« Frère Harry, je vous invite à une petite représentation. Seuls les fous sont admis, l’entrée coûte la raison. Etes-vous prêt ? »
Harry Haller prend une chambre dans une maison distinguée. S’il suscite d'abord l’inquiétude du neveu de la propriétaire, ce dernier se prend peu à peu de sympathie pour cet homme mélancolique qui se surnomme « le loup des steppes ». Lorsqu’il disparaît brutalement, Harry Haller laisse derrière lui un étrange cahier racontant son histoire.
C’est avec beaucoup d’appréhension que j’ai ouvert ce grand classique de la littérature allemande. Même s’il m’a parfois déstabilisée (j’ai eu l’impression d’être chez Dostoïevski dans certains passages), j’ai beaucoup apprécié cette lecture.
Ce livre est une réflexion sur la nature humaine. Tourmenté par les désirs contradictoires qui l’habitent, le loup des steppes est un homme qui se sent coincé entre deux époques, méprisant les choses matérielles tout en ne pouvant résister au confort bourgeois, vénérant la culture légitime tout en cherchant son salut auprès de courtisanes et de musiciens des rues. Hesse, fasciné il me semble par certaines philosophies orientales, cherche à réconcilier le loup et l'homme, d'autant plus qu'il est convaincu qu'un être humain n'est jamais constitué de seulement deux facettes.
"La poitrine, le corps ne font qu’un, mais les âmes qui y habitent ne sont ni deux ni cinq, elles sont innombrables ; l’homme est un bulbe formé de centaines de pellicules, une texture tissée de milliers de fils. Dans l’Asie ancienne, on l’avait reconnu, on s’en rendait exactement compte, et le Yoga bouddhiste connaît la technique spéciale pour dépouiller l’illusion de la personnalité. Les jeux de l’humanité sont joyeux et divers : la folie que l’Inde, pendant mille ans, s’est tant efforcée de démasquer est celle que l’Occident, avec autant de vigueur, essaie de renforcer et de soutenir."
C’est aussi un livre angoissé par la période à laquelle il a été rédigé. Les nationalismes ne sont pas étouffés, l'anticommunisme et l'antisémitisme grondent. La tentation de la guerre est grande.
Je crains souvent les personnages héritiers du romantisme, souffrant d'un "mal du siècle" anachronique, que je trouve trop larmoyants pour ne pas avoir envie de les gifler. Ce n'est pas le cas ici. Hesse confronte tellement son personnage qu'il ne le laisse pas s'apitoyer longtemps sur son sort. C'est peut-être l'une des choses les plus étonnantes de ce livre d'ailleurs. Si la mort apparaît comme une issue toujours possible et presque rassurante, ce que cherche avant tout Harry, c'est le sens de sa vie et le moyen de la vivre pleinement. Encore faut-il qu'il prenne conscience des occasions qui lui sont offertes...
"L’accoutumance à l’idée que cette sortie de secours lui était toujours ouverte lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter les douleurs et les peines, et, lorsqu’il se sentait bien misérable, il lui arrivait d’éprouver une sorte de joie féroce : « Je suis curieux de voir combien un homme est capable de supporter. Si j’atteins à la limite de ce qu’on peut encore subir, eh bien, je n’ai qu’à ouvrir la porte et je serai sauvé ! » Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires."
Avec ce livre, je débute ma participation aux Feuilles allemandes d'Eva et Patrice.
Le Livre de Poche. 194 pages.
Traduit par Juliette Pary.
1927 pour l'édition originale.