. Sans vraiment y croire. Pour elle évidemment, le fautif est toujours l'homme.

Le plus ironique est peut-être le fait que, comme son mari, Sophie Tolstoï voit dans le lien spirituel le seul amour durable. Deux textes mettant en lumière une incompréhension maritale complète.

L'avis de Johan sur le texte de Tolstoï et sur celui de Sophie.

Des lectures faites encore une fois dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est.

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La Sonate à Kreutzer.
Léon Tolstoï.
Thélème. 3h09.
Lu par Guillaume Ravoire.
1889 pour l'édition originale.

A qui la faute ? Réponse à Léon Tolstoï. La Sonate à Kreutzer. Sophie Tolstoï.
Albin Michel. Traduit par Christine Zeytounian-Beloüs.
1994 pour l'édition russe.

22 janvier 2020

Les mains du miracle - Joseph Kessel

kesselC'est une curieuse histoire que nous raconte Joseph Kessel dans Les mains du miracle. Je connaissais les actions étonnantes et culottées du frère d'Hermann Goëring mais j'ignorais tout du docteur Felix Kersten, le médecin d'Heinrich Himmler.

Sinistre figure du régime nazi dont il était le numéro deux, Heinrich Himmler est surtout connu pour sa responsabilité dans la mort de dizaines de millions de personnes durant la Seconde Guerre mondiale. Fasciné par son Führer, séduit par l'idée d'une race aryenne dominant le monde et raciste jusqu'à la moelle, rien ne pouvait a priori le détourner de ses activités meurtrières. Pourtant, Himmler a, à plusieurs reprises durant les années de guerre, renoncé à des éliminations et déportations massives. Derrière ces actions, il ne faut pas voir l'oeuvre du repentir, mais celle d'un homme, le docteur Felix Kersten.
Appelé auprès du Reichsführer en 1938, celui-ci lui avoue souffrir de douleurs terribles. Kersten, médecin spécialisé dans les massages thérapeutiques, est le seul qui parvient à lui apporter du soulagement malgré sa haine du nazisme. Devenu le confident et le seul ami d'Himmler, il use alors de son influence pour sauver des milliers de vies.

Joseph Kessel est un ancien résistant et spectateur du procès de Nuremberg. Lorsqu'il entend pour la première fois l'histoire de Felix Kersten, il se montre sceptique. Ce sont les documents et les témoignages recensant les actions du médecin pendant la Deuxième Guerre mondiale qui le convainquent que cet homme a bel et bien usé de son influence pour obtenir des faveurs d'Heinrich Himmler.

J'ai écouté ce livre avec intérêt, mais je dois avouer que cette première lecture de l'année est plutôt une déception. Tout d'abord, si l'histoire pourrait être passionnante, je trouve l'intérêt littéraire de cette œuvre limité. Le récit est monotone. Même lorsque Kersten se promène avec des documents qui lui vaudraient l'échafaud s'ils étaient découverts ou lorsqu'il échappe de peu à une tentative d'assassinat, le style reste plat et nous ne ressentons aucune tension.
Mais surtout, alors que l'auteur prend soin de ne pas succomber à un enthousiasme débordant dans les premières pages de son livre,  Les mains du miracle est finalement une véritable hagiographie. Joseph Kessel ne cesse de répéter que son héros n'a agit que par bonté d'âme, faisant fi de tout danger. Cependant, les faits rapportés reposent presque exclusivement sur le témoignage du principal intéressé.
Le traitement même du personnage d'Himmler est curieux. Dans cette biographie romancée, nous approchons l'un des principaux bourreaux nazis. J'avais eu l'occasion de lire un livre sur les criminels cambodgiens dans lequel il était question de la distance mise par les hommes entre eux et les pires criminels, qualifiés de "monstres". Cela s'applique évidemment aux dignitaires nazis, dont personne n'admettrait une seconde qu'il pouvait s'agir d'hommes avec lesquels nous partageons (dans une certaine mesure) des sentiments, des ressentis et des attitudes. Joseph Kessel ne rend pas Himmler sympathique mais l'on se demande comment il aurait pu atteindre un tel grade dans le système nazi s'il était réellement comme le décrit Kersten. C'est un homme très seul, l'un des rares à ne pas s'enrichir grâce à sa position, et probablement aussi l'un des plus fanatiques. Mais, dans le livre, il est au mieux méprisable et ressemble à une véritable marionnette entre les mains de son médecin. Lorsque Kersten, découvrant la pendaison de l'un de ses amis (accusé d'avoir participé à l'attentat de 1944 contre Hitler), le gronde comme un enfant de cinq ans, on le sent tout penaud. Les chefs nazis en général apparaissent comme des hommes immatures, passant leur temps à se disputer la faveur de leur chef, à moitié fous et d'une bêtise confondante. A aucun moment Himmler ne semble soupçonner le moins du monde son médecin, qui pourtant lui dit ne pas partager ses opinions, de vouloir oeuvrer contre le régime nazi. Kessel a beau expliquer que le dignitaire nazi est trop imbu de lui-même et dépendant de Kersten pour envisager une telle trahison, une telle simplicité d'esprit me laisse sceptique.

Alors, Felix Kersten était-il un véritable héros dont les actions ont été éclipsée par celles du comte Bernadotte, ou bien ses actions ont-elles été bien plus limitées que Joseph Kessel le laisse entendre ? Nous n'aurons évidemment jamais la réponse à cette question. Dans tous les cas, il en a fait un personnage romanesque de peu d'intérêt.

L'avis d'Ysppaddaden (à qui le caractère hagiographique du livre n'a pas échappé non plus).

Ecoutez Lire. 9h20.
1960 pour l'édition originale.

23 mars 2020

Le Cheval blême - Boris Savinkov

blême" Je ne sais pas pourquoi il est interdit de tuer. Et je ne comprendrai jamais pourquoi il est bien de tuer au nom de la liberté, et mal au nom de l'autocratie. "

Alors que la Douma s'aprête à se réunir pour la première fois, notre narrateur, agissant sous le pseudo britannique de George O'Brien, organise avec quatre complices un attentat visant à assassiner le gouverneur général de Moscou. Durant des mois, le groupe terroriste observe et prépare son crime. Certains des membres s'interrogent aussi sur la signification de leurs actes.

Cette oeuvre écrite sous la forme d'un journal intime est fascinante à plus d'un titre. En effet, son auteur, Boris Savinkov, était lui-même un terroriste. Derrière le personnage de George, il est difficile de ne pas deviner ses traits. De même, le gouverneur général n'est autre que le grand-duc Serge, assassiné en 1905 par Savinkov.
D'un tueur professionnel, qui a réussi à se brouiller avec à peu près tous les responsables politiques qu'il a connus, on s'attendrait donc à lire un texte sans concession pour les états d'âme des apprentis terroristes. Pourtant, en lisant Le Cheval blême, on trouve un texte dans la droite ligne des oeuvres russes de cette époque, habité par des personnages en proie à des tourments profonds. Le texte de l'Apocalypse, qui donne son titre au livre, est abondemment cité dans Le Cheval blême. Savinkov invoque aussi Dostoïevski et Les Frères Karamazov à de nombreuses reprises.

"Si Dieu n'existe pas, tout est permis"

Vania, l'un des terroristes, est extrêmement pieux. Bien qu'hanté par le "Tu ne tueras point", il voit dans les actes terroristes qu'il pourrait commettre le sacrifice pour que plus personne dans le futur n'ait à se condamner à la damnation pour les mêmes motifs.

" - Oui, je le dis. Tue, pour qu'on ne tue plus. Tue, pour que les hommes vivent selon Dieu, pour que l'amour sanctifie le monde. "

Le champ de Khodynka, où eut lieu un mouvement de foule tragique lors du couronnement de Nicolas II. Le grand-duc Serge était l'un des responsables de la catastropheIl y aura malgré tout des ratés et des refus de commettre l'attentat à n'importe quel coût. Qu'importe, notre narrateur est convaincu que c'est le destin du gouverneur général de mourir. Bien qu'il ne semble de prime abord pas sujet aux hésitations, George est finalement touché par une sorte de spleen.
Savinkov va même plus loin avec son narrateur. Il ne lui accorde même pas le statut de terroriste honorable*. Je n'ai tout d'abord pas compris l'insistance avec laquelle Boris Savinkov nous impose la présence de l'amour perdu de George, Elena. Cette femme mariée avec laquelle il renoue et la description de leurs échanges sont insipides. Pourtant, c'est par ce biais que Savinkov va en finir cruellement avec son héros.

A découvrir.

Petit coup de gueule pour finir : les éditions Phébus font des choix fabuleux en matière d'édition, mais leur manie d'écrire des résumés qui spoilent la lecture (quand ils ne sont pas complètement à côté de la plaque) est insupportable...

* C'est une notion difficile à défendre de nos jours, mais certains groupes terroristes ont longtemps attiré une certaine sympathie du public, et c'était le cas en Russie. Dans sa préface, Michel Niqueux cite même la propre fille de Tolstoï qui se réjouissait du meurtre du grand-duc Serge.

Libretto. 187 pages.
Traduit par Michel Niqueux.
1913 pour l'édition originale.

Une lecture effectuée dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est de Goran, Eva et Patrice (heureusement que j'ai lu Olga Tokarczuk, sinon je me contentais d'un mois russe...).

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24 août 2018

Une Nihiliste - Sophie Kovalevskaïa

KovaleskaïaNée princesse Barantsov dans la Russie tsariste, Vera vit une enfance protégée. Lorsqu'en 1861, Alexandre II met fin au servage, les Barantsov s'effondrent, forcés de vendre la plupart de leurs terres et de se séparer de leurs domestiques. Vera passe les années suivantes à battre la campagne et à oublier les leçons apprises du temps où elle avait des précepteurs. Lorsque le voisin des Barantsov, Stepan Mikhaïlovitch Vassiltsev, ancien éminent professeur à Saint-Pétersbourg, est assigné à résidence, il ne tarde pas à croiser la route de Vera et à éveiller chez cette adolescente mal dégrossie une conscience politique.

Voilà encore un classique de la littérature russe déterré par Libretto et dont je n'avais jamais entendu parler. Ce n'est pas le roman le plus réussi du monde. Sophie Kovalevskaïa écrit très bien, mais l'intrigue est assez déséquilibrée entre le début plutôt lent et la fin presque expédiée. Il y a aussi tout un passage écrit au présent dans un récit au passé et le traducteur signale qu'un des personnages change de nom au fil du livre. Pourtant, cette lecture a été passionnante et me permettra peut-être d'ouvrir enfin Pères et Fils de Tourgueniev qui m'attend depuis trop longtemps.
Comme le titre l'indique, il s'agit d'un livre politique, largement autobiographique si j'en crois la quatrième de couverture. Pourtant, la majeure partie du roman se concentre sur l'enfance puis l'adolescente de Vera, ce qui en fait presque un roman d'apprentissage. Avant de décrire les avancées permises par les réformes ou les grands procès de contestataires, Sophie Kovalevskaïa nous fait pénétrer dans ces immenses domaines entretenus par une armée de serfs. Du point de vue des Barantsov, l'époque du servage est merveilleuse. Leurs filles sont éduquées avec soin et dotées, tous les traitent avec un respect immense. La réforme de 1861 bouleverse complètement cet équilibre et la détresse s'empare des aristocrates.
La rencontre entre Vera et Vassiltsev transforme la jeune fille. Leur relation est à la fois belle et libératrice pour celle dont personne ne se souciait plus depuis longtemps. Au-delà de leurs échanges intellectuels, une histoire d'amour passionnée ne tarde pas à les lier.
Nous avons généralement des nihilistes une vision très négative en raison du nombre d'attentats qu'ils ont commis. Ici, le terme décrit très généralement tout individu ayant une attitude d'opposition face au pouvoir en place. Dans les dernières pages du livre, nous suivons le procès romancé d'un groupe ayant réellement existé mais dont les membres, ainsi que le souligne l'auteur, n'étaient pas du tout organisés voire ne se connaissaient absolument pas. Je n'ai encore jamais lu les livres écrits sur l'univers concentrationnaire soviétique, mais ce livre, comme d'autres de la même époque, montrent que l'organisation des bagnes et la répression ne datent pas de 1917. Ces écrits montrent également que de nombreux individus éclairés, hommes et femmes, pauvres et aristocrates, étaient engagés dans la lutte contre les injustices de leur société. 

Une curiosité littéraire que j'ai lue avec un vif intérêt et qui m'a permis de découvrir une femme hors du commun puisque Sophie Kovalevskaïa était surtout une scientifique de grand talent. Encore une fois cependant, ne lisez pas le résumé proposé par l'éditeur, bien trop bavard, réducteur voire mensonger !

Libretto. 146 pages.
Traduit par Michel Niqueux.
1892 pour l'édition originale.

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13 août 2018

Les Filles au lion - Jessie Burton

burton" Quasiment tous les Anglais, y compris les plus instruits, croyaient que nous avions plus de points communs avec les Soudanais qu’avec eux. Mais que connaissais-je du Sahara, des chameaux ou des Bédouins ? Pendant toute mon enfance, mon idéal de beauté et de glamour avait été la princesse Margaret. "

Odelle Bastien, installée à Londres depuis cinq ans, obtient un poste de secrétaire dans une grande galerie d'art. Pour cette jeune femme noire venue des Caraïbes, ce poste est inespéré dans l'Angleterre des années 1960. Peu après, elle rencontre Lawrie Scott, un jeune homme dont la mère vient de mourir en lui léguant uniquement un tableau étrange. Lorsque Lawrie montre cette oeuvre aux employeurs d'Odelle, ceux-ci sont stupéfaits : il pourrait s'agir de l'oeuvre d'un peintre de Malaga disparu pendant la guerre civile espagnole.
Nous remontons alors le temps jusqu'en 1936 pour rencontrer Olive Schloss, installée dans le sud de l'Espagne avec son père Harold et sa mère Sarah. Alors que les tensions sont à leur comble entre l'extrême-droite et les communistes, Harold Schloss, qui est marchand d'art, pense avoir découvert en son voisin un artiste hors du commun.

Lorsque l'on passe du temps sur la blogosphère, il est impossible de ne pas avoir entendu parler de Jessie Burton, dont le premier roman, Miniaturiste, a connu un succès énorme.
J'ai rapidement été captivée par cette histoire ressemblant à une sorte de chasse au trésor et alternant les époques et les lieux. Indéniablement, Jessie Burton a le sens du suspens. Chaque partie s'achève sur une révélation donnant une furieuse envie de connaître la suite de l'histoire. Les secrets de famille, les tableaux oubliés, les amours contrariés et surtout les intrigues que l'on pense cerner mais qui se révèlent bien plus tordues au dernier moment, j'adore ça. 
J'ai rapidement trouvé la construction des Filles au lion moins solide que des livres comme ceux de Marisha Pessl ou Confiteor de Jaume Cabré (je serais curieuse de savoir si Jessie Burton l'a lu) et j'avais deviné la principale supercherie dès le tout début du roman, mais l'enquête menée par Odelle est prenante, Marjorie Quick fascine et Lawrie ne manque pas non plus d'intérêt. Côté espagnol, on est aussi touché par Olive et Teresa, qui essaient de faire reconnaître leurs qualités dans un monde d'hommes. A défaut d'être particulièrement charismatiques et complexes, les personnages de Jessie Burton sont sympathiques.
Les descriptions des tableaux stimulent fortement notre imagination et nous amènent à nous interroger sur le sens de l'art, la nécessité ou non de connaître l'intention de l'artiste et également sur le sort des oeuvres lors des conflits.

" Peu importe la vérité, ce que les gens croient devient la vérité. "

Pourtant, je suis un peu déçue, et ma lecture est devenue pénible dans les cent dernières pages. Les coïncidences, déjà nombreuses jusque là, s'enchaînent et ne surprennent pas le lecteur parce que Jessie Burton s'est montrée habile mais au contraire parce qu'elle cède à toutes les facilités. J'ai aussi regretté que certaines pistes intéressantes soient à peine explorées, comme le talent d'écrivain d'Odelle.

Une lecture d'été agréable, mais une intrigue cousue de gros fils qui gâche la dernière partie du roman.

Je remercie Folio pour cette lecture.

D'autres avis chez Hélène et Maggie.

Folio. 513 pages.
Traduit par Jean Esch.
2016 pour l'édition originale.

3 octobre 2018

Mrs Dalloway de Virginia Woolf illustré par Nathalie Novi

IMG_0562Clarissa, l'honorable épouse de Richard Dalloway, donne une réception. Pour que cette dernière soit aussi réussie qu'elle le souhaite, elle sort dès le matin acheter des fleurs.
Dans le tumulte de Londres, alors que Big Ben sonne les heures, les personnages du roman se croisent. Peter Walsh, ancien soupirant de Clarissa, vient d'arriver d'Inde. Septimus Warren Smith, survivant de la Grande Guerre, et sa femme Rezzia se promènent dans Londres. Dans une voiture, un inconnu attire tous les regards. Et si c'était le Prince de Galles ?

Si vous êtes un habitué de ce blog, vous connaissez mon admiration pour Virginia Woolf. Ainsi, quand Tibert Editions m'a proposé de recevoir un exemplaire de Mrs Dalloway illustré par Nathalie Novi, je n'ai pas hésité longtemps.

Je ne sais pas si vous avez entendu parler de Tibert Editions. Pour ma part, je suis leur travail depuis leur édition d'Orgueil et Préjugés l'année dernière. Une cagnotte Ulule est lancée pour chaque livre. Les contributeurs choisissent leur lot (le livre, accompagné de goodies en nombre plus ou moins important). Lorsque le temps de la cagnotte est écoulé, les livres sont envoyés aux participants. Après Orgueil et Préjugés, Les Hirondelles de Kaboul et Mrs Dalloway, c'est Persuasion qui sera très bientôt disponible. 

Je n'ai eu l'occasion de découvrir que le roman de Virginia Woolf pour l'instant, mais c'est un coup de coeur. Le livre est magnifique, et j'ai redécouvert ce texte avec un immense plaisir. 

IMG_0547Ma première rencontre avec Clarissa Dalloway avait été intéressante, mais je n'étais pas aussi passionnée par son auteur que je le suis aujourd'hui et je n'avais pas la même connaissance de son oeuvre.
Cette relecture m'a permis de voir à quel point ce roman s'inscrit dans la lignée des oeuvres de Virginia Woolf.

Le temps, comme toujours chez Woolf, rythme ce roman. Elle nous raconte une seule journée de son héroïne, mais dans cette journée sont aussi présents les temps passés et à venir.

« Vous souvenez-vous du lac ? » dit-elle d’une voix rauque sous la poussée d’une émotion qui étreignit son cœur, raidit les muscles de sa gorge et contracta ses lèvres en un spasme, lorsqu’elle dit : lac. Car elle était encore une enfant, qui jetait du pain aux canards à côté de ses parents, et en même temps une femme qui venait vers ses parents debout, près du lac, tenant dans ses bras sa vie qui, à mesure qu’elle approchait, grandissait, grandissait dans ses bras jusqu’à devenir une vie entière, une vie complète, qu’elle déposait près d’eux en disant : « Voilà ce que j’en ai fait ! voilà ! » Qu’en avait-elle fait ? Quoi donc, en vérité, cousant ainsi ce matin, avec Peter ?

IMG_0556Les personnages aussi sont à la fois uniques et un tout. Leurs pensées fusent, se mêlent, comme un chant unique.
Clarissa Dalloway et Septimus, le poète, sont particulièrement liés, bien qu'ils ne se rencontrent jamais. Ils ne voient pas les choses comme tout le monde, il leur arrive d'entendre les ormes et les moineaux parler. Leurs pensées sont décousues, parfois impénétrables, ce qui interloque le lecteur sans le perdre tant les mots de Woolf sont beaux. De plus, l'auteur a ce talent que je n'ai jamais trouvé ailleurs de parvenir à faire fourmiller des pensées non reliées entre elles tout en gardant un cadre général parfaitement clair. En 1925, lorsque Mrs Dalloway est publié, Woolf est au sommet de son art et les errements de Nuit et Jour ou les maladresses de jeunesse de La Traversée de apparences sont derrière elle.

En peu de pages, nous saisissons l'atmosphère de Londres en ce début de juin. Viginia Woolf nous décrit, tel un peintre, les décors de son roman :

" Une bouffée de vent (malgré la chaleur, il y avait du vent) jeta un mince nuage noir sur le soleil et sur le Strand. Les visages s’assombrirent ; les omnibus perdirent soudain leur éclat. Car, parmi les nuages, bien qu’ils eussent l’aspect de montagnes de neige dure – il semblait qu’on pût les déchiqueter à la hache – avec de grandes pentes dorées, sur leurs flancs, de célestes pelouses, et qu’ils parussent offrir aux dieux des demeures préparées pour leurs assemblées au-dessus du monde, le mouvement était continuel. Des changements se faisaient comme d’après un plan arrêté d’avance ; tantôt un sommet s’affaissait, tantôt un bloc pyramidal, jusque-là ferme à son poste, s’avançait dans l’espace libre ou bien conduisait gravement une procession vers un autre rivage. Malgré la fixité, la solidité de ces amoncellements, malgré leur apparence de repos, leur ensemble immobile, rien n’était plus libre, léger, sensitif, mobile que ces étendues blanches comme la neige ou enflammées d’or. Changer, s’en aller, se démolir, rien n’était plus facile ; et la terre recevait tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre. "

Sur ce livre plane également l'ombre de la Première Guerre mondiale :

IMG_0568" Quelque chose se prépare, Mr Brewer l’affirmait. Mr Brewer, directeur de la maison Sibleys and Arrowsmith, Agence Immobilière, Ventes et Locations. Quelque chose se prépare, pensait-il ; et comme il était paternel avec ses employés, qu’il faisait grand cas des capacités de Smith et qu’il prophétisait que, dans dix ou quinze ans, ce serait lui qui prendrait sa place dans le fauteuil de cuir de la pièce du fond, sous le vasistas, au milieu des dossiers, « si sa santé ne lui joue pas un mauvais tour », disait Mr Brewer et c’était le danger, il n’avait pas l’air fort, il lui conseillait le football, l’invitait à dîner et pensait que, peut-être, on pourrait penser à l’augmenter ; mais ce qui arriva déjoua bien des plans de Mr Brewer, lui enleva ses meilleurs employés et finalement – la guerre européenne étendit si loin ses doigts insidieux – écrasa un moulage de Cérès, creusa un trou dans une plate-bande de géraniums et détraqua les nerfs de la cuisinière de Mr Brewer, dans sa propriété de Muswell Hill. "

Au cours de ma lecture, j'ai noté moults passages qui me rappelaient les autres oeuvres ainsi que les biographies de Virginia Woolf que j'ai lu. Ce que je trouve extraordinaire avec cet auteur, ce sont toutes les pistes de lecture qu'offre son oeuvre. Je sais qu'une troisième lecture me permettra de m'attacher à de nouveaux éléments et que, même alors, je serai loin d'avoir fait le tour de ce livre. 

Une édition que je vous recommande vivement et dont vous pourrez gagner des exemplaires sur ce blog d'ici quelques jours.

Tibert Editions. 250 pages.
Traduit par Simone David.
1925 pour l'édition originale.

27 septembre 2017

Les vies de papier - Rabih Alameddine

ob_4781e2_les-vies-de-papier"Pourquoi aurais-je voulu être stupide comme tout le monde ? Puis-je admettre qu’être différente des gens normaux était ce que je recherchais désespérément ? Je voulais être spéciale."

Alors que la nouvelle année approche, Aaliya se demande quelle sera sa prochaine traduction. Cette septuagénaire répudiée depuis plus d'un demi-siècle vit au mileu de ses livres, dans un immeuble abritant également "les trois sorcières", ses voisines, Fadia, Joumana et Marie-Thérèse, surnommées ainsi en raison de leur goût pour les pauses café et les commérages sous les fenêtres d'Aaliya.

Dès les premières lignes, en lisant l'effarement d'Aaliya, découvrant qu'elle s'est involontairement teint les cheveux en bleu, j'ai su que ce roman allait me plaire.
Cette femme est une héroïne inhabituelle, vivant dans un cadre inconfortable pour une personne de son sexe et de son âge. Pourtant, elle a toujours réussi à garder les maigres avantages que la vie lui a donné. De son mariage aussi bref que malheureux, elle a obtenu un appartement qu'elle a férocement conservé, n'hésitant pas à se fâcher avec sa mère et ses frères qui voulaient le lui prendre. Devenue libraire un peu par hasard, son maigre salaire lui a permis de conserver son indépendance et les livres ont été pour elle des amis après la disparition des deux êtres qui ont été là pour elle. Si ce livre est loin d'être complètement optimiste, j'ai apprécié de lire le récit de cette existence simple mais finalement pas plus malheureuse qu'une autre qui correspondrait pourtant davantage aux standards du bonheur (selon la société).  
J'ai aussi aimé cette évocation d'une ville que l'on ne connaît souvent que par les reportages sur les conflits au Proche-Orient. Aaliya habite Beyrouth depuis toujours, et on sent son amour pour cette ville à l'histoire récente mouvementée et partagée entre vétusté et modernité. Elle nous raconte son quotidien dans cette ville souvent en guerre, avec des détails parfois très drôles. Elle aime la taquiner :

"Vivrai-je assez longtemps pour voir un feu tricolore fonctionnant parfaitement à Beyrouth ? "

Mais ce qui m'a le plus attirée dans ce livre, c'est évidemment la place qu'y tiennent les livres. Ils ont toujours eu une grande importance dans la vie d'Aaliya. Elle a ses auteurs préférés, ceux qui l'ont enchantée, ceux qui lui ont permis d'avancer et de réfléchir au monde qui l'entourait. Les passages sur la traduction sont ceux que j'ai préférés. Depuis que j'ai eu des cours à l'université, c'est un sujet que je trouve passionnant (même si j'étais franchement mauvaise, passer des heures à essayer de ressentir un texte pour le retranscrire est une expérience fabuleuse). Qu'est-ce qu'une bonne traduction ? Quelles évolutions dans ce domaine depuis le XIXe siècle ?

"Recourir à la prose edwardienne pour Dostoïevski, c'est comme ajouter du lait à un bon thé. Tfeh ! Les Anglais aiment ce genre de chose."

Etrangement, j'ai trouvé ce livre parfois plombant. Aaliya est une femme intelligente et indépendante, mais c'est aussi une personne très seule. Du fait de son âge et de son histoire, elle n'a pas vraiment foi en l'avenir et ne fait pas toujours confiance au passé, les souvenirs étant des constructions a posteriori. Heureusement qu'elle croise certaines personnes sur sa route, comme cette petite-nièce un peu curieuse. Heureusement aussi que les canalisations de son immeuble ne sont pas neuves.

Ce livre n'est pas un coup de coeur, je me suis ennuyée par moments, mais c'est assurément un beau roman.

Les billets de Violette et de Titine.

Les escales. 329 pages.
Traduit par Nicolas Richard.
2013 pour l'édition originale.

4 mai 2018

La Tour Sombres. III. Terres perdues - Stephen King

kingAprès deux tomes d'exposition, Roland et ses deux compagnons reprennent le chemin de la Tour Sombre, dans des paysages semblant anciens et légendaires.
Cependant, le Pistoléro, tourmenté par le sacrifice de Jack, son jeune compagnon, dans le premier tome, perd progressivement la raison.

Je peux désormais dire avec certitude que j'adore cette série. Elle n'a rien à envier à d'autres grandes sagas de science-fiction ou de fantasy (certes, je ne suis pas la mieux placée pour l'affirmer) et j'attends avec impatience que la suite sorte au format audio (l'interprétation de Jacques Frantz est impressionnante).

Terres Perdues est divisé en deux temps. Il faut d'abord compléter le ka-tet, ce qui nous conduit de nouveau à arpenter les rues de New York et retrouver une construction et un rythme semblables au tome précédent. Si le trio formé par Susannah, Eddie et Roland n'avance plus, le quatrième compagnon doit se démener pour suivre les traces qui le mèneront à son groupe.
Puis, après avoir recruté leur dernier membre et un bafou-baffouilleux, nos pistoléros semblent partis pour affronter les épreuves d'un monde qui n'est ni le nôtre ni celui de Roland. Un monde dont les habitants sont parfois bons, parfois clairement mauvais, souvent simplement attachés à leur survie, et qui, tous, sentent que la fin approche. Que s'est-il passé ? Comment les compagnons de Roland, issus d'un autre monde, savent-ils toujours ce qu'ils doivent faire ? Pourquoi des technologies avancées se trouvent-elles dans un monde du passé ? On nous parle d'une guerre, de territoires qui s'étendent indéfiniment, et toujours de la fameuse Tour, mais nous n'en saurons pas beaucoup plus pour le moment.

Plus que dans les tomes précédents, j'ai pu voir à quel point Stephen King est un conteur hors pair. Il parsème son récit de références à des livres (La Loterie de Shirley Jackson par exemple), ses descriptions sont détaillées et plongent le lecteur dans les décors que nos personnages traversent. J'ai lu que King était passionné par le thème de l'enfance, ce livre le confirme. Un album et un livre de devinettes sont la clé vers la sortie, avec bien entendu une adaptation personnelle de l'auteur.
Autre atout de cette série, ses personnages. Les principaux sont à la fois naïfs, vulgaires, violents et incroyablement touchants. Quant aux autres, qu'il s'agisse de vielles personnes tentant de survivre avec les moyens du bord ou des ados bien particuliers, ils ont en commun d'être impossible à oublier.

Un tome passionnant, qui m'oblige à vous recommander une nouvelle fois de tenter l'expérience.

L'avis de Thom, très semblable au mien en plus érudit.

Je remercie Angèle Boutin et Audible pour cette lecture.

Ecoutez lire. 21h30.
1991 pour l'édition originale.

21 mai 2018

La Forme de l'eau - Guillermo del Toro et Daniel Kraus (roman)

formeElisa Esposito est une jeune femme muette. Depuis sa sortie de l'orphelinat où elle a passé son enfance, elle travaille comme femme de ménage au Centre Occam de Baltimore. Ses seuls amis sont Zelda, sa collègue noire, et Giles, son voisin, un peintre dont la carrière professionnel s'est écroulée lorsque son homosexualité a été dévoilée.
Un jour, Elisa découvre qu'une créature divine a été capturée en Amérique du Sud et emprisonnée sur son lieu de travail afin que les scientifiques américains l'étudient. Afin de veiller sur le prisonnier, l'armée américaine a mis le cruel et implacable Richard Strickland en charge de la sécurité du Centre Occam.

Je n'ai pas eu le temps d'aller voir le film de Guillermo Del Toro au cinéma, mais cette histoire aux allures de conte fantastique se déroulant pendant la Guerre Froide me semblait avoir beaucoup de chances de me plaire.
Ainsi que ne le montre pas mon résumé, La Forme de l'eau est un roman qui fait intervenir plusieurs narrateurs. Elisa et Strickland sont les personnages principaux, mais Giles, Zelda, Lainie (la femme de Strickland), le scientifique Hoffstetler et même la créature prennent la parole pour nous raconter cette histoire. Cela permet de mieux cerner les personnages et leurs motivation et de ménager un peu de suspens. Logiquement, le livre étant une adaptation du film, l'écriture est très scénaristique. On se représente sans mal toutes les scènes et les gestes de chacun et les décors dans lesquels se déroule l'histoire.
Malgré cela, les personnages sont très caricaturaux, surtout le trio Elisa, Giles et Zelda. Chacun, bien que très sympathique, semble représenter une catégorie de personnes dont la société américaine ne veut pas entendre parler (à l'époque notamment). Quant à la créature, on a beau nous la présenter comme un être exceptionnel, ses pensées sont tellement limitées qu'il est difficile de croire en sa grandeur, et de comprendre les liens qui l'unissent à Elisa. J'ai trouvé le couple Strickland plus intéressant. Richard est une brute, capable d'exécuter des individus de sang froid et de torturer sans état d'âme. C'est aussi un vrai macho, convaincu qu'il tient correctement son foyer. Il a cependant quelques moments de doute, qui laissent penser qu'il a été un être humain autrefois. Quant à Lainie, sa femme, habituée jusque là à se comporter comme une épouse parfaite, elle découvre qu'elle a le droit d'avoir ses propres envies.
Le choix de l'époque, celle de la Guerre Froide, du racisme d'Etat, de la toute puissance des hommes et de l'homophobie assumée, est cohérent et ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Cependant, le traitement de ces thèmes est souvent superficiel et le texte se transforme sur la fin en mauvais roman d'espionnage avec des héros qui réussissent à s'enfuir contre toute logique de deux endroits a priori cernés par des dispositifs de sécurité extrêmes. Guillermo del Toro aurait sans doute dû faire des choix au lieu de vouloir aborder autant de questions en si peu de pages. Même la créature, personnage central du roman, qui symbolise sans doute beaucoup de choses, n'est finalement pas beaucoup exploitée, et encore moins dans le but de dénoncer les travers de l'humanité.

Mon billet est très négatif, mais cette lecture n'a pas été une torture non plus. Elle a même été plutôt agréable et facile, mais je suis déçue de ne pas y avoir trouvé davantage de maîtrise et de poésie. Je pense que le film me plaira davantage.

Lune a beaucoup aimé. La Livrophile est encore plus mitigée que moi.

Je remercie Audible et Angèle Boutin pour cette lecture.

Hardigan. 11h58.
Lu par Manon Jomain.
2018.

19 avril 2010

Carnets Intimes ; Sylvia Plath

000539937 La Table Ronde. 221 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff
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Ce livre se divise entre des extraits du journal de Sylvia Plath et quelques unes de ses nouvelles. Pourtant, de même que les tranches de vie rapportées par Sylvia Plath semblent être des nouvelles, on devine très facilement la part autobiographique des récits de fiction. Souvent, elles se répondent (c'est d'ailleurs plus que clair pour La veuve Mangada, qui est le titre à la fois d'un extrait du journal et d'une nouvelle)

Nous suivons ainsi Sylvia Plath à Cambridge, au début de l'année 1956, fragile, peu sûre de ses talents de poète, et incertaine quant à sa vie amoureuse. Elle a bien un amoureux quelque part, un certain Richard, mais il est loin, et elle ne se prive pas d'observer (et plus si affinités) les hommes qu'elle rencontre. C'est cette année là qu'elle croise Ted Hughes pour la première fois. Elle évoque cette rencontre explosive, entre rêve et réalité, plus loin dans le recueil, avec Le Garçon au Dauphin, sans doute la plus belle des nouvelles. Elle est fascinée par lui avant même de le connaître, pour avoir lu certains de ses textes. Il vient lui parler, elle lui demande de briser les barrières qui la retiennent, puis le mord sauvagement à la joue.
Pas rancunier, bien au contraire visiblement, Ted Hughes tombe sous le charme de la jeune fille. Quelques mois plus tard, ils se marient, et se rendent en Espagne, où ils logent chez la veuve Mangada, une femme en qui Sylvia voit une sorte de sorcière. Les deux jeunes époux se retrouvent en effet confrontés à des inconvénients très matériels, auquels l'imagination de Sylvia donne un aspect presque magique quand elle tire une nouvelle des notes de son journal, où elle prend un malin plaisir à réécrire cette anecdote de façon à en sortir victorieuse.
Les deux derniers textes extraits du journal ont été écrits lors des dernières semaines de sa vie avec Ted Hughes. Ils vivent alors à la campagne avec leurs deux enfants. Rose et Percy B. sont des voisins, et Sylvia Plath va observer la mort lente de Percy. Enfin, Charlie Pollard et les apiculteurs évoque l'acquisition d'une ruche par Ted et Sylvia.

C'est dans les nouvelles que j'ai pris le plus de plaisir à retrouver Sylvia Plath. Son univers est à la fois sombre et enchanté. Elle est hantée par son enfance, par Alice au Pays des Merveilles, par la maternité, par la mort, alors vous imaginez quel étrange et complexe résultat tout ceci peut donner. Je l'ai dit plus haut, Le Garçon au Dauphin, où Sylvia s'appelle Dody et rencontre un Leonard qui semble magicien, est la nouvelle qui m'a le plus touchée.

"Pour toute réponse, Leonard tapa du pied. Il piétina le sol.Un coup sur le sol, et les murs disparurent. Un coup sur le sol, et le plafond s'envola vers le royaume des cieux. Arrachant le bandeau rouge que Dody avait dans les cheveux, il le mit dans sa poche. Une ombre verte, une ombre moussue, lui effleura la bouche. Et au coeur du labyrinthe, dans le sanctuaire du jardin, un adolescent de pierre se fêla et vola en éclats, brisé en millions de morceaux."   

J'ai aussi été bouleversée par cette jeune fille qui se fait prendre en flagrant délit de mensonge dans Un jour de juin, et pour qui cela a une importance que personne ne peut mesurer. Par ce frère et cette soeur qui retournent à l'adolescence sur les lieux de leur enfance, et qui découvrent que ce qui leur semblait immense a rétrécit. Par cette petite fille que son père n'emmènera jamais plus chasser les bourdons, et celle dont le père doit partir dans un camp d'internement où l'on met les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui comprend que Dieu n'existe pas. Ou encore par cette jeune fille, un sosie d'Esther Greenwood, qui n'a personne à qui parler, à part le soleil, qu'elle déteste.

L'écriture de Sylvia Plath est empreinte de mystère, de poésie, de nature, et surtout d'elle même. Je suis incapable de parler de ce livre, mais il faut que vous lui fassiez une place.

Je suis ravie d'avoir accepté ce premier partenariat avec BOB et les éditions de la Table Ronde, et les remercie chaleureusement. 

6 septembre 2009

Terre des affranchis ; Liliana Lazar

terreGaïa ; 197 pages.
2009
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Nous sommes en Roumanie, sous le régime de Ceausescu. Le village de Slobozia est situé près de La Fosse aux Lions, un lac maudit, où de nombreux Turcs se sont noyés lors de tentatives d'invasion au XVIe siècle, et où pêcher est interdit, sous peine de mort, car les moroï (ou morts-vivants) habitent ce lieu. 
Pourtant, le jeune Victor Luca entretient un lien d'amour avec ce lieu, qui emporte son père violent. Plus tard, quand le jeune homme tue pour la première fois une jeune fille, c'est encore La Fosse aux Lions qui détourne les chiens de Victor. Ce dernier est victime de pulsions meurtrières, qui l'obligent à se terrer dans la maison qu'il partage avec sa mère et sa soeur pendant plus de vingt ans.
D'abord convaincu qu'il est condamné à l'Enfer, Victor finit par trouver un moyen d'expier son crime en recopiant des textes de l'Église catholique, distribués clandestinement par le prêtre du village, opposant au régime.

Terre des affranchis est un premier roman dépaysant, intriguant et riche.
Avec ce livre, le lecteur est d'abord amené à penser qu'il va lire un conte effrayant.  Victor se fera t-il prendre ? Va t-il réussir à se pardonner ses actes ? Il est traqué, d'abord par tout le village, puis par le policier du village, et même par la police communiste, qui recherche l'auteur des copies de livres religieux que le régime tente de faire disparaître. 
Ce texte est en fait bien plus complexe. Liliana Lazar crée une ambiance entre nature et civilisation, entre superstition, religion et foi politique, pleine de contradiction et d'hypocrisie, sans doute assez proche de ce qui devait régner sous Ceausescu. Le sorcier côtoie le curé et le politicien, parfois dans un seul corps, sans que personne ne puisse rien dire. Les traditions roumaines se superposent sans oser se combattre en plein jour. Les persécutions de religieux se font en silence. Le père Illie est torturé puis tué, avant d'être déclaré en fuite par les autorités. Dans un système où personne n'a jamais rien fait, il est d'autant plus facile pour les bourreaux de l'époque de Ceausescu de se faire passer pour des résistants de la première heure une fois le communisme anéanti.
Les pulsions meurtrières de Victor trouvent ainsi un espace dans lequel elles peuvent s'exprimer presque en toute sécurité. Les cadavres de La Fosse aux Lions sont attribués à la malédiction qui entoure le lac, et dans ce monde que chacun pense maîtriser, la menace ne peut venir que de l'extérieur. Je ne vais pas aller plus loin pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui n'ont pas encore lu ce livre, mais l'aveuglement et l'amnésie des gens est à la fois impressionnant et parfaitement logique. Chacun cherche faussement sa rédemption.   
Beaucoup de descriptions ponctuent ce livre pour nous faire pénétrer à Slobozia, souvent avec succès. Nous baignons véritablement dans une ambiance pleine de croyances. J'ai tout de même trouvé que certaines explications étaient un peu lourdes, et que l'on m'expliquait parfois longuement des façons de faire roumaines uniquement pour que je puisse bien tout comprendre.   

Je n'ai pas eu un coup de coeur pour ce livre (contrairement à Télérama, je n'ai vu ni Barbey d'Aurevilly ni Bram Stoker* à travers ces pages), mais il s'agit d'une bonne surprise qui m'a fait sortir de mes lectures habituelles. Une romancière à suivre.   

Anne-Sophie, Cathulu, Lael et Béné ont adoré ou aimé ce livre.

Challenge 1% de la Rentrée Littéraire 2009 : 2/7.
* Heureusement, en ce qui concerne ce dernier...

1 mai 2009

Femme de Chambre ; Markus Orths

resize_5_Liana Levi ; 131 pages.
Traduit de l'allemand par Nicole Casanova.
V.O. : Das Zimmermädchen. 2008.

Voilà un petit livre qui m'a attirée avec sa couverture. La femme qui pose me fait penser à une gouvernante anglaise.

Pas du tout. Il s'agit en fait de l'histoire de Lynn, une jeune femme qui vient de passer six mois dans un hôpital, afin de soigner une dépression. Elle se fait engager par son ancien compagnon comme femme de chambre dans un grand hôtel, et s'occupe en faisant le ménage avec une minutie extrême.
Un soir, elle s'allonge sous un lit, et passe la nuit avec un client qui ignore sa présence. Dès lors, chaque mardi, elle répète cette action. Comme elle répète les autres petits événements qui ponctuent son existence, comme elle en crée d'autres pour pouvoir les répéter.

Voilà un petit livre très étrange. Il se passe très peu de choses dans ce livre, les dialogues sont rares et brefs, le style est détaché et très précis. Pourtant, il s'agit d'un récit pesant, à cause des non-dits qui habitent chaque phrase, chaque événement. Lynn ne va pas bien, mais on ne saura jamais ce qui lui est arrivé. Pourquoi elle est allée à l'hôpital, qui elle était avant.
On l'observe, cherchant à ne pas penser, se liant de manière très étrange à des inconnus, se réfugiant sous les lits de ces chambres qu'elle connaît, un peu comme si elle était dans le ventre d'une mère. Une mère que Lynn n'a pas, car la sienne ne lui offre pas de réconfort. Cela peut sembler malsain de se cacher sous le lit d'une chambre d'hôtel, évidemment. Mais quand je dis qu'il ne se passe rien ou presque dans ce livre, c'est vrai. Se cacher sous le lit n'est pas un événement dans la vie de Lynn, du moins pas comme on se l'imagine. Lynn n'est pas quelqu'un de dangereux, elle est seulement blessée. Par des événements qu'elle ne peut exprimer, auxquels elle ne veut pas penser, et auxquels le lecteur n'aura jamais accès.
Un semblant d'horizon semble percer au cours du récit, un espoir amoureux et donc fragile, surtout lorsque l'on est une femme comme Lynn. Je m'arrête là pour ne pas tout vous dévoiler, mais disons que cette relation se noue de façon très intéressante, en totale harmonie avec qui est notre héroïne.

Une lecture qui m'a donc amenée à beaucoup m'interroger, et que je recommande.   
 

15 septembre 2021

La formule préférée du professeur - Yôko Ogawa

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Saviez-vous que les nombres pouvaient être amis ?

Lorsqu'elle est engagée en tant qu'aide-ménagère d'un professeur de mathématiques, la narratrice s'attend à accomplir un travail pénible. Ses collègues n'ont pas supporté cette mission. Pourtant, un lien étrange va se nouer entre cette jeune mère célibataire, son fils (surnommé Root par le professeur) et ce prodige dont la mémoire immédiate est réduite à quatre-vingt minutes depuis un accident de voiture.

Il en faut beaucoup pour m'intéresser aux mathématiques (j'ai fait une allergie sévère il y a longtemps) et encore plus pour ne pas me donner l'impression d'être une idiote. Yôko Ogawa a pourtant réussi cet exploit. Mieux encore, elle nous initie à la beauté des mathématiques, présents partout, sincères et obsédants.

Créant une ambiance à la frontière entre le fantastique et le réel, l'autrice nous offre un professeur exprimant à merveille cette ambivalence. Cet homme à la mémoire cassée, remplacée par les nombreuses étiquettes accrochées à sa veste, incarne à la fois le savoir et la vulnérabilité, l'autorité de la vieillesse et l'insouciance de l'enfance. Il enseigne une discipline qui nous paraît tout à coup ludique et humaine.

Malgré ces qualités indéniables et le fait que je commence à percevoir des constantes dans l'univers de Yôko Ogawa, je déplore une certaine froideur dans ses romans qui m'empêche de les apprécier de façon globale. J'en savoure le début avant de me lasser de ne pas parvenir à ressentir toute la violence des drames qu'elle évoque.

Cette lecture a été faite dans le cadre d'un événement partagé entre blogueurs pour saluer notre compère Goran, co-organisateur de qualité des Mois de l'Europe de l'Est et de l'Amérique latine, disparu brutalement il y a quelques mois. Le titre choisi était Le Petit joueur d'échecs, mais mon cerveau m'a joué des tours. J'espère que ça l'aurait fait sourire.

Actes Sud. 246 pages.
Traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle.
2005 pour l'édition originale.

22 juillet 2021

Honoré et moi - Titiou Lecoq

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Honoré de Balzac est aujourd'hui un monstre incontestable de la littérature. A sa mort, tout le monde veut se l'approprier, à gauche comme à droite. Les féministes comme les misogynes peuvent se délecter de ses textes. Son oeuvre est intemporelle et permet d'expliquer jusqu'à l'élection d'Emmanuel Macron, ce Rastignac (entre autres personnages balzaciens) du XXIe siècle.
Pourtant, malgré le succès réel qu'il a rencontré de son vivant, Balzac n'a pas échappé aux critiques et aux moqueries. Incarnant la popularisation du roman au XIXe siècle, il a mis le sujet de l'argent sur le devant de la scène, aussi bien dans ses livres que dans sa vie. Un crime impardonnable, puisque cela signifiait que l'artiste ne vit pas d'amour et d'eau fraîche et qu'il doit travailler pour produire ses oeuvres.

" Quand Zweig parle "d'amour de l'argent", il ne semble pas envisager que Honoré avait simplement besoin de gagner sa vie. En réalité, ce n'est pas lui-même qu'il abîme, c'est l'idée que Zweig se fait de l'art, des artistes et des grands hommes. Honoré désacralise l'écriture et c'est insupportable aux yeux de certains. "

Il y a quelques semaines, j'ai décrété, sûre de moi, que je n'aimais pas du tout les essais trop familiers, les variations de registre et que j'étais une inconditionnelle de l'académisme dans le style. Il faut croire que Titiou Lecoq est l'exception qui confirme la règle.
Honoré et moi multiplie les écarts de langage, et son autrice s'adresse à ses lecteurs comme à des amis proches. Cela ne m'a pas empêchée d'apprendre des tas de choses, tout en ayant l'impression d'avoir passé quelques soirées à rire comme une hyène avec une copine, en disant du mal de quelqu'un qu'au fond on aime bien.

Titiou Lecoq nous offre un Honoré en chair et en os, écrivain mais surtout homme plein de faiblesses, d'illusions, de mauvaise foi. On le suit dans ses projets fous et ruineux. On découvre aussi ses techniques de travail, ses horaires farfelus et ses sources d'inspiration. Entre deux entreprises catastrophiques, on le voit dessiner peu à peu sa Comédie Humaine.

"Si son temps de labeur est partagé entre jour et nuit, c'est parce que la nature même de son travail est divisée en deux. : écriture et réécriture. Elle révèle que, d'une certaine manière, Balzac a inventé le traitement de texte avant les ordinateurs. Il déteste travailler sur ses manuscrits écrits à la main. Il a besoin de voir le texte imprimé pour continuer.  "

Réfutant la thèse selon laquelle l'écrivain aurait été la victime d'une mère destructrice, Titiou Lecoq n'oublie pas sa casquette de féministe. Pour cela, elle utilise aussi bien les fait que les propres ouvres de Balzac qui dénoncent les viols conjugaux et dépeignent avec une perspicacité surprenante les contraintes de la maternité. Ce qui lui a au passage valu d'être méprisé, puisqu'on ne traite pas de sujets aussi insignifiants (surtout quand, au même moment, un Victor Hugo s'attaque à la peine de mort). Dommage que Beauvoir n'ait pas analysé Balzac dans Le Deuxième Sexe, cela aurait été fabuleux.

Une biographie passionnante, alliant rigueur et subjectivité, et qui nous montre un homme loin du grand cliché de l'artiste, qui a utilisé la littérature pour vivre sa vie.

Les avis de Maggie, Claudialucia, Keisha et Choup.

L'Iconoclaste. 294 pages.
2019.

8 février 2021

Ce que les hommes appellent amour - Joaquim Maria Machado de Assis

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- Conseiller, si les morts vont vite, pour les vieux tout va plus vite encore que pour les morts... Vive la jeunesse !

Après plus de trente ans à arpenter le monde pour mener une carrière diplomatique, le conseiller Aires est de retour à Rio. Veuf, sans enfant, il se reconstitue un cercle de connaissances. Alors qu'il se rend au cimetière en compagnie de sa soeur Rita, il aperçoit une jeune femme dont les traits retiennent son attention. Il s'agit de la veuve Noronha, dont le bref mariage a provoqué la rupture avec sa famille. Réfugiée chez son oncle, elle peut aussi compter sur l'amour des Aguiar, un couple de sexagénaires en mal d'enfant.
Rita observe que la belle Fidélia est si dévastée par la perte de son époux qu'elle ne se remariera jamais. Aires n'étant pas convaincu, le frère et la soeur lancent un pari.

En ce mois de l'Amérique Latine, je me suis dit que c'était l'occasion de découvrir un auteur qu'une lectrice de ce blog m'a conseillé récemment. J.M. Machado de Assis est un auteur brésilien dont je n'avais jamais entendu parler,  mais Wikipédia indique qu'il est " considéré par beaucoup de critiques, d’universitaires, de gens de lettres et de lecteurs comme l’une des grandes figures, sinon la plus grande, de la littérature brésilienne. " Dans sa bibliographie, Dom Casmurro et L'Aliéniste semblent particulièrement sortir du lot, mais ma médiathèque n'avait en stock que Ce que les hommes appellent Amour, le dernier de ses romans.

Cette lecture n'a pas été désagréable, mais je dois reconnaître que c'est une petite déception.

La forme du livre est plaisante puisqu'il s'agit du journal de Aires. C'est un homme sympathique et bienveillant. Bien que sa soeur le décrive comme "si vert qu'on [lui] donnerait trente [ans]" et que lui-même ne soit initialement pas complètement convaincu que le temps de l'amour soit révolu pour lui, il se place en tant qu'observateur et ne prend pas d'initiative.
Plus qu'un roman d'amour, ce livre met en scène la fin d'une génération et la montée en puissance d'une autre. Aires et les Aguiar ne bougeront plus, ils vivent des aventures en observant les plus jeunes. Ce sont eux qui leur procurent de belles joies, mais aussi qui leur brisent le coeur.
Derrière eux, le décor évolue aussi. L'esclavage est en passe d'être aboli définitivement, l'empire vit ses dernières années, la Vieille Europe retrouve de l'atrait.
Il y a un peu d'ironie, de la mélancolie, des médisances, des réflexions sur la nature humaine, mais je n'ai pu m'empêcher tout au long de ce livre de penser que d'autres ont fait la même chose, en bien mieux (Henry James, Giuseppe Tomasi di Lampedusa...). Il y a un manque de profondeur dans la description des personnages. Leurs pensées et même leurs actes restent écrits de façon trop superficielle pour permettre au lecteur de rentrer dans ce livre.

Je ne compte pas en rester là avec cet auteur malgré cet avis mitigé. L'Aliéniste en particulier m'intrigue beaucoup.

Métailié. 197 pages.
Traduit par Jean-Paul Bruyas.
1908 pour l'édition originale.

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9 janvier 2021

Le deuxième sexe - Simone de Beauvoir

beauvoirImpossible, lorsqu'on se dit féministe, de faire l'impasse sur Simone de Beauvoir, et en particulier sur Le deuxième sexe. Ce livre de plus de mille pages est LA référence sur le sujet. Après ma lecture agréable des Mémoires d'une jeune fille rangée il y a deux ans, j'ai pris mon courage à deux mains et je ne le regrette pas. J'aurais aimé vous partager l'intégrale de mes notes, mais pour ne pas endormir tout le monde je vais essayer d'être la plus concise possible.

Le deuxième sexe est un livre incontournable et passionnant, qui pose les bases de ce qui fonde les rapports entre les sexes à travers l'étude de diverses disciplines (biologie, histoire, psychologie, psychanalyse, littérature...) et qui analyse les sociétés humaines à l'époque de Beauvoir, pour prouver que la différence de statut entre l'homme et la femme n'a rien de naturel et doit être combattue.

Si Beauvoir parle de "deuxième sexe", c'est parce que l'homme est "le Sujet absolu" et la femme "l'Autre", "dans une totalité dont les deux termes sont nécessaires l'un à l'autre." 
Contrairement aux autres espèces animales, l'humain transcende sa condition en évoluant, en créant. Mais cette transcendance est refusée à la moitié de l'humanité.  Reléguée dans les tâches répétitives et biologiques du maternage et du travail domestique, la femme ne peut, contrairement à l'homme, tenir le rôle de créateur et être fêtée pour cela. Elle est donc indispensable à l'homme, mais est définie par lui et pour lui, maintenue dans une position d'infériorité et de subordination. Les institutions sont pensées dans ce sens.

Il y a bien un mythe du féminin, de la Femme, puissante, mystérieuse.
Ainsi, les déesses de la fertilité, les célébrations sans fin de la Femme par les poètes. Mais ce mythe contient en lui toute la peur, le mépris et la volonté de laisser la femme réelle dans la situation qui est la sienne. Les religions, et particulièrement le christianisme, ont la femme libre en haine. Sa souillure originelle n'est purifiée que "dans la mesure où elle se soumet à l'ordre établi par les mâles". Autrement dit, en se mariant. La veuve doit être remariée, la célibataire suscite la suspicion, la putain est nécessaire pour éviter le libertinage (cf. Saint Augustin) mais vit en marge de la société. L'indépendance financière n'existe pas pendant longtemps pour la femme (encore aujourd'hui, la vie professionnelle de la femme est bien souvent considérée, y compris par elle, comme secondaire par rapport à celle de son mari), son indépendance intellectuelle est intolérable et doit être réformée.
En politique, l'obtention de droits dans le monde du travail a été le fruit d'un dur labeur. Les suffragettes ont également buté de trop nombreuses années contre la toute puissance de l'homme. Lors des votes ayant conduit au refus d'accorder le droit de vote aux femmes, les motifs invoqués sont savoureux :

" En premier lieu viennent les arguments galants, du genre : nous aimons trop la femme pour laisser les femmes voter ; on exalte à la manière de Proudhon la « vraie femme » qui accepte le dilemme « courtisane ou ménagère » : la femme perdrait son charme en votant ; elle est sur un piédestal, qu’elle n’en descende pas ; elle a tout à perdre et rien à gagner en devenant électrice ; elle gouverne les hommes sans avoir besoin de bulletin de vote, etc. Plus gravement on objecte l’intérêt de la famille : la place de la femme est à la maison ; les discussions politiques amèneraient la discorde entre époux. Certains avouent un antiféminisme modéré. Les femmes sont différentes de l’homme. Elles ne font pas de service militaire. Les prostituées voteront-elles ? Et d’autres affirment avec arrogance leur supériorité mâle : Voter est une charge et non un droit, les femmes n’en sont pas dignes. Elles sont moins intelligentes et moins instruites que l’homme. Si elles votaient, les hommes s’effémineraient. Leur éducation politique n’est pas faite. Elles voteraient selon le mot d’ordre du mari. Si elles veulent être libres, qu’elles s’affranchissent d’abord de leur couturière. "

Ce qui pose sans doute le plus de difficulté à l'affranchissement de la femme en tant qu'individu est la complicité dont on l'a rendue coupable vis-à-vis de sa situation. Il est confortable et rassurant d'être "sous la protection masculine", d'être parée par lui (aussi inconfortables que soient les bijoux et vêtements féminins). Il est flatteur d'être faite d'une essence mystérieuse, complexe, que même les plus grands hommes ne sont pas parvenus à découvrir. Pourtant, cette déférence a un lourd prix. La virginité n'est célébrée qu'associée à la jeunesse et à la beauté, et la femme en général n'est admirée que dans un rôle très circonscrit.

folio" On ne naît pas femme, on le devient"

Réfutant toute origine biologique au destin des femmes, Beauvoir démontre que les circonstances seules sont responsables de leur fonction d'objet par rapport à l'homme. De la naissance à la vieillesse, en passant par l'adolescence, l'initiation sexuelle, le mariage et la maternité, rien ne permet aux femmes de s'affranchir des carcans masculins. Beauvoir montre aussi de façon très convaincante comment les qualités "sexuées" sont construites. Admettant que les plus grands créateurs sont des hommes, elle rétorque, preuves et comparaisons à l'appui, que cela est dû au fait qu'on n'a pas permis aux femmes d'exprimer leur propre génie.

" La vieille Europe a naguère accablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons ». "

C'est un livre qui bouscule. La deuxième partie m'a en particulier fait l'effet d'un miroir énonçant des choses très vraies sur moi, personne qui pourtant se considère comme plutôt avertie, mais qui pas plus qu'une autre ne peut se défaire de représentations inculquées dès le plus jeune âge et répétées à l'infini. Cela dit, j'ai enfin compris pourquoi il est parfois très difficile pour les hommes et les femmes de se comprendre (et gros scoop, cela n'a rien à voir avec le fait que les uns viennent de Mars et les autres de Vénus...), pourquoi les sujets de conversations entre hommes et entre femmes sont si différents, pourquoi l'on ne donne pas la même priorité à l'amour quand on est de l'un ou de l'autre sexe. De même, aucun livre ne m'avait permis de comprendre aussi clairement ce que sous-tend le débat autour du soin donné à leur apparence par les femmes se revendiquant du féminisme (vous savez, les féministes sont soit moches et frustrées, soit des hypocrites qui se maquillent et s'épilent malgré leur discours).
Ce n'est bien évidemment pas un livre qui incite à la haine et la violence envers les hommes (comme l'immense majorité des des oeuvres féministes en fait, malgré les accusations). Beauvoir était aux côtés des classes travailleuses en général. Le deuxième sexe plaide pour une redéfinition en profondeur des rapports entre les sexes, à tous les niveaux. Beauvoir prend même le soin de rassurer ceux qui ne manqueront pas de lui dire que ça risquerait de rendre la vie ennuyeuse.

" Ceux qui parlent tant d’« égalité dans la différence » auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des différences dans l’égalité. "

Toute l'oeuvre est parsemée de références à de très nombreux auteurs. Si j'ai banni toute idée de lire un jour Montherlant, j'ai en revanche bien l'intention de me replonger dans Stendhal, Mauriac, Colette et même D. H. Lawrence qui en prend pour son grade. Je ne lisais pas ce texte dans cette optique, mais moi qui aime les livres qui parlent de livres, j'ai été servie avec Le Deuxième sexe.

Cette lecture n'est pas sans défauts. Son autrice est marquée par son époque. Ses méthodes et sa réflexion sont influencées par les courants de pensée et les disciplines (la psychanalyse en particulier) qui occupaient le devant de la scène lors de la rédaction de son livre, ce qui donne parfois au texte un caractère dépassé. Certains passages sont très éthnocentrés, voire racistes, et l'on trouve des réflexions sur l'homosexualité qui me semblent bien plus refléter des convictions et des expériences personnelles de Simone de Beauvoir* qu'une quelconque vérité étayée par des études rigoureuses. De même, l'autrice a un sérieux problème avec les mères et le mariage (même si, en ce qui me concerne, la mauvaise foi dans ce domaine me fait souvent rire). 
Malgré tout, je n'ai jamais lu un livre aussi complet et étayé sur les questions qu'il aborde, donc dans l'attente d'une version actualisée du Deuxième sexe je lui pardonne tout.

Un livre édifiant, encore aujourd'hui, même si certains passages me semblent refléter une réalité sinon passée du moins en recul, ce qui prouve que l'on va dans le bon sens.

* Bien qu'éronnés, ces passages ne contiennent pas de mépris (dans la mesure où je suis capable d'en juger). Je trouve même que, sans le vouloir, Beauvoir ébauche une réflexion sur les questions de genre.

Le deuxième sexe. I. Les Faits et les mythes. Folio. 408 pages. 1949 pour l'édition originale.
Le deuxième sexe. II. L'expérience vécue. Folio. 654 pages. 1949 pour l'édition originale.

18 mars 2021

Confusion (La Saga des Cazalet III) - Elizabeth Jane Howard

confusion

Tu ne trouves pas qu'il y a un truc qui cloche avec notre durée de vie ? Si on vivait 150 ans sans trop vieillir pendant les cent premières années, alors les gens auraient le temps de devenir raisonnables (...).

1942. La guerre fait toujours rage. A Home Place, on s'organise comme on peut. Le Brig est de plus en plus aveugle, les servantes s'engagent pour participer à l'effort de guerre ou sont trop vieilles pour s'occuper seules des plus jeunes, et surtout, Sybil vient de succomber à son cancer.
Hugh et Edward continuent leurs allers-retours à Londres pour gérer l'entreprise familiale et leurs problèmes personnels, la perte de sa femme pour l'un, sa maîtresse enceinte pour l'autre.
Quant aux plus âgées des filles Cazalet, elles quittent le nid familial pour travailler ou se marier, avec plus ou moins de bonheur.

C'est un plaisir de retrouver les Cazalet, que la guerre, le temps et la maladie ont bien changé depuis Etés anglais. J'ai toujours un peu de mal à entrer dans les livres qui composent cette saga, mais il arrive toujours un moment où je n'arrive plus à les lâcher.

Comme précédemment, les personnages féminins sont les plus marquants. Si certaines, comme Zoë, semblent dans une certaine mesure tirer leur épingle du jeu, pour d'autres la chute est rude.
Villy vieillit, Rachel continue à se sacrifier, ses nièces s'enferment dans des relations décevantes de diverses manières. Même si elles jouissent d'une autonomie plus grande, le mariage reste la porte de sortie quasi-systématique et même les unions heureuses se font avant tout à l'avantage des hommes. Cette situation rend presque touchante la très antipathique maîtresse d'Edward, réduite à lui sussurer ce qu'il veut entendre pour ne pas se retrouver dans une situation impossible.

On pourrait se demander si Elizabeth Jane Howard n'est pas excessive dans sa description des hommes. La plupart ont des défauts impardonnables et tous sont égoïstes. Même Hugh a considéré que traiter sa femme comme une enfant était préférable à lui dire la vérité.
Edward ne peut être détrôné en tant que membre le plus répugnant de la famille Cazalet, mais Michael obtient le titre de pire mufle lorsqu'il laisse sa femme à peine accouchée et son nouveau-né à Londres pour se reposer auprès de "maman". Cela semble caricatural. Pourtant, est-il inconcevable que le plaisir féminin à cette époque n'ait pas été une préoccupation pour les hommes, même ceux qui aimaient leur femme ? Est-il faux que l'on attendait des femmes qu'elles offrent à leurs pères, maris et frères un abri chaleureux lors de leurs permissions, et donc qu'elles taisent leurs propres colères ? Qui se souciait réellement des violences obstétriques ?

Même si j'apprécie beaucoup cette saga, elle a pour moi les défauts de son genre : une surabondance dans les thèmes abordés, un traitement parfois superficiel des sujets graves (le deuil, la déchéance physique...), et une écriture assez basique. Certains éléments sont problématiques. J'attends ainsi toujours qu'Elizabeth Jane Howard en dise davantage au sujet de l'inceste qu'elle met en scène pour des raisons qui ne sont pour l'instant pas justifiées (je lui laisse le bénéfice du doute tant que je n'ai pas achevé la saga). Et cela me perturbe qu'un presque quadragénaire puisse s'enticher de la fille adolescente de son meilleur ami disparu.

Cela dit, un peu de superficialité (relative) dans mes lectures n'est pas pour me déplaire de temps en temps. Je serai d'autant plus au rendez-vous pour la parution du prochain tome que Confusion s'achève sur des changements qui s'annoncent passionnants.

Je remercie les éditions de La Table Ronde pour ce livre.

La Table Ronde. 480 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff.
1993 pour l'édition originale.

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2 avril 2020

Captive - Margaret Atwood

atwoodLe 18 juillet 1843, au nord de Toronto, Thomas Kinnear et sa femme de charge, Nancy Montgommery, sont sauvagement assassinés. Les meurtriers sont James McDermott et Grace Marks, deux autres employés de la maison, qui s'enfuient ensuite avec les objets de valeur qu'ils peuvent emporter. Rattrapés aux Etats-Unis, ils sont enfermés puis jugés à Toronto, procès à l'issue duquel ils sont condamnés à mort. La peine de Grace Marks est finalement commuée en prison à vie.
Dès les premiers instants, des voix s'élèvent pour prendre la défense de Grace Marks. Des pétitions demandant la libération de la jeune fille de seize ans voient le jour. Ces défenseurs pensent que Grace n'est pas coupable et qu'elle est la troisième victime de James McDermott.
Des années plus tard, le docteur Simon Jordan décide de rencontrer Grace et de découvrir la vérité.

Quand on s'intéresse au féminisme et à l'histoire des femmes en général, Margaret Atwood est un auteur qui semble incontournable. Captive est en effet un portrait de femme, mais pas seulement.
A travers cette histoire, nous voyons apparaître devant nous le Canada du XIXe siècle. Née en Irlande dans une famille d'autant plus pauvre que le père dépense en alcool les maigres ressources à disposition, Grace s'embarque avec les siens vers le continent américain alors qu'elle est à peine une adolescente. La traversée est éprouvante, mais une partie de la famille arrive finalement en Ontario. Nous l'observons alors faire ses premiers pas en tant qu'employée de maison.
La période est instable, les tensions politiques et religieuses nombreuses. A cette époque, les femmes sont particulièrement vulnérables. Atwood nous décrit avec précision la vie de Grace, à tel point que le drame qui l'a rendue célèbre n'est pas toujours en ligne de mire. Aimant les romans ayant un fond historique, j'ai apprécié cet aspect du livre, même si je pense que quelques coupes auraient été appréciables. Grace Marks et James McDermott étant Irlandais, les enquêteurs sont d'autant plus sévères à leur égard que la réputation de cette population est mauvaise.

J'ai dit plus haut que Margaret Atwood était connue pour ses écrits engagés. Sur ce point, j'ai été un peu déçue. Il est bien question de femmes maltraitées, d'avortements, de grossesses et de relations sexuelles hors mariage. Mais le destin de Grace n'est pas assez utilisé pour faire une illustration de cela. Captive est une histoire basée sur des faits réels. C'est à la fois une force, puisque cela rend le récit plus palpitant et une faiblesse étant donné que le parti pris de Margaret Atwood est de ne pas trop dévier des faits connus. Cela donne une fin à mon sens assez décevante. Pendant tout le récit, on s'interroge sur Grace. On se demande s'il s'agit d'une victime, d'une femme souffrant de troubles mentaux, d'une Shéhérazade ou bien d'une manipulatrice hors pair. Pourtant, au lieu de nous dévoiler une femme dans toute sa complexité, Atwood tourne autour du pot et se contente d'utiliser Grace Marks pour évoquer l'arrivée de la psychologie dans les enquêtes et de poser sans y répondre la question de la responsabilité des criminels en cas de troubles mentaux.
Par ailleurs, la majeure partie du récit se concentre sur les souvenirs de Grace et sa version du drame. L'enquête du docteur sur le terrain commence très tardivement. Le personnage de Simon Jordan lui-même est décevant. Il disparaît au moment où l'on aurait besoin de son éclairage.

J'ai donc apprécié ma lecture tout en déplorant quelques longueurs et un contrat de base qui n'est à mon sens pas complètement respecté à cause d'un refus de l'auteur de prendre parti. Cela ne m'empêchera pas de lire d'autres de ses oeuvres.

Les avis de Lili et de Maggie.
Une lecture qui rentre dans le Challenge Pavévasion de Brize.

Audible. 18h.
Lu par Elodie Huber.
1996 pour l'édition originale.

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17 décembre 2019

Sorcières : du procès de Salem à la question de la place des femmes

sorcieresMa présence ici aura été très limitée cette année en raison de l'arrivée d'un futur lecteur qui me prend beaucoup de temps et me pousse à orienter mes lectures vers des sujets très spécialisés.
J'ai quand même réussi à trouver du temps pour faire quelques découvertes, dont trois lectures autour du personnage de la sorcière.

En 1692, la ville de Salem devient folle. Des jeunes filles accusent des dizaines de personnes de les avoir ensorcelées. Poussés par l'isolement, le fanatisme religieux, la misogynie et l'appât du gain, leurs parents et les autorités emprisonnent et font exécuter sur de simples paroles. La plupart des victimes de cette folie meurtrière sont des femmes, souvent isolées, vieilles et pauvres.  

Si les chasses aux sorcières sont officiellement terminées depuis fort longtemps, ce n'est pas le cas de la méfiance et de la violence envers les femmes. Impossible, encore aujourd'hui, d'être une femme indépendante sans se faire traiter d'hystérique ou de féministe (comme si ce mot était une insulte) dans le meilleur des cas. Prétendre à de hautes fonctions est la certitude de se prendre un flots d'injures misogynes.
Même le corps des femmes doit rester sous le contrôle masculin. Derrière la plupart des débats de société se cache la défense de cet état de fait. Qui a entendu parler d'autre chose que du voile ou du burkini dans les discours dénonçant les atteintes à la laïcité ? Qui a dénoncé les attributs religieux portés par des hommes ?

9782221191453Arthur Miller, en pleine "chasse aux sorcières" communistes aux États-Unis, a écrit la célèbre pièce Les Sorcières de Salem. Il y dénonce le fanatisme qui pousse à la paranoïa puis à des actes irréparables. Ses héros sont ceux dont l'Histoire a retenu le nom, en particulier Samuel Proctor. La pièce est agréable et sa résonnance avec ce qu'il se passait alors aux Etats-Unis la rend d'autant plus frappante, mais la lecture des livres de Mona Chollet et de Maryse Condé m'ont surtout alertée sur la place assez mineure que les femmes y jouent.


Maryse Condé, dans Moi, Tituba sorcière..., s'interroge sur la destinée de Tituba, l'esclave noire exilée en Nouvelle Angleterre qui figure parmi les premières accusées.
Celle-ci, bien que née presque libre et vivant de son activité de sorcière guérisseuse, renonce à ce privilège pour épouser un esclave. Non seulement ce mariage sera désastreux, mais en plus elle sera l'une des accusées de Salem. En tant que guérisseuse et en tant qu'esclave noire, sa parole n'a aucune valeur face aux accusations, même si elles émanent de très jeunes filles.
condéLe plus absurde, souligne Maryse Condé, est cette accusation d'alliance avec le diable, notion très chrétienne, alors que Tituba ne sait même pas qui est Satan. Lorsque les poursuites sont abandonnées, les prisonniers libérés et les victimes réhabilitées, certains noms dont celui de Tituba sont oubliés. Elle n'est qu'une femme, noire qui plus est. La seule personne qui la comprend est une certaine Hester, qui ressemble trop au personnage de La Lettre écarlate pour que ce soit une coïncidence.

Dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet revient aussi sur cet épisode. Elle y voit une démonstration parfaite de la violence du monde envers les femmes, et particulièrement celles qui auraient un semblant d'autonomie, d'expérience et de caractère. Ce n'est pas un hasard si beaucoup des accusées étaient des femmes âgées et célibataires, donc jouissant d'une liberté insupportable.

Ainsi qu'elle le souligne, qui, hormis dans le cas des chasses aux sorcières, oserait affirmer qu'une folie meurtrière visant un groupe viendrait du fait que le groupe en question mettrait ceux d'en face (ici, les hommes) mal à l'aise ?

Un ensemble de lectures simultanées enrichissant et très actuel.

Moi, Tituba sorcière... . Folio. 288 pages. 1988 pour l'édition originale.
Sorcières. La puissance invaincue des femmes. Lizzie. 7h57. 2018 pour l'édition originale.
Les sorcières de Salem. Robert Laffont. 256 pages. 1953 pour l'édition originale.

 

6 septembre 2018

Une Place à prendre - J.K. Rowling

placeBarry Fairbrother, conseiller paroissial à Pagford et père de quatre enfants très apprécié, s'écroule le soir de son dix-neuvième anniversaire de mariage, victime d'une rupture d'anévrisme. Les habitants de la bourgade sont choqués, mais très vite ce sont surtout les prétendants à sa succession qui se manifestent. D'un côté, certains voudraient préserver le travail de Barry en faveur d'un quartier défavorisé et d'une clinique à destination des toxicomanes. De l'autre, les notables locaux, emmenés par Howard Mollison, entendent bien profiter de l'occasion pour se débarasser de ceux qu'ils jugent indignes d'attention.

J'ai commencé cette lecture en imaginant retrouver l'auteur de Harry Potter dans son univers habituel. Si on peut retrouver dans ce livre le soin habituel que J.K. Rowling met dans ses personnages, le parallèle avec sa série phare s'arrête là. Et encore, je n'étais pas au bout de mes surprises. L'auteur a un style cru, sarcastique. Aucun de ses personnages, à l'exception des adolescents, qui sont avant tout des victimes, ne peut se vanter de vouloir autre chose que satisfaire sa petite personne. J'étais décidée à me moquer d'eux tout en grinçant occasionnellement des dents. Finalement, il n'y a rien d'amusant dans Une place à prendre. J'ai ragé contre ces ordures de Mollison, espérant jusqu'au bout qu'ils finiraient par mourir dans d'atroces souffrances, les mots de Parminder à sa fille harcelée et mal-aimée m'ont soulevé le coeur et les discours des conseillers paroissiaux sur l'argent inutilement dépensé pour les plus défavorisés m'ont trop rappelé les politiques actuelles pour que je me sente autrement qu'impuissante. Je crois que c'est ce qu'il y a de pire dans ce livre. Il a l'air caricatural, mais les propos tenus par les personnages, sur les services d'aide à l'enfance, la mixité sociale ou les allocations n'ont rien d'inventé.

« … mentalité d’assisté, disait Aubrey Fowley. Des gens qui n’ont littéralement jamais travaillé de leur vie.
— Et, voyons les choses en face, ajouta Howard, la solution à ce problème est très simple. Qu’ils arrêtent de se droguer. »

Il faut un temps d'adaptation avant d'identifier clairement la multitude de personnages, adultes et adolescents, dont nous suivons les traces. J'ai cru comprendre que certains avaient trouvé que l'auteur prenait trop de temps à poser son cadre, mais je n'ai pas eu ce sentiment. Ce n'est pas un roman rempli d'action, c'est certain, et j'imagine que cela a causé de nombreuses déceptions. Pour ma part, je ne me suis pas ennuyée une seule seconde. Ce dont l'auteur parle, c'est de la vie de tous les jours, avec simplicité et éloquence. A moins d'être de mauvaise foi, après avoir lu ce livre, on ne peut plus considérer que vouloir une grossesse et vivre des allocations est forcément un acte stupide et égoïste. Parfois, c'est une question de survie, la seule porte de sortie possible.

Une fable sociale désenchantée et cruelle, qui prouve que J.K. Rowling est un auteur capable de proposer des oeuvres très différentes sans sacrifier son talent. J'ai hâte de la découvrir en tant qu'auteur de romans policiers désormais.

Karine a adoré mais Maggie a été très déçue (une telle discordance entre nous deux est surprenante ! ).

Grasset. 20h57.
Traduit par Pierre Demarty.
Lu par Philippe Résimont.
2012 pour l'édition originale.

pavé

6 janvier 2018

Anna Karénine - Léon Tolstoï

20171224_130009[1]Pour accompagner nos longues soirées d'hiver, Romanza a décidé de lancer un challenge autour d'Anna Karénine, l'un de ses romans préférés. J'avais déjà abordé Tolstoï de façon peu concluante il y a quelques années, mais cela ne m'avait pas ôté l'envie de lire ses oeuvres majeures. Après ma lecture un peu laborieuse de Crime et Châtiment, j'avais de plus envie de poursuivre ma découverte de la littérature russe, alors je n'ai pas hésité.

On connaît souvent d'Anna Karénine sa fin tragique, mais ce gros roman est bien loin de se résumer à cet épisode. Etant incapable de résumer ce livre, je vais simplement vous raconter le début de l'histoire.

En descendant du train qui la mène chez son frère à Moscou, Anna Karénine, femme mariée, fait la rencontre du comte Alexis Vronski. Leur liaison ne tarde pas à être connue de toute la bonne société et à plonger la jeune femme dans la solitude.
Au même moment, Constantin Lévine, noble propriétaire terrien qui n'est heureux qu'à la campagne, voit sa demande en mariage refusée par la jeune Kitty Stcherbatski, elle aussi éprise du beau Vronski.

Contrairement à ce que le titre laisse penser, Anna Karénine n'est pas un roman qui se concentre autour de l'histoire d'une femme adultère. Anna n'est même pas le personnage principal du roman, elle partage la vedette avec Constantin Lévine. Si ces deux personnages ne se rencontrent qu'une seule fois, Tolstoï entremêle leurs vies tout au long du roman pour poser les questions qui le tourmentent autour du sens de la vie, du mariage, des relations entre les gens (d'une même famille, d'une société), et surtout de l'existence de Dieu.
Ne fuyez pas à toutes jambes en lisant cette dernière phrase. S'il serait mensonger d'affirmer qu'Anna Karénine ne souffre pas de quelques longueurs, c'est un roman qui se lit très facilement, avec des chapitres courts, une histoire bien rythmée et passionnante et quelques scènes à mourir de rire (le mariage et les élections en particulier).

Je regrette un peu de n'avoir pas déjà lu ce roman il y a une dizaine d'années, je pense que j'aurais lu une tout autre histoire et ma lecture d'aujourd'hui n'en aurait pas été moins intéressante. L'histoire entre Anna et Vronski m'aurait probablement davantage fait rêver (alors que là, pas du tout). Je n'ai pas ressenti d'attachement particulier pour Anna. C'est une femme moderne, courageuse, mais elle est surtout le symbole de ce qui arrive à une femme ayant choisi de suivre sa passion plutôt que son devoir dans la Russie du XIXe siècle. Sa position la rend tellement isolée et dépendante de son amant qu'elle s'illustre essentiellement par ses caprices et ses crises de jalousie.
Tolstoï n'approuve pas Anna, mais il la plaint. Ses personnages sont d'ailleurs régulièrement préoccupés par la question féminine. Ils soulignent l'hypocrisie de la bonne société, qui condamne les femmes comme Anna, qui ont quitté leur mari tout en fermant les yeux sur les liaisons soi-disant secrètes mais dont chacun est informé. Quant aux hommes, l'adultère ne leur provoque qu'un léger inconfort. Le propre frère d'Anna est bien vite pardonné par son épouse et peut poursuivre ses frasques. Quant à Vronski, il continue à être reçu partout. Tout juste est-il contrarié de ne pouvoir transmettre son patronyme à ses enfants.

Si je n'ai pas été particulièrement émue par Anna en raison de mon grand âge, qui me rend beaucoup plus pragmatique qu'autrefois, j'ai sans doute apprécié davantage que je ne l'aurais fait alors de suivre Lévine. C'est un homme qui ne se sent bien que sur ses terres et qui éprouve un amour admirable pour la nature. A l'image de Tolstoï, il s'interroge sur la place de chacun, les rapports entre les hommes. Le servage n'étant aboli que depuis une dizaine d'années lorsque l'auteur entreprend la rédaction d'Anna Karénine, cette reditribution des cartes est très présente dans le roman. Bien que membre de la classe dominante, Lévine s'interroge sur les droits qu'il a de posséder ses biens, sur son rôle auprès des paysans, et sur le régime politique idéal.

" - C'est si vague, le mot "peuple" ! Il est possible que les secrétaires cantonaux, les instituteurs et un sur mille parmi les paysans comprennent de quoi il retourne ; mais le reste des quatre-vingt millions fait comme Mikhaïlytch : non seulement ils ne témoignent pas leur volonté, mais ils n'ont pas la plus légère notion de ce qu'ils pourraient avoir à témoigner. Quel droit avons-nous, dans ces conditions, d'invoquer la volonté du peuple ? "

On (du moins les neuneus dans mon genre) ne comprend pas avant les dernières pages où l'auteur compte amener le lecteur, la raison de ce parallèle entre Lévine et Anna. J'ai suffisamment dénigré la religion sur ce blog pour que vous deviniez que je ne suis pas vraiment convaincue par la révélation qui s'offre à Lévine, mais Tolstoï a l'habileté de ne pas oublier qu'il s'agit d'un être humain, ce qui permet au personnage de conserver ma sympathie. Ayant lu Crime et Châtiment il y a peu de temps, je ne peux pas m'empêcher de faire un rapprochement entre les deux fins et je soupçonne les deux auteurs d'avoir eu des tourments en commun.

Une lecture à faire absolument et une belle façon de débuter 2018.

L'avis passionné de Romanza (merci de m'avoir poussée à faire cette lecture).

Folio. 909 pages.
Traduit par Henri Mongault.
1877 pour l'édition originale.

28 août 2017

L'Amie prodigieuse & Le Nouveau nom - Elena Ferrante

l-amie-prodigieuse-713457-621x1024J'ai tellement vu ce livre sur les blogs et en librairie l'an dernier que j'ai fini par avoir envie de découvrir cette série qui a conquis l'Italie avant de s'attaquer au reste du monde. Je n'ai pour l'instant lu que les deux premiers que je vous présente ensemble.

Lorsqu'Elena apprend que Lila, son amie d'enfance, a disparu, elle se perd dans ses souvenirs et remonte le fil de leur amitié. Elles sont encore de très jeunes enfants lorsqu'elles se rencontrent dans le Naples populaire des années 1950. Elena, dite Lenù, est aussi gentille et blonde que Lila est colérique et brune. 
A l'école, Elena est forte, mais pas autant que Lila. En dehors, c'est aussi cette dernière qui l'emporte dans le coeur des garçons. Lorsqu'à la fin de l'école primaire, Lila doit cesser sa scolarité tandis qu'Elena peut poursuivre ses études, les deux jeunes filles vont commencer à vivre leurs propres expériences tout en ayant pour objectif commun de quitter leur quartier misérable et en étant liées par une amitié souvent aussi douloureuse qu'indefectible.

Si je ne trouve pas le style d'Elena Ferrante particulièrement remarquable, elle propose une histoire particulièrement vivante et intéressante à plus d'un titre.
L'amie prodigieuse fait revivre le Naples de l'enfance de Lila et de Lenù. On arpente avec elles les rues misérables de leur quartier, on entend la voix des pères et des mères, on imagine l'épicerie. Lorsque les deux fillettes découvrent les endroits plus aisés, la mer, et même plus tard Ischia, l'île des vacances, on se perd avec elles.
Le milieu napolitain n'est pourtant pas tendre pour les enfants, surtout lorsqu'il s'agit de filles. Les magouilles, les bagarres entres fascistes et communistes, les passages à tabac, voire les meurtres, font partie de la vie du quartier. Le machisme est tout puissant.

"Nous avions grandi en pensant qu'un étranger de devait pas même nous effleurer alors qu'un parent, un fiancé ou un mari pouvaient nous donner des claques quand ils le voulaient, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer."

Lila est une parfaite victime de ce machisme, condamnée par tous pour avoir voulu en tirer parti. Alors qu'elle a dû renoncer à s'élever socialement en étudiant, elle utilise son pouvoir de séduction et ses talents de manipulatrice pour obtenir de l'indépendance. Elle a beau savoir se comporter comme une véritable garce, il est difficile de ne pas la comprendre en partie. Tous ses actes, même le mal qu'elle fait à Elena s'expliquent par la frustration qu'elle éprouve face à ses limites.
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La scolarité d'Elena, elle, est exceptionnelle. Il se trouve que juste avant de lire L'amie prodigieuse, j'ai découvert Les Années d'Annie Ernaux. Difficile alors de ne pas rapprocher les deux auteurs lorsqu'elles évoquent le décalage de plus en plus grand entre leur personnage principal (Annie Ernaux elle-même dans Les Années, Elena ici) et leur milieu d'origine. A Naples, les enfants scolarisés s'expriment de plus en plus en italien et abandonnent le dialecte. Annie Ernaux et Lénù ont honte de leurs parents, des métiers qu'ils exercent, des vêtements qu'ils portent et de leur langage [1].

" [...] j'eus honte de la différence qu'il y avait entre la silhouette harmonieuse et bien habillée de l'enseignante, et son italien qui ressemblait un peu à celui de L'Iliade, et la silhouette toute tordue de ma mère, avec ses vieilles chaussures, ses cheveux ternes et son italien bourré de fautes dues au dialecte."

Cette conscience d'appartenir à une couche inférieure de la société est déjà forte à Naples, lorsqu'Elena assiste à certains événements et côtoie des individus qui baignent dans un monde cultivé depuis toujours. Lorsqu'elle se rend à Pise pour ses études, la bienveillance de ses camarades masque surtout de la condescendance. Elle s'applique alors à gommer davantage encore ses origines, en modifiant son accent, ses gestes ou même son apparence.

Pourtant, elle envie aussi Lila. A seize ans, difficile de ne pas envier sa meilleure amie qui remporte le coeur de tous les garçons. Lila ne se prive pas de mettre en avant ses avantages et son expérience, ni d'infliger une belle trahison à sa meilleure amie qui ne peut alors que la protéger. De plus, Elena a beau suivre des études brillantes, elle est victime du syndrôme de l'imposteur. Elle sait qu'elle n'est la meilleure que parce que Lila n'a pas pu aller au lycée.

Cette amitié-rivalité est habilement construite. Lila et Elena ont beau parfois se haïr, elles se sont construites l'une avec l'autre et parfois l'une contre l'autre. En cela, elles ne peuvent briser les liens qui les unissent. 

J'ai mis un peu de temps avant de rentrer dans cette histoire, et la dernière partie du Nouveau nom était un peu longue, mais les deux héroïnes arrivent à un tournant assez inattendu qui me donne envie de ne pas trop tarder avant de découvrir la suite de leurs aventures.

Lili est un peu moins enthousiaste sur le premier tome (et pointe avec raison le côté toxique de la relation entre Lenù et Lila, surtout pour la première). Titine a adoré. Les billets de Kathel et de Violette sur Le Nouveau nom.

[1] Pourtant, bien que décrite comme une femme aigrie, pas du tout affectueuse, c'est bien la mère d'Elena qui remet plusieurs fois sa fille (qui reste aveugle) sur le chemin de la réussite. Et c'est bien parce qu'elle a ses propres regrets que la mère de Lila se comporte de façon si inconséquente vis-à-vis des jeunes filles qu'elle chaperonne plus tard à Ischia.

Troisième participation au challenge Pavé de l'été de Brize.

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L'amie prodigieuse. Folio. 429 pages.
2011 pour l'édition originale.
Traduit par Elsa Damien.

L'amie prodigieuse. II. Le nouveau nom. Folio. 622 pages.
2012 pour l'édition originale.
Traduit par Elsa Damien.

20 octobre 2014

Les robots ont-ils une âme ?

esprit-d-hiver,M119310Holly se réveille avec un horrible pressentiment le matin de Noël. Elle a trop dormi, son mari Eric aussi. Alors que ce dernier se précipite à l'aéroport pour y chercher ses parents, elle se retrouve seule avec leur fille, Tatiana. Holly doit donc se préparer à l'arrivée de toute sa belle-famille ainsi que de deux familles d'amis, mais rien ne va.

Esprit d'hiver avait beaucoup fait parler de lui lors de sa sortie l'an dernier. Je savais donc que je devais m'attendre à un rebondissement final frappant, mais il a dépassé toutes mes prévisions et je termine ma lecture nauséeuse (certes, je suis malade aussi).
Il y a beaucoup de choses dans ce livre, un peu trop d'ailleurs, mais les romans de Laura Kasischke ont toujours un côté too much pour moi. D'habitude, c'est la fin qui me dérange le plus, cette fois c'est plus l'accumulation de choses qui sont arrivées à Holly dans sa vie et qui rassemblées semblent avoir une signification qui me gêne. Je ne crois pas au destin, ce qui fait que j'aurais toujours à redire sur les livres de cet auteur. Je sais, je l'aime pourtant assez pour en être à mon troisième livre d'elle, elle me fascine et m'agace à la fois.
Fermons cette parenthèse pour évoquer ce qui est une réussite totale dans ce livre, le huis-clos auquel on assiste, et la tension qui se fait de plus en plus forte au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'explication finale. Holly est une mère adoptive et plus généralement une femme angoissée, soucieuse de ce que l'on pense d'elle et désireuse de faire le bonheur de sa fille ramenée de Russie presque quatorze ans plus tôt. En ce jour de Noël, les invités vont se décommander les uns après les autres en raison de la mauvaise météo, laissant Holly en tête à tête avec une adolescente irritée, distante, puis progressivement violente et terrifiante.

Pourquoi Tatiana se change t-elle constamment ? Pourquoi accuse t-elle sa mère de choses complètement absurdes ? Qui est ce M. Inconnu qui harcèle Holly sur son portable ?

Par des allers-retours entre le présent et le passé, on remonte peu à peu le fil de l'histoire. Très habilement, Laura Kasischke nous laisse nous impatienter, capturer les indices qu'elle a semés, devenir presque hystérique à force de nous demander si l'on a trouvé la bonne explication (de la plus logique à la plus irrationnelle) à toute cette tension avant de nous asséner un coup de massue dans les dernières lignes.

Un roman sur la maternité très réussi et glaçant.

Les avis de Titine et d'Emma.

Esprit d'hiver. Laura Kasischke.
Christian Bourgeois.
283 pages. 2013

12 mars 2009

Tobie des marais ; Sylvie Germain

resize_3_Folio ; 264 pages.
1998.

J'ai acheté ce livre il y a des mois, suite à une recommandation de Lou. Je connaissais seulement l'auteur de nom jusque là, et je n'avais aucune envie de la lire. En fait, j'associais son nom à la couverture hideuse de l'édition Albin Michel de Magnus. Je suis ravie d'avoir mis mes préjugés de côté, parce que j'ai découvert une très jolie plume de la littérature française.

Un soir d'orage, un conducteur et son passager rencontrent un bambin en ciré jaune, avec un tomahawk en plastique vert pomme accroché dans le dos, qui pédale comme un fou sur un tricycle rouge. Son père l'a envoyé au Diable, après que sa mère soit rentrée chez elle décapitée sur le dos de sa jument. Ce petit garçon s'appelle Tobie, et la tête de sa mère reste introuvable. Fou de douleur, son père refuse de sceller la tombe de son épouse tant que le corps restera mutilé, et sombre dans la folie. C'est donc Déborah, l'arrière grand-mère de Tobie, qui vient s'occuper du petit garçon. Toute sa vie, cette femme que le destin a mystérieusement épargné, a vu les siens non pas mourir, mais disparaître.

Pour écrire son livre, Sylvie Germain, s'est appuyée très librement sur Le Livre de Tobie. Déborah est effectivement juive, même si elle a arrangé un peu sa manière de pratiquer sa religion. Il s'agit de la seule chose réconfortante qu'elle a pu conserver depuis sa Pologne natale jusqu'à Ellis Island, puis en Europe. Le reste n'est que malheur et malédiction, et Sylvie Germain nous le raconte avec un style d'une incroyable poésie et très imagé. Tobie des marais n'est pas un roman comme les autres. On se croit dans un conte plus que dans la réalité, mais les émotions qu'il provoque en sont d'autant plus fortes. J'ai particulièrement aimé l'image de la tombe qui pleure toutes les larmes que Déborah n'a pas su verser malgré les chagrins qu'elle a connus.

Les personnages appartenant à un même ensemble, à une même histoire, à une même famille, leurs drames se répondent, et nous permettent de voyager durant près d'un siècle, de traverser plusieurs guerres, et de voir comment un seul petit garçon peut tout apaiser.

Un livre triste et mélancolique, mais qui réconforte finalement. Sylvie Germain et moi n'en avont pas terminé. 

Les avis de Lou, Sylvie, Lisa, Anne et Malice.

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