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lilly et ses livres

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13 janvier 2022

Henry et June, les carnets secrets - Anaïs Nin

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"Devant une lettre ou devant mon journal, j'ai le désir d'être honnête, mais peut-être qu'au bout du compte je suis la plus grande menteuse de tous, plus que June, plus qu'Albertine, à cause de cette apparence de sincérité."

Premier tome du journal qu’Anaïs Nin a tenu toute sa vie, nous y découvrons la vie de cette autrice à la réputation sulfureuse au début des années 1930. Mariée à Hugh Guiler, un homme gentil mais terne, elle croise la route d’Henry Miller et de sa femme. C’est aussi à cette époque qu’elle débute la psychanalyse et étudie sa vie, son travail d’écrivaine et surtout sa sexualité à travers ce prisme.

Je me demande ce que Beauvoir et Barthes auraient pensé d’Anaïs Nin. La première aurait sans doute étudié son cas dans le deuxième tome du Deuxième Sexe et Barthes aurait peut-être préféré Anaïs Nin à Werther pour son langage amoureux. Tout ce journal, dont on devine aisément (à la fois dans la manière dont il est rédigé et dans les réflexions de l'autrice) qu'il mêle réalité et fiction, met en scène une femme obsédée par son rapport aux hommes.
N'imaginez pas pour autant qu'Anaïs Nin n'est qu'une écervelée superficielle ou une femme qui cherche à provoquer son lecteur par des propos très crus. Elle est au contraire très consciente des questions que soulève son comportement. Ce livre est avant tout le journal d'une femme qui se cherche, qui essaie de définir sa façon d'aimer et de désirer.

Assaillie en permanence par des flots de pensées, elle tente d'en démêler les fils. Elle est fascinée par Dostoïevski, autre grand amateur de psychologie, et c'est ce qui la pousse vers des êtres comme Henry Miller et June. Avec le premier, elle vit une histoire d'amour passionnée (elle a aussi d'autres amants et lui ne cesse pas de fréquenter les prostituées) et la découverte de son tempérament maniaque et de son caractère attentionné envers elle la perturbent. Elle n'envisage la passion que dans les tourbillons. Cette liaison l'amène aussi à s'interroger sur le plaisir sexuel féminin, une thématique peu abordée dans les années 1930.

"En ce moment, je déteste Henry - profondément. Je déteste les hommes qui ont peur de la force des femmes. Sans doute June aimait-elle cette force, ce pouvoir destructeur. Car June est destruction."

June aussi est l'objet d'une passion de la part d'Anaïs. C'est à la fois son reflet et son pendant torturé.

"Elle ne vit que des reflets d'elle-même dans les yeux des autres. Elle n'ose pas être elle-même. Il n'y a pas de June Mansfield. Elle le sait. Plus elle est aimée, plus elle le sait."

Cette double relation fait prendre conscience à l'autrice des rapports de domination qui existent entre les sexes. Elle sait qu'elle aime les hommes parce qu'ils veulent la dominer, mais elle ne peut s'en empêcher.

En tant qu'écrivaine, Anaïs parle beaucoup de son travail. Elle admire Miller, qui surpasse Joyce selon elle. De son côté, c'est surtout sa façon de dire l'intime qui la passionne. Elle écrit secrètement, mais partage aussi des lettres de ses amants, fait lire son journal à ces derniers et à son psychanalyste (qui rejoindra la liste de ses conquêtes après avoir conclu à sa frigidité partielle...). Malgré tout, elle a conscience des limites de toute entreprise de dire la vérité. Parce qu'on ne se connaît jamais entièrement (on ne le veut pas), et parce qu'on n'est jamais qu'une partie de nous-mêmes avec les autres.

"L'autre soir, nous avons évoqué le piège de la littérature, qui élimine tout ce qui n'est pas essentiel, pour nous donner une sorte de concentré de vie. Je me suis écriée, presque indignée : "C'est une tromperie et c'est à l'origine de bien des déceptions. On lit des livres et on s'attend à ce que la vie soit tout aussi pleine d'intérêt et d'intensité. Et, naturellement, elle ne l'est pas." "

C'est puissant, c'est juste et c'est beau. Un indispensable.

Stock. 329 pages.
Traduit par Béatrice Commengé.
1986.

 

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7 janvier 2022

Bilan littéraire 2021

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Avec la nouvelle année, voici venu le temps du bilan littéraire !

En 2021, j'ai beaucoup lu. 85 livres en tout. Les romans représentent toujours une écrasante majorité des mes lectures, puisque j'en ai lu 54. La non fiction (beaucoup de biographies, d'écrits autobiographiques et quelques essais) a aussi occupé une place importante cette année, puisque j'ai lu 19 de ces livres. Enfin, il faut ajouter à ces chiffres 7 bandes-dessinées, 4 mangas et 1 recueil de poésie.

Au niveau des destinations visitées, le bilan est assez positif puisque grâce au Mois de l'Amérique Latine, au Mois de l'Europe de l'Est et mes quelques envies d'exotisme, j'ai visité des destinations jusqu'ici peu explorées voire inconnues (Argentine, Brésil, Mexique, Colombie, Estonie, Hongrie, Chine, Corée du Sud). Les Feuilles allemandes m'ont aussi forcée à lire deux livres de ma PAL de langue allemande qui m'attendaient depuis trop longtemps.

La Fiction :

Parmi mes plus gros coups de coeur, trois livres qui me font sortir de mes habitudes. Tout d'abord, La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan. Ce roman arménien traduit du russe est un livre inclassable qui m'a captivée de bout en bout. Ensuite, L'Homme qui savait la langue des serpents d'Andrus Kivirähk m'a autant dépaysée qu'il m'a brisé le coeur. Enfin, Fictions de Jorge Luis Borges a été une découverte incroyable. Ce recueil de très courtes nouvelles qui flirte avec les frontières des genres m'a enchantée de bout en bout.

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Plus attendu, j'ai aussi eu un immense coup de coeur pour Bienvenue au club de Jonathan Coe, au point de lire la série entière des Enfants de Longbridge en quelques semaines.

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Mes retrouvailles avec John Steinbeck et Henry James, mes deux grands coups de coeur de l'an dernier ont aussi été très réussies, même si James et moi avons quelques désaccords.

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Enfin, ma grande découverte de cette année aura été Romain Gary en décembre. Je n'ai lu que deux de ses romans pour l'instant, mais il fait une entrée fracassante dans mon Panthéon littéraire. La Promesse de l'aube est l'un des plus beaux romans que je connaisse.

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La Non fiction :

Le féminisme aura été un sujet incontournable de mon année. Si certaines de mes lectures ne m'ont pas particulièrement enrichie, Angela Davis, Gloria Steinem et Simone de Beauvoir (j'exagère un peu, puisque j'ai lu la quasi intégralité du Deuxième Sexe en 2020) sont des figures à découvrir absolument. J'ai également adoré la synthèse de Titiou Lecoq sur la (non) place accordée aux femmes dans l'écriture de l'Histoire.

Du côté des biographies, ma préférence va à celle d'Honoré de Balzac par Titiou Lecoq, hilarante et instructive.

Dans les essais inclassables, gros coup de coeur pour Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes.

Mes résolutions pour 2022 :

J'ai plein d'envies pour l'année à venir. La première, recommencer à lire en anglais. Je vais essayer de m'y astreindre en particulier pour les romans contemporains qui en général ne me posent pas de difficulté particulière.

Ensuite, et ça va être le plus gros challenge, j'aimerais diminuer ma Pile à Lire qui compte actuellement des centaines de titres. Pour cela, je participe au challenge "En sortir 22 en 2022" avec des titres présents dans ma bibliothèque depuis plus ou moins longtemps (la pile est sur la photo tout en haut de ce post). L'objectif est de n'acheter un livre que si je le lis immédiatement. On verra dans quelle mesure j'arrive à m'y tenir et quelles petites libertés je m'accorde (certaines occasions sont trop belles).

Je vous souhaite une merveilleuse année 2022, pleine de joie et de belles lectures !

3 janvier 2022

Le Temps qu'il fait à Middenshot ; Edgar Mittelholzer

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"Cette maison et tout ce qu'elle renferme, voilà son univers, sa chrysalide. Entre ces quatre murs elle n'a pas à craindre le ridicule. Elle peut y faire des cabrioles, l'arbre droit et les pieds au mur. Qui oserait la blesser d'un éclat de rire ?"

Cela fait dix-sept ans que Mr Jarrow a perdu la raison. Depuis, il amasse des os d'animaux morts, affiche des photos macabres dans sa chambre à coucher et savoure chaque jour la lecture des faits divers rapportés dans les journaux. Sa femme, Agnès, et sa fille, Grace, subissent ses lubies sans broncher.
Lorsque Mr Holme, un voisin passionné d'orchidées, commence à s'intéresser à Grace, et qu'un fou furieux s'échappe de l'hôpital psychiatrique voisin, le fragile équilibre de Middenshot est mis à mal.

Le Temps qu'il fait à Middenshot emprunte au merveilleux pour nous conter une histoire qui explore la noirceur et la cruauté de l'être humain. Publié en 1952, le spectre des horreurs du nazisme y est omniprésent. Les contours du réel sont mal définis, la narration brouillée, obligeant le lecteur à réattribuer les flux de pensée qu'il perçoit aux différents personnages. De plus, ces derniers sont tous touchés par la folie, chacun à sa façon. Les éléments naturels sont des personnages de l'histoire, effrayant les personnages, dissimulant les crimes. Le vent, le brouillard puis la neige rythment notre lecture.

Cette forme inclassable est un prétexte pour nous livrer une réflexion passionnante sur la justice et la folie. Aurait-on pu empêcher la Shoah ? Suffit-il d'éliminer les mauvaises herbes pour empêcher le mal de se propager ? Peut-on distinguer les monstres des autres êtres humains ? Quels critères pour juger qu'un homme doit être mis hors d'état de nuire ?
L'auteur évoque le duel entre les tenants de la prise en compte de la psychologie et du contexte dans le jugement des crimes et ceux qui plaident pour une justice impitoyable. Les premiers sont-ils des idéalistes laxistes et irresponsables ? Les seconds ne nous condamneraient-ils pas à une société composée d'automates identiques ?

En plus de ces éléments déjà passionnants, j'ai été complètement envoûtée par la plume d'Edgar Mittelholzer. Ses descriptions sont d'une beauté à couper le souffle et sa plume retranscrit à merveille la violence des émotions et la complexité de ses personnages.

"Un soleil décoloré, semblable à une goutte d'huile de ricin coagulée, éclairait par moments le paysage convalescent. Quelques feuilles restaient encore aux châtaigniers, aux chênes et aux peupliers, mais beaucoup d'arbres, et surtout les plus verts, laissaient pendre leurs membres rompus, et les talus, les prairies défoncées par le bétail, les chemins creux, tout, jusqu'au portail des maisons, était jonché de débris de branchages. L'air froid sentait la feuille déchiquetée, l'arbre blessé, la plante violée par le vent. La fumée qui sortait des cheminées de briques rouges ne pouvait masquer cette odeur de bois qui saigne, de chlorophylle répandue, de sève encore à vif."

Avec ce livre je découvre également les éditions du Typhon et le travail d'édition remarquable a indéniablement ajouté à mon plaisir de lecture. Je vais me faire un plaisir de parcourir le reste de leur catalogue.

Un classique anglais dont je n'avais jamais entendu parler mais dont je ne peux que vous conseiller vivement la lecture.

Les éditions du Typhon. 336 pages.
Traduit par Jacques et Jean Tournier.
1952 pour l'édition originale.

16 décembre 2021

My Life on the road - Gloria Steinem

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"If you travel long enough, every story becomes a novel."

Icône du féminisme aux Etats-Unis, Gloria Steinem a passé sa vie à silloner les routes des Etats-Unis pour aller à la rencontre des gens. Dans ce livre où elle retrace son parcours depuis ses premiers voyages avec son nomade de père, Gloria Steinem explique comment son mode de vie lui a permis d'assister à certains des moments les plus marquants de l'histoire des Etats-Unis et de nourrir son combat en étant toujours proche du terrain et de sa complexité.

Je sais que l'on se met rarement en scène de manière négative lorsque l'on écrit sur soi, mais j'abandonne tout esprit critique pour dire que j'ai trouvé ce livre magnifique et cette femme bouleversante. Gloria Steinem incarne le contraire de la féministe privilégiée et enfermée dans sa tour d'ivoire qui espère éduquer les foules. Elle va partout, depuis les universités jusque dans les prisons en passant par les lieux de culte, les taxis (les meilleurs sondeurs selon elle) et les bordels. Elle prône l'intersectionnalité pour trouver l'universalisme (vous savez, ces deux mots qui sont censés être incompatibles). 

Ses rencontres sont souvent furtives, donnent parfois lieu à des amitiés durables, mais toutes sont touchantes parce qu'elles l'ont été pour Gloria. Elle nous les relate avec humour, malice ou tristesse. Cela va de cette femme hassidique qui lui chuchote un "Hello Gloria" complice dans un avion où les hommes, la reconnaissant, ont bien pris garde de l'isoler, à cet homme pleurant sa soeur assassinée qui vient la remercier d'avoir enquêté sur les féminicides de masse à la frontière américano-mexicaine. 
Chaque détail peut compter. Si une candidate démocrate n'avait pas manqué de quelques milliers de dollars lors de sa campagne, peut-être que certaines guerres n'auraient pas eu lieu ou que le réchauffement climatique aurait été pris plus sérieusement par les Etats-Unis (peut-être).

A travers toutes ces rencontres, c'est la grande Histoire qui s'est écrite. Gloria Steinem est présente lorsque Martin Luther King prononce son plus célèbre discours. Elle fait campagne pour les frères Kennedy. Elle nous transmet la sidération ressentie par l'Amérique lors de l'assassinat de ces hommes qui représentaient l'espoir, sa fierté lors de la Convention des Femmes de Houston en 1977, son enthousiasme pour Obama et Hillary Clinton.

Nous rencontrons aussi par son biais des individus qui ont fait l'Histoire, même s'ils ont été boudés par ceux qui l'ont rapportée. Qui connaît Mahalia Jackson, qui crie à Martin Luther King, "Tell them about the dream !" ? Ou Wilma Mankiller, la première femme chef de la Nation Cherokee ?

Si Gloria Steinem se montre ouverte face aux gens qu'elle rencontre, et qui sont parfois très différents d'elle, elle s'agace contre le discours dominant, qui considère que les Noires ne sont que des militantes des droits civiques, que les jolies filles ne peuvent pas s'indigner et qu'il est méprisable d'être une femme de quand les dynasties d'hommes sont parfaitement admises.

Ce livre est un vrai manuel du militantisme : par quels biais y pénétrer, comment s'assurer de ne pas être balayé par ses opposants ("Tout mouvement a besoin d'avoir quelques membres qui ne peuvent être renvoyés"), comment répondre un simple "oui" ou "merci" aux questions inappropriées sur son physique ou sa sexualité, comment ravaler son indignation parfois, comment savoir qu'il faut accepter de perdre certains combats :

"Obama didn't need me to win. Hillary Clinton might need me to lose."

Et surtout, comment savoir quels sont les vrais problèmes.

"If you want people to listen to you, you have to listen to them.
If you hope people will change how they live, you have to know how they live"

J'ai surligné des dizaines et des dizaines de passages dans ce livre, d'une richesse telle que je ne peux pas tout vous rapporter sans écrire un billet beaucoup trop long. Lisez-le.

Oneworld. 312 pages.
2016.

12 décembre 2021

La Promesse de l'aube - Romain Gary

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"Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours."

Largement autobiographique, La Promesse de l'aube raconte l'histoire de Romain Gary et de sa mère, depuis Wilno, où il naît, jusqu'à Nice, où ils s'installent définitivement, en passant par la Pologne. Leur seul objectif, édicté par la mère de l'écrivain, est de faire du jeune garçon un Français, un écrivain reconnu, un diplomate et un chevalier de la légion d'honneur (rien que ça).

Ce livre est l'histoire d'un amour fou. Pas celui qui unit Gary à ses nombreuses conquêtes, pour lesquelles il se passionne aussi vite qu'il les oublie. Non, celui de Romain Gary et de sa mère. A la petite-amie d'un compagnon d'armes qui ne croit pas qu'une femme est capable d'aimer un homme absent des années, Gary rétorque qu'il sait d'expérience qu'elle a tort. Mina n'a jamais vécu que pour lui et il en sera ainsi jusqu'à son dernier souffle.

A la fois prisonnier et victime consentante de cette affection maternelle, Gary met tout en oeuvre pour s'en rendre digne. Tant pis si ça lui vaut des tabassages en règle, de risquer sa vie ou de mentir.

"– Écoute-moi bien. La prochaine fois que ça t'arrive, qu'on insulte ta mère devant toi, la prochaine fois, je veux qu'on te ramène à la maison sur des brancards. Tu comprends ?"

L'auteur mêle l'héroïsme au ridicule, l'anecdotique à la grande Histoire et l'espoir au drame, si bien qu'on passe du rire aux larmes, puis de nouveau au rire en un clin d'oeil. Il est évident qu'il exagère souvent et qu'il se vante, mais cela ne révèle que davantage le lien qui unit le duo formé par Romain et sa mère. Mina aussi aimait se raconter. Derrière chaque passage visant à glorifier l'auteur se trouve une bonne couche d'autodérision et des confidences qui montrent que Gary est un homme abîmé et en proie aux doutes.

Comme souvent quand je rencontre un écrivain qui me touche à ce point, j'ai du mal à trouver les mots. La Promesse de l'aube est l'hommage d'un fils inconsolable à sa mère disparue. Bouleversant.

D'autres avis chez Moka, Kathel, Brize et d'Ingannmic.

Folio. 390 pages.
1960 pour l'édition originale.

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30 novembre 2021

Mélodie de Vienne - Ernst Lothar

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"Même si c'est un fou qui met le feu au monde, le monde brûle."

Au numéro 10 de la Seilerstätte réside la famille Alt dans un très bel immeuble. Mozart en personne a joué sur l'un des instruments de la firme de pianos familiale. En 1888, Franz Alt, petit-fils du fondateur de l'entreprise, décide d'épouser la jeune Henriette Stein, fille d'un grand professeur viennois d'origine juive.

Ce roman décrivant la longue agonie de l'Empire Austro-Hongrois (puis de l'Autriche) depuis le suicide du prince héritier Rodolphe à l'Anschluss a de nombreuses qualités. Il se lit avec une grande facilité, l'écriture est belle, le discours engagé. Ernst Lothar nous fait observer, avec un habile effet de miroir, la chute d'une famille et d'un État qui ne sont plus que des chimères depuis très longtemps.
Derrière les relations complexes des Alt surgit une capitale où s'opposent les époques, où les bals et les amours de contes de fées côtoient des mouvements sociaux et des revendications nationalistes de plus en plus forts.

"... je suis un Autrichien qui sait que l’Autriche n’est une nécessité vitale qu’aux Habsbourg et aux Viennois. Et si tu veux, aux habitants de Salzbourg et de Graz ! Un peuple sans sentiment national est une absurdité. Et les Autrichiens n’en ont pas."

Après la disparition de François-Joseph et la défaite de 1918, l'Autriche plonge dans une misère et une colère qui seront les meilleurs terreaux pour le triomphe du nazisme quelques années plus tard.

Ernst Lothar, ainsi qu'il le dit lui-même, a voulu écrire un roman d'amour à sa patrie. Il loue ses grands hommes, ses grands artistes, sans toutefois s'aveugler sur ses injustices et ses incohérences. Le discours qu'il porte est à la fois grave et plein de foi dans l'avenir.

Si ce livre est parfait sur le papier, j'ai cependant eu du mal à rester captivée par son histoire qui couvre une période tellement grande que l'on a à peine le temps de commencer à voir se dessiner les personnages qu'ils ont déjà vieilli et changé. Je trouve également que l'histoire n'est pas toujours bien rythmée. Cela dit, ces bémols ne m'empêchent pas de recommander ce livre à ceux qui s'intéressent à cette période de l'histoire et qui aiment les sagas familiales.

Liana Levi. 672 pages.
Traduit par Elisabeth Landes.
1944 pour l'édition originale.

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27 novembre 2021

La Brodeuse de Winchester - Tracy Chevalier

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Violet Speedwell, trente-huit ans et célibataire, quitte son acariâtre de mère pour s'installer à Winchester où elle travaille en tant que dactylo. Après avoir involontairement assisté à un office réunissant des brodeuses dans la cathédrale, elle décide de rejoindre leur cercle.

J'ai ouvert ce livre avec beaucoup d'enthousiasme et un peu d'appréhension. Si Tracy Chevalier a su m'enchanter avec Prodigieuses créatures, La Dernière fugitive m'a bien moins convaincue. Heureusement, la lecture de La Brodeuse de Winchester a été une vraie lecture bonbon par ce temps froid et pluvieux.

J'ai beau ne rien connaître à la broderie, l'autrice m'a passionnée avec ses agenouilloirs, ses coussins et la description des différents points. La cathédrale de Winchester, cet espèce de "crapaud gris" peu conventionnel au milieu des grandes cathédrales gothiques, qui abrite la tombe de Jane Austen, est un lieu passionnant. Nous la parcourons jusque dans les hauteurs réservées aux sonneurs de cloches et découvrons quelques secrets de ces discrets individus. 

Nous plongeons également dans l'Angleterre des années 1930, où les séquelles de la guerre sont encore très vives. Des centaines de milliers d'hommes manquent à l'appel, ce qui est une catastrophe pour leurs familles mais aussi une condamnation pour toutes les femmes restées célibataires, une condition aussi méprisée que suspecte dans "une société conçue pour le mariage". Malgré sa profession, Violet n'a pas les moyens de manger à sa faim, le salaire d'une femme ne devant être qu'un complément de revenus en attendant qu'elle se marie. Les allées et venues de Violet sont surveillées, elle ne peut parler à quiconque de ses "partenaires de sherry", et gare à la tentation du lesbianisme...

Pour être complètement honnête, je n'ai pas compris l'intérêt du personnage de Jack Wells et je trouve que l'histoire d'amour principale manque de crédibilité. Une complicité amicale entre les deux protagonistes concernés aurait été bien plus efficace à mon sens. Mais ces petites réserves ne m'empêchent pas de vous recommander chaudement ce titre.

Je remercie les éditions Folio pour ce livre.

Folio. 381 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff.
2019 pour l'édition originale.

14 novembre 2021

Le Loup des steppes - Hermann Hesse

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« Frère Harry, je vous invite à une petite représentation. Seuls les fous sont admis, l’entrée coûte la raison. Etes-vous prêt ? »

Harry Haller prend une chambre dans une maison distinguée. S’il suscite d'abord l’inquiétude du neveu de la propriétaire, ce dernier se prend peu à peu de sympathie pour cet homme mélancolique qui se surnomme « le loup des steppes ». Lorsqu’il disparaît brutalement, Harry Haller laisse derrière lui un étrange cahier racontant son histoire.

C’est avec beaucoup d’appréhension que j’ai ouvert ce grand classique de la littérature allemande. Même s’il m’a parfois déstabilisée (j’ai eu l’impression d’être chez Dostoïevski dans certains passages), j’ai beaucoup apprécié cette lecture.   

Ce livre est une réflexion sur la nature humaine. Tourmenté par les désirs contradictoires qui l’habitent, le loup des steppes est un homme qui se sent coincé entre deux époques, méprisant les choses matérielles tout en ne pouvant résister au confort bourgeois, vénérant la culture légitime tout en cherchant son salut auprès de courtisanes et de musiciens des rues. Hesse, fasciné il me semble par certaines philosophies orientales, cherche à réconcilier le loup et l'homme, d'autant plus qu'il est convaincu qu'un être humain n'est jamais constitué de seulement deux facettes.  

"La poitrine, le corps ne font qu’un, mais les âmes qui y habitent ne sont ni deux ni cinq, elles sont innombrables ; l’homme est un bulbe formé de centaines de pellicules, une texture tissée de milliers de fils. Dans l’Asie ancienne, on l’avait reconnu, on s’en rendait exactement compte, et le Yoga bouddhiste connaît la technique spéciale pour dépouiller l’illusion de la personnalité. Les jeux de l’humanité sont joyeux et divers : la folie que l’Inde, pendant mille ans, s’est tant efforcée de démasquer est celle que l’Occident, avec autant de vigueur, essaie de renforcer et de soutenir."

C’est aussi un livre angoissé par la période à laquelle il a été rédigé. Les nationalismes ne sont pas étouffés, l'anticommunisme et l'antisémitisme grondent. La tentation de la guerre est grande.

Je crains souvent les personnages héritiers du romantisme, souffrant d'un "mal du siècle" anachronique, que je trouve trop larmoyants pour ne pas avoir envie de les gifler. Ce n'est pas le cas ici. Hesse confronte tellement son personnage qu'il ne le laisse pas s'apitoyer longtemps sur son sort. C'est peut-être l'une des choses les plus étonnantes de ce livre d'ailleurs. Si la mort apparaît comme une issue toujours possible et presque rassurante, ce que cherche avant tout Harry, c'est le sens de sa vie et le moyen de la vivre pleinement. Encore faut-il qu'il prenne conscience des occasions qui lui sont offertes...

"L’accoutumance à l’idée que cette sortie de secours lui était toujours ouverte lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter les douleurs et les peines, et, lorsqu’il se sentait bien misérable, il lui arrivait d’éprouver une sorte de joie féroce : « Je suis curieux de voir combien un homme est capable de supporter. Si j’atteins à la limite de ce qu’on peut encore subir, eh bien, je n’ai qu’à ouvrir la porte et je serai sauvé ! » Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires."

Avec ce livre, je débute ma participation aux Feuilles allemandes d'Eva et Patrice.

Le Livre de Poche. 194 pages.
Traduit par Juliette Pary.
1927 pour l'édition originale.

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10 novembre 2021

Les Bostoniennes - Henry James

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"Nous connaissons tous, hommes et femmes, ces heures de clairvoyance rétrospective, au moins une fois dans notre vie, quand nous regardons le passé à la clarté du présent, et distinguons les effets et les causes aussi facilement que si tout était indiqué par des flèches qui ne se fussent jamais trouvées là auparavant. Le chemin parcouru jusque-là nous apparaît dessiné et raconté en entier, avec ses faux pas, ses repérages erronés, et toute sa géographie égocentrique et trompeuse."

Boston, années 1880. Ruiné par la Guerre de Sécession, Basil Ransom se rend dans le nord afin d'y exercer sa profession d'avocat. De passage à Boston, il en profite pour répondre à l'invitation d'une lointaine cousine, Miss Chancellor. Si la rencontre entre ces deux individus que tout oppose est un désastre, ils font la connaissance au cours d'une soirée consacrée aux droits des femmes de Verena Tarrant, la fille d'un mesmérien, dotée d'un talent oratoire peu commun. Dès lors, ils ne cesseront de se la disputer.

J'avais de fortes appréhensions en ouvrant ce roman, dont le propos est clairement sceptique vis-à-vis des mouvements féministes américains qu'a pu observer Henry James au début des années 1980. Les cent premières pages sont féroces, établissant en plus un parallèle entre le combat pour les droits des femmes et le mesmérisme. 

Pourtant, même si je ne trouve pas que ce livre atteigne la perfection de Portrait de femme, je ne peux que reconnaître qu'il s'agit d'un roman écrit par un immense auteur. Tout d'abord, le style de James, bien qu'exigeant de la concentration,  est parmi les plus remarquables que je connaisse, à la fois fin, précis et drôle.

Ensuite, là où de nombreux auteurs moins talentueux se seraient laissé déborder par leur sujet et n'auraient été capables de produire qu'un roman à gros sabots défendant leurs théories, Henry James nous montre dans ce livre toute la complexité de la psychologie humaine. Convaincu que les êtres humains ne cessent de se rater et de se méprendre, alliant dialogues de sourds et (auto)persuasion, il s'agit moins de savoir si les féministes sont dans le tort que de montrer la fluctuance des individus et les rapports de force entre eux.

Il n'y a pas de personnage particulièrement sympathique (excepté Miss Birdseye peut-être, cette vieille féministe sur le déclin qui séduit même Basil Ransom), mais il n'y a pas non plus d'individu entièrement en tort dans cette histoire. Olive Chancellor n'agit et ne pense pas uniquement en tant que féministe enragée.  A l'inverse, Basil Ransom n'est pas épargné en matière de ridicule, alternant entre son code de galanterie qui le condamne à des situations grotesques et des discours dignes d'un certain Eric Z. (qui n'a décidément rien inventé).

Alors, bien sûr, on se doute que la sympathie de l'auteur n'est pas dirigée vers ce qu'il juge comme des artifices de la modernité. Il tire à boulets rouges sur les médias (autre domaine où il est particulièrement clairvoyant), le charlatanisme. Les réunions organisées par Olive et ses comparses sont tournées en ridicule. Cependant, Henry James n'est pas un caricaturiste. C'est un peintre qui n'oublie aucune nuance et nous oblige à tourner et retourner autour de ses personnages pour nous faire comprendre que nous ne les cernerons jamais. Et, comme souvent, il n'oublie pas de faire durer le suspense jusque dans les dernières phrases.

Folio. 696 pages.
Traduit par Jeanne Collin-Lemercier.
1886 pour l'édition originale.

27 octobre 2021

Nous avons toujours vécu au château - Shirley Jackson

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Les Blackwood font partie des familles les plus aisées de la région. On les hait pour cela. Depuis quelques années, il n'y a plus que Mary-Katherine qui sort faire les courses deux fois par semaine, sous les regards narquois et terrifiés des gens. Ensuite, elle referme le verrou qui empêche les intrus de pénétrer dans son immense propriété et retourne se terrer avec son oncle Julian et sa soeur Constance. Ils sont les seuls survivants.

Toujours dans l'ambiance du Challenge Halloween, j'ai sorti ce livre des tréfonds de ma PAL avec beaucoup d'attentes. De Shirley Jackson, j'avais lu une seule nouvelle, La Loterie, qui m'a marquée à jamais. Je n'ai pas trouvé dans ce roman le récit d'horreur que j'attendais, mais cette lecture est tout de même très dérangeante à sa façon.

Nous avons toujours vécu au château est un conte, sans lieu ni époque. Il pourrait être une métaphore pour d'inombrables situations. L'autrice nous plonge dans un univers ambigu, malsain, mêlant méchanceté humaine et rumeurs. Les habitants du village se comportent de façon ignoble envers la jeune Mary-Katherine, la harcelant et poussant les enfants à le faire. Le rapport de force n'est cependant pas si simple à évaluer. Les Blackwood sont aussi en position dominante sur leur territoire et aiment le rappeler. Même après les événements qui surviennent, ils apparaissent comme des demi-dieux capables de détruire ceux qui les ont offensés.

Ce livre flirte avec le surnaturel avec brio. On ignore s'il se déroule dans un monde où les sortilèges existeraient ou s'il ne décrit que des manies enfantines.  Il met en scène des êtres dont on ne sait s'ils sont fous ou hors de la réalité. La vérité est relative et Shirley Jackson distille les informations au compte-goutte.

Un texte d'autant plus déstabilisant qu'on ne sait de quel côté le couperet va tomber, et qui nous offre une vision de la nature humaine des plus sombres.

Rivages. Traduit par Jean-Paul Gratias.
234 pages.
1962 pour l'édition originale.

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