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lilly et ses livres

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10 novembre 2021

Les Bostoniennes - Henry James

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"Nous connaissons tous, hommes et femmes, ces heures de clairvoyance rétrospective, au moins une fois dans notre vie, quand nous regardons le passé à la clarté du présent, et distinguons les effets et les causes aussi facilement que si tout était indiqué par des flèches qui ne se fussent jamais trouvées là auparavant. Le chemin parcouru jusque-là nous apparaît dessiné et raconté en entier, avec ses faux pas, ses repérages erronés, et toute sa géographie égocentrique et trompeuse."

Boston, années 1880. Ruiné par la Guerre de Sécession, Basil Ransom se rend dans le nord afin d'y exercer sa profession d'avocat. De passage à Boston, il en profite pour répondre à l'invitation d'une lointaine cousine, Miss Chancellor. Si la rencontre entre ces deux individus que tout oppose est un désastre, ils font la connaissance au cours d'une soirée consacrée aux droits des femmes de Verena Tarrant, la fille d'un mesmérien, dotée d'un talent oratoire peu commun. Dès lors, ils ne cesseront de se la disputer.

J'avais de fortes appréhensions en ouvrant ce roman, dont le propos est clairement sceptique vis-à-vis des mouvements féministes américains qu'a pu observer Henry James au début des années 1980. Les cent premières pages sont féroces, établissant en plus un parallèle entre le combat pour les droits des femmes et le mesmérisme. 

Pourtant, même si je ne trouve pas que ce livre atteigne la perfection de Portrait de femme, je ne peux que reconnaître qu'il s'agit d'un roman écrit par un immense auteur. Tout d'abord, le style de James, bien qu'exigeant de la concentration,  est parmi les plus remarquables que je connaisse, à la fois fin, précis et drôle.

Ensuite, là où de nombreux auteurs moins talentueux se seraient laissé déborder par leur sujet et n'auraient été capables de produire qu'un roman à gros sabots défendant leurs théories, Henry James nous montre dans ce livre toute la complexité de la psychologie humaine. Convaincu que les êtres humains ne cessent de se rater et de se méprendre, alliant dialogues de sourds et (auto)persuasion, il s'agit moins de savoir si les féministes sont dans le tort que de montrer la fluctuance des individus et les rapports de force entre eux.

Il n'y a pas de personnage particulièrement sympathique (excepté Miss Birdseye peut-être, cette vieille féministe sur le déclin qui séduit même Basil Ransom), mais il n'y a pas non plus d'individu entièrement en tort dans cette histoire. Olive Chancellor n'agit et ne pense pas uniquement en tant que féministe enragée.  A l'inverse, Basil Ransom n'est pas épargné en matière de ridicule, alternant entre son code de galanterie qui le condamne à des situations grotesques et des discours dignes d'un certain Eric Z. (qui n'a décidément rien inventé).

Alors, bien sûr, on se doute que la sympathie de l'auteur n'est pas dirigée vers ce qu'il juge comme des artifices de la modernité. Il tire à boulets rouges sur les médias (autre domaine où il est particulièrement clairvoyant), le charlatanisme. Les réunions organisées par Olive et ses comparses sont tournées en ridicule. Cependant, Henry James n'est pas un caricaturiste. C'est un peintre qui n'oublie aucune nuance et nous oblige à tourner et retourner autour de ses personnages pour nous faire comprendre que nous ne les cernerons jamais. Et, comme souvent, il n'oublie pas de faire durer le suspense jusque dans les dernières phrases.

Folio. 696 pages.
Traduit par Jeanne Collin-Lemercier.
1886 pour l'édition originale.

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27 octobre 2021

Nous avons toujours vécu au château - Shirley Jackson

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Les Blackwood font partie des familles les plus aisées de la région. On les hait pour cela. Depuis quelques années, il n'y a plus que Mary-Katherine qui sort faire les courses deux fois par semaine, sous les regards narquois et terrifiés des gens. Ensuite, elle referme le verrou qui empêche les intrus de pénétrer dans son immense propriété et retourne se terrer avec son oncle Julian et sa soeur Constance. Ils sont les seuls survivants.

Toujours dans l'ambiance du Challenge Halloween, j'ai sorti ce livre des tréfonds de ma PAL avec beaucoup d'attentes. De Shirley Jackson, j'avais lu une seule nouvelle, La Loterie, qui m'a marquée à jamais. Je n'ai pas trouvé dans ce roman le récit d'horreur que j'attendais, mais cette lecture est tout de même très dérangeante à sa façon.

Nous avons toujours vécu au château est un conte, sans lieu ni époque. Il pourrait être une métaphore pour d'inombrables situations. L'autrice nous plonge dans un univers ambigu, malsain, mêlant méchanceté humaine et rumeurs. Les habitants du village se comportent de façon ignoble envers la jeune Mary-Katherine, la harcelant et poussant les enfants à le faire. Le rapport de force n'est cependant pas si simple à évaluer. Les Blackwood sont aussi en position dominante sur leur territoire et aiment le rappeler. Même après les événements qui surviennent, ils apparaissent comme des demi-dieux capables de détruire ceux qui les ont offensés.

Ce livre flirte avec le surnaturel avec brio. On ignore s'il se déroule dans un monde où les sortilèges existeraient ou s'il ne décrit que des manies enfantines.  Il met en scène des êtres dont on ne sait s'ils sont fous ou hors de la réalité. La vérité est relative et Shirley Jackson distille les informations au compte-goutte.

Un texte d'autant plus déstabilisant qu'on ne sait de quel côté le couperet va tomber, et qui nous offre une vision de la nature humaine des plus sombres.

Rivages. Traduit par Jean-Paul Gratias.
234 pages.
1962 pour l'édition originale.

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24 octobre 2021

La Saga des Cazalet. 4. Nouveau départ - Elizabeth Jane Howard

Nouveau départ

Alors que la guerre s'achève, les habitants de Home Place retournent à Londres. Certains secrets nés durant cette période si particulière sont enfouis profondément alors que d'autres s'apprêtent à être révélés. Chacun cherche à trouver sa place dans ce monde nouveau.

Depuis maintenant un an et demi, je retrouve les Cazalet avec un immense plaisir. Encore une fois, j'ai lu ce livre très facilement, même si je dois reconnaître que les tomes précédents m'avaient davantage conquise.

Je crois que les multiples rebondissements ne me passionnent plus autant qu'avant et certains chapitres m'ont ennuyée. Je n'ai pas compris pourquoi Dolly avait droit à quelques interventions, alors que la Duche, qui aurait eu toute sa place, reste presque muette. Par ailleurs, j'attendais depuis le premier tome qu'un très grave événement bénéficie d'un traitement, mais ce n'est pas le cas et je ne comprends pas ce parti pris de l'autrice. 

Malgré cela, mon avis général est très positif. Les ficelles de la saga sont toujours efficaces. J'aime voir se dessiner dans le fond de l'intrigue les bouleversements politiques et sociaux de l'Angletere, même si nous suivons des individus très protégés par leur position sociale. On assiste à la chute de Churchill, les conséquences de la guerre sont encore très présentes, les hommes sont démobilisés, les domestiques cherchent une nouvelle voie.

Dans cette saga multipliant les points de vue et s'étendant sur de nombreuses années, on a pu observer une véritable évolution des personnages. Elizabeth Jane Howard aime la nuance, surtout dans ses personnages féminins et dans les couples qu'elle met en scène. Ainsi, bien que j'éprouve beaucoup de mépris pour Diana et Edward, l'évolution de leur relation et leurs motivations à être ensemble sont très bien analysées. Il en va de même concernant l'union entre Rupert et Zoe. Les relations parents-enfants sont moins réussies en revanche dans ce tome, plutôt superficielles et toujours dans le même registre.

Il reste un dernier tome à lire, dont la traduction est prévue pour l'année prochaine. Ecrit longtemps après, je dois admettre que je suis un peu méfiante, même si je sais que je ne résisterai pas à l'envie de retrouver les Cazalet.

La Table Ronde. 600 pages.
Traduit par Cécile Arnaud.
1995 pour l'édition originale.

20 octobre 2021

De sang froid - Truman Capote

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"Comme les eaux de la rivière, comme les automobilistes sur la grand-route, et comme les trains jaunes qui filent à la vitesse de l’éclair sur les rails du Santa Fe, la tragédie, sous forme d’événements exceptionnels, ne s’était jamais arrêtée là. "

Le matin du 15 novembre 1959, la tranquille communauté de Holcomb, au Kansas, est frappée d'horreur. Quatre membres de la très respectable famille Clutter ont été ligotés avant d'être abattus d'une balle dans la tête. En raison de la gravité du crime, le K.B.I. est saisi de l'affaire.

Grand classique de la littérature américaine faisant partie des précurseurs dans le genre des true crimes, De sang froid est un choix de premier ordre pour le Challenge Halloween.

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Avec ce livre, Truman Capote  nous plonge dans le quotidien des Clutter, paisible et prospère famille de fermiers. Le père, Herb, est un homme droit et généreux. Son épouse, bien que dépressive, est appréciée de tous. Quant aux deux adolescents, ils justifient autant que leurs parents l'impression qu'on s'en est pris à la dernière famille qui pouvait avoir des ennemis. Le drame plonge la communauté dans une angoisse profonde, d'autant plus que les meurtriers ne sont pas arrêtés avant plusieurs mois.

Du côté de la police, la description de l'enquête, est passionnante. Confrontés à une attente immense de la part de la population et dotés d'un nombre très faible d'indices qui handicape aussi bien l'enquête que le procès, les agents doivent faire preuve d'une rigueur extrême et espérer un peu de chance.

" Pourtant, sur le plan théorique, ceci n’était pas sans failles non plus. Dewey trouvait difficile, par exemple, de comprendre « comment deux individus pouvaient atteindre le même degré de fureur, le genre de fureur de psychopathe qu’il fallait pour commettre un crime semblable. "

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Quant aux meurtriers, nous les suivons également dans leur périple, depuis leur entreprise mortelle jusqu'au gibet. Si l'on connaît rapidement le dénouement, les zones d'ombre qui entourent l'affaire suffisent à rendre ces hommes fascinants et inquiétants. Davantage présents que les victimes, le lecteur devient un juré sans doute moins impassible que ceux qui ont condamné Smith et Hickock à mort.

Bien qu'il ne prenne aucunement parti et que cette affaire soit moins intense que ce que j'imaginais (pas de folie meurtrière de la part de la population, pas de vrais rebondissements), cette lecture est aussi addictive que marquante. De sang froid n'est pas un simple récit, c'est aussi un livre qui nous amène à questionner les limites et les aberrations du système judiciaire américain. Smith et Hickock ont-ils eu un jugement équitable ?  La société ne doit-elle pas se montrer exemplaire dans ce genre de cas ? La peine de mort est-elle une violence légitime et acceptable ?
Enfin, et c'est sans doute le point le plus intéressant, l'auteur évoque la prise en compte encore très faible de la psychologie des auteurs de crimes. Pourtant, celui qui a vraisemblablement commis les quatre meurtres, détruit par la pauvreté, l'absence de cadre affectif et ayant un rapport à la réalité complexe, est d'une certaine manière un homme bien plus touchant que son complice. Peut-on ignorer le contexte dans lequel un individu a évolué ? Est-ce une insulte à la mémoire des victimes de considérer qu’un meurtrier ne peut pas être considéré que comme un monstre ?

Folio. 506 pages.
Traduit par Raymond Girard.
1966 pour l'édition originale.

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27 septembre 2021

Seule en sa demeure - Cécile Coulon

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Jura, XIXe siècle. Aimée Deville épouse Candre Marchère avec la bénédiction de ses parents. Pour ces derniers, le jeune veuf incarne l'assurance du bonheur conjugal et matériel de leur fille.
Pourtant, une fois installée dans son nouveau domaine, Aimée va peu à peu prendre conscience des mystères qui l'entourent.

Sur le papier, ce livre, comparé aux grands romans anglais, avait de quoi intriguer. Nul doute que Cécile Coulon a lu Jane Eyre et Rebecca, en effet. Malheureusement, c'est une déception en ce qui me concerne.

J'ai passé le premier tiers du livre à me demander si l'autrice en faisait intentionnellement des tonnes tant elle trace à gros traits le décor de son intrigue (la forêt oppressante, la demeure de pierre, le soldat qui pleure d'un oeil sec, l'époux qui n'aime que ses bois...) et à lutter contre mon envie d'abandonner ma lecture.
Après le premier rebondissement, mon intérêt a été davantage retenu, mais j'ai tout de même été gênée par les nombreux effets de style ratés (on dirait que l'autrice ne peut faire une description sans tenter d'y ajouter une dose de poésie). De plus, le manque de consistance des personnages rend certaines de leurs réactions incompréhensibles. Ainsi, si j'ai lu qu'on est censé éprouver immédiatement un malaise au contact de Candre et de son domaine, pour ma part je me suis demandé quelle mouche avait piqué Aimée tant il agit de façon banale les premiers temps. Rien n'indique que son veuvage est entouré de mystères (on n'est ni chez Daphne Du Maurier, ni dans Vera d'Elizabeth von Arnim). De même, Candre est critiqué pour sa piété excessive, mais celle-ci n'est mise en scène à aucun moment. 

J'arrive à percevoir les intentions de l'autrice, ce qu'elle dénonce de l'impuissance des femmes dans un monde si brutal et codifié. J'ai aimé la cruauté de la fin et la beauté du dernier chapitre. Cependant, j'ai le sentiment d'avoir lu un livre dont on aurait coupé des morceaux indispensables et qui se perd dans les clichés du genre qu'il revisite.

L'Iconoclaste. 333 pages.
2021.

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24 septembre 2021

Lettres d'une Péruvienne - Françoise de Graffigny

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Dans les lettres qu'elle adresse à son promis, Zilia, une princesse inca, raconte l'enlèvement par les conquistadors espagnols dont elle a été victime. Libérée par un navire français sur lequel le jeune Déterville la prend sous sa protection, elle est ensuite conduite en Europe. Là-bas, elle découvre une culture très différente de la sienne et des manières qui ne cessent de la surprendre.
Tombé amoureux d'elle, son protecteur accepte malgré tout de l'aider à retrouver son fiancé.

J'ai beau avoir lu avec plaisir quelques livres écrits au XVIIIe siècle, je continue à craindre un ennui profond lorsque je tombe sur l'un d'entre eux. C'est à l'occasion de la sortie du hors-série de Lire Magazine Littéraire sur les femmes autrices que j'ai découvert les noms de nombreuses écrivaines de cette époque.

Après avoir lu ces Lettres d'une Péruvienne, je ne renonce pas complètement à mes a priori, mais il est indéniable que cette lecture a mis à mal certaines de mes représentations.

Tout d'abord, Françoise de Graffigny nous offre une vision non essentialiste des femmes. Pour elle, la religion et l'éducation ont une grande part de responsabilité dans l'ignorance et les défauts que son héroïne observe chez les femmes françaises. Elle s'indigne du mépris dont sont victimes ces dernières et met en lumière le décalage entre les mythes entourant l'idée de la femme et les femmes réelles.

Le régime monarchique et l'aristocratie ne sont pas épargnés non plus. Zilia est outrée de voir que le roi et ses sujets sont dans une relation très inégale, favorable avant tout au premier. Par ailleurs, étant elle-même une aristocrate désargentée, Françoise de Graffigny dénonce la course à l'oppulence apparente que se livrent les nobles français ainsi que les relations superficielles ou hypocrites qu'ils entretiennent par domestiques interposés.

Certains aspects du livre sont moins novateurs. Le mythe du bon sauvage, très présent dans la description des Incas, interpelle de nos jours. Cependant, comme il s'agit avant tout pour Françoise de Graffigny d'analyser la société française, on peut considérer que le monde d'où vient Zilia est purement fictif.

Autre point noir, le personnage de Déterville. Présenté comme un exemple de morale et de bienveillance, il a également une conception très personnelle du consentement, exhibe sa découverte (un être humain, rappelons-le), et sa réaction face aux refus de Zilia nuance nettement son dévouement (il va jusqu'à menacer de se suicider et à s'autocongratuler de ne pas l'avoir violée alors que cela aurait été si facile...).

Enfin (attention, spoilers !! ), bien que Zilia soit une femme audacieuse, elle ne prend pas les rênes de son destin uniquement par la force de son caractère mais parce qu'elle considère sa fidélité envers l'homme qui l'a trahie comme un principe indiscutable.

Je ne conseille pas ce livre à celles et ceux qui souhaiteraient faire une lecture entraînante. Les lettres de Zilia sont souvent très ampoulées et répétitives. Les personnages n'ont pas une grande consistance. Cependant, les réflexions de l'autrice font de ce texte un document très intéressant et la brièveté de l'ouvrage (une centaine de pages) permet de ne pas sombrer dans un ennui irréversible. 

Flammarion.
1747 pour l'édition originale.

22 septembre 2021

Les Grandes oubliées : pourquoi l'Histoire a effacé les femmes - Titiou Lecoq

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"L'histoire des femmes est-elle militante ? Autant qu'une autre. Ici, bien sûr, j'ai fait des choix, mais l'histoire "officielle", celle des manuels dont les femmes sont exclues, est-elle réellement objective ? Pourquoi a-t-on l'impression qu'introduire les femmes en histoire serait une décision politique alors que c'est les avoir exclues qui était réellement politique ? Un travail d'homme qui reconduit la domination masculine passe rarement pour militant et ne s'affirme quasi jamais comme tel. Le discours dominant et officiel paraît neutre. Il ne l'est pas. Mais il parvient, par sa position majoritaire, à faire reconnaître ses choix pour de l'objectivité."

On pense que l'Histoire est le fait des seuls hommes, avec de temps en temps un accident de parcours qui aurait permis l'émergence d'une figure féminine. C'est certainement en toute bonne foi que la Pléiade répond que, malgré tous ses efforts, elle ne peut faire mieux qu'une toute petite vingtaine de femmes dans ses publications, puisque les femmes autrices (quel est ce mot barbare d'ailleurs ?) n'existent vraiment que depuis le vingtième siècle (et puis, franchement, Edith Wharton, Sigrid Undset, Katherine Mansfield, Daphne Du Maurier et toutes les autres, c'est quand même très moyen). Même dans le discours féministe, on trouve l'idée que le combat pour une meilleure reconnaissance de la place des femmes dans l'écriture de l'Histoire passe nécessairement par une histoire de l'intime. 

Titiou Lecoq montre avec trois cents pages aussi hilarantes que révoltantes (sa marque de fabrique) qu'on n'y est pas du tout. En fait, la moitié de l'humanité n'a pas passé des millions d'années à assurer l'éducation des enfants et le nettoyage des habitations. Les femmes ont participé à la grande Histoire. Pire, leur absence dans les récits est le fruit d'un effacement volontaire.

Les chercheurs ont leur part de responsabilité. Leurs préjugés les ont conduits à mettre en place des méthodes de travail qui ne pouvaient que les induire en erreur. L'idée d'une histoire progressiste et linéaire va aussi à l'encontre d'une conception ouverte de l'histoire. Si le présent est forcément un aboutissement, le passé n'a pas pu être plus favorable aux femmes.

Autre point noir, la fameuse idée d'une neutralité du masculin. Le doute bénéficie toujours à l'homme, puisqu'il est le général quand la femme est le spécifique (l'Autre de Beauvoir). Peut-on être de bonne foi quand on ne voit pas le biais (et le danger) dans l'affirmation que toute réalisation doit être considérée comme masculine, tant qu'on n'a pas la preuve qu'elle est en fait féminine ? Encore mieux, est-il normal qu'une simple accusation émanant d'un homme dans l'embarras suffise à semer le doute sur la véritable identité de l'auteur d'une oeuvre ?

"On parle souvent de "déconstruire", et on emploie le mot à tort et à travers. Mais déconstruire, c'est exactement cela. C'est croire depuis toujours que, bien évidemment, ce sont des hommes, des sortes de Michel-Ange en peaux de bêtes, qui ont peint Lascaux - avant de se rendre compte que cette vision n'est étayée par aucune preuve concrète. A l'heure actuelle, je le répète, absolument rien ne nous permet de savoir si ces sculptures, gravures et peintures sont l'oeuvre d'hommes ou de femmes."

Pour être plus claire, si les vénus préhistoriques sont l'oeuvre d'hommes, leur sens érotique est probable. A l'inverse, elles peuvent être des objets de protection pour les femmes enceintes si leurs auteurs sont de sexe féminin. L'une de ces interprétations est-elle réellement plus objective que l'autre ?

Mais n'accablons pas les seuls scientifiques (d'autant plus que la recherche universitaire a beaucoup évolué depuis un demi-siècle, sous l'impulsion des anglo-saxonnes), ils sont avant tout trompés par des siècles de destruction des actions féminines et la constitution d'une société basée sur le mépris des femmes (avec parfois un changement de paradigme dans les motivations, puisqu'elles sont passées de chaudasses et vicieuses à frigides). Et Titiou Lecoq de nous montrer comment la domination de l'homme sur la femme est arrivée et comment cette emprise sur le pouvoir politique, législatif, ou encore sur la langue a conduit à une invisibilisation des femmes et à la construction de mythes les empêchant de passer pour autre chose que des folles furieuses quand elles avaient d'autres prétentions.

Se poser la question des femmes dans l'Histoire, ce n'est pas seulement demander à ce que l'on précise que toute l'humanité était présente. C'est questionner les découpages, les dénominations (Renaissance, vraiment ? ). C'est admettre que les groupes d'individus ont eu des intérêts parfois contradictoires et que les victoires des uns ont souvent conduit à l'écrasement des autres et à leur invisibilisation (Angela Davies et Paul B. Preciado en parlent aussi très bien).

Si Titiou Lecoq ne peut évidemment offrir qu'un ouvrage de vulgarisation très condensé, elle nous invite à découvrir les noms de toutes ces presque anonymes qu'elle énumère ainsi que les travaux qu'elle a utilisés pour écrire son livre. L'absence de bibliographie organisée est d'ailleurs le seul reproche que je fais à ce remarquable ouvrage.

A lire, à relire et à offrir autour de vous (surtout si vous fréquentez des professeurs d'histoire-géographie).

L'Iconoclaste. 323 pages.
2021.

17 septembre 2021

Ce que je ne veux pas savoir/Le Coût de la vie - Deborah Levy

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Grand succès de la rentrée littéraire 2020, ce diptyque raconte la vie de l'écrivaine Deborah Levy à des moments-clés de sa vie. Réfugiée à Majorque, elle raconte à l'épicier chinois son enfance en Afrique du Sud dans le contexte de l'Apartheid. Le Coût de la vie suit son divorce et ses difficultés à concilier ses obligations de mère et de femme ayant besoin d'un lieu à soi.

Je dois reconnaître qu'après ma lecture de Ce que je ne veux pas savoir, j'étais un peu perplexe face à l'enthousiasme provoqué par Deborah Levy. Ce texte visant à aborder les premiers contacts entre une femme en devenir et ce qu'elle ne veut pas savoir (même si, évidemment, elle sait déjà), est agréable à lire, mais je pensais l'oublier rapidement. Cependant, sa suite le fait brillamment résonner.

Ainsi, cette lecture est une pépite pleine d'anecdotes et de réflexions savoureuses, parsemée de références, dans lesquelles Deborah Levy montre tout son talent d'écrivaine poétesse. Ces livres parlent de l'intime, de l'impossibilité de faire rentrer une vie à deux dans une vie à un, de la difficulté d'être bien dans un endroit où l'on ne devrait pas être, de deuil. Et puis, surtout, des rapports inégaux entre les sexes et de la toute puissance de l'homme qui ne voit pas le problème lorsqu'il drague une jeune fille ayant l'âge de sa fille en ne faisant même pas semblant de s'intéresser à autre chose qu'à lui-même.

" Il n’avait pas imaginé une seconde qu’elle puisse se voir autrement que comme le personnage secondaire et ne pas le voir, lui, comme le personnage principal. En ce sens, elle avait déstabilisé une frontière, fait s’effondrer une hiérarchie sociale et mis à bas les vieux rituels."

S'inscrivant dans la lignée de Beauvoir, Deborah Levy dénonce les tâches cycliques auxquelles sont cantonnées les femmes quand les hommes peuvent transcender leur condition en participant à la vie de la société. Toute tentative de s'échapper est de plus sévèrement punie. Rien de plus écartelant qu'une vie de femme.

" Quand notre père fait ce qu’il a à faire dans le monde, nous comprenons que c’est son dû. Si notre mère fait ce qu’elle a à faire dans le monde, nous avons l’impression qu’elle nous abandonne. C’est miraculeux qu’elle survive à nos messages contradictoires, trempés dans l’encre la plus empoisonnée de la société. Ça suffit à la rendre folle."

Des muses sont invoquées : Sylvia Plath, George Sand, Virginia Woolf et surtout Marguerite Duras qu'elle réhabilite.

"Marguerite portait des lunettes surdimensionnées et avait un ego surdimensionné. Son ego surdimensionné l’aidait à réduire en bouillie les illusions concernant la féminité sous les semelles de ses chaussures – qui étaient plus petites que ses lunettes. Quand elle n’était pas trop soûle, elle retrouvait l’énergie intellectuelle pour passer à l’illusion suivante et la réduire, elle aussi, en bouillie. Quand Orwell parlait du pur égoïsme comme d’une qualité nécessaire à un écrivain, il ne pensait peut-être pas au pur égoïsme d’une écrivaine. Même la plus arrogante des écrivaines doit mettre les bouchées doubles afin de se constituer un ego assez robuste pour lui permettre de survivre au premier mois de l’année, alors survivre jusqu’au dernier, n’en parlons pas. L’ego durement gagné de Duras me parle à moi, à moi, à moi, en toute saison."

Ca ne vous donne pas envie, sinon de revoir vos jugements sur le personnage, du moins de vous jeter sur La Vie matérielle ?

Deux curiosités à côté desquelles il ne faut pas passer et qui seront rejointes par un dernier chapitre très prochainement.

Ce que je ne veux pas savoir. 135 pages. Editions du sous-sol. Traduit par Céline Leroy. 2013 pour l'édition originale.
Le Coût de la vie. 157 pages. Editions du sous-sol. Traduit par Céline Leroy. 2018 pour l'édition originale.

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15 septembre 2021

La formule préférée du professeur - Yôko Ogawa

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Saviez-vous que les nombres pouvaient être amis ?

Lorsqu'elle est engagée en tant qu'aide-ménagère d'un professeur de mathématiques, la narratrice s'attend à accomplir un travail pénible. Ses collègues n'ont pas supporté cette mission. Pourtant, un lien étrange va se nouer entre cette jeune mère célibataire, son fils (surnommé Root par le professeur) et ce prodige dont la mémoire immédiate est réduite à quatre-vingt minutes depuis un accident de voiture.

Il en faut beaucoup pour m'intéresser aux mathématiques (j'ai fait une allergie sévère il y a longtemps) et encore plus pour ne pas me donner l'impression d'être une idiote. Yôko Ogawa a pourtant réussi cet exploit. Mieux encore, elle nous initie à la beauté des mathématiques, présents partout, sincères et obsédants.

Créant une ambiance à la frontière entre le fantastique et le réel, l'autrice nous offre un professeur exprimant à merveille cette ambivalence. Cet homme à la mémoire cassée, remplacée par les nombreuses étiquettes accrochées à sa veste, incarne à la fois le savoir et la vulnérabilité, l'autorité de la vieillesse et l'insouciance de l'enfance. Il enseigne une discipline qui nous paraît tout à coup ludique et humaine.

Malgré ces qualités indéniables et le fait que je commence à percevoir des constantes dans l'univers de Yôko Ogawa, je déplore une certaine froideur dans ses romans qui m'empêche de les apprécier de façon globale. J'en savoure le début avant de me lasser de ne pas parvenir à ressentir toute la violence des drames qu'elle évoque.

Cette lecture a été faite dans le cadre d'un événement partagé entre blogueurs pour saluer notre compère Goran, co-organisateur de qualité des Mois de l'Europe de l'Est et de l'Amérique latine, disparu brutalement il y a quelques mois. Le titre choisi était Le Petit joueur d'échecs, mais mon cerveau m'a joué des tours. J'espère que ça l'aurait fait sourire.

Actes Sud. 246 pages.
Traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle.
2005 pour l'édition originale.

5 septembre 2021

Vivre dans le feu : Confessions - Marina Tsvetaeva

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"Les livres sont notre perte. Celui qui a beaucoup lu ne peut pas être heureux. Le bonheur en effet est toujours inconscient, le bonheur n'est qu'iconscience."

Figure incontournable de la littérature russe du XXe siècle, Marina Tsvetaeva a connu une existence parsemée d'embûches qui s'est achevée avec son suicide en 1941. C'est d'ailleurs ce destin terriblement déprimant (on peut difficilement faire pire) qui m'a longtemps détournée de son oeuvre. C'est la lecture de certains de ses poèmes, d'une beauté incroyable et ma passion grandissante pour la Russie qui sont venues à bout de mes réticences.

Vivre dans le feu n'est pas un texte uniforme. Il s'agit d'un assemblage de textes (extraits de carnets, lettres...) de Tsvetaeva par Tzvetan Todorov, qui les a classés par ordre chronologique et thématique. L'oeuvre de Tsvetaeva étant directement liée avec son expérience vécue, ce livre est idéal pour une première approche. On y découvre une femme immense, exaltée, au caractère absolu, animée par la poésie et par une soif de vivre incroyable.

LA FEMME DE LETTRES  Evidemment, ce qui est le plus important dans ce portrait est la poétesse. On comprend pourquoi elle a préféré la misère aux travaux qui ne seraient pas de l'écriture, ainsi que la raison pour laquelle elle ne s'est jamais résignée à écrire sur commande. Une position difficile à assumer dans la communauté russe exilée, qui lui a surtout valu des portes claquées. Le fait qu'elle tente durant les dernières semaines de sa vie de se faire engager comme cantinière est la meilleure preuve que toute envie de vivre l'avait abandonnée.

Décrivant son activité d'écrivaine, elle affirme la supériorité de la poésie sur les autres formes, rejetant la prose avec mépris. Parmi ses contemporains, elle ne reconnaît que peu d'auteurs remarquables, dont Boris Pasternak avec lequel elle entretient une correspondance sur la durée. Etrangement, alors qu'elle subit nombre de coups durs, elle fait preuve d'une certitude concernant la valeur de ses écrits et leur publication future.

"(Cela aussi - vous l'imprimerez ! )"

LA FEMME EXILEE Bien née, fille du créateur du Musée des Beaux-Arts de Moscou, maîtrisant parfaitement le français et l'allemand, Tsvetaeva n'aurait jamais dû être une exilée cherchant refuge en Tchécoslovaquie puis à Paris. Elle vivote avec les siens grâce à une maigre bourse, de rares publications et l'aide de quelques amis. Sur la Russie, elle écrit de superbes passages remplis de nostalgie, mais aussi des lignes empreintes de terreur qui nous font réaliser combien l'Union soviétique était un point de non retour.

L'EPOUSE ET LA MERE Comme toutes les femmes, Tsvetaeva doit concilier son entreprise d'écriture et ses tâches domestiques. Passant de logement en logement durant tout son exil, elle éprouve de grandes difficultés à dégager du temps pour noircir les pages de ses carnets.

"Quand on a un enfant qui est mort de faim, on croit toujours que l'autre n'a pas assez mangé.
On n'a jamais eu un enfant, on l'a toujours."

Sa place de mère l'accapare beaucoup. Je crois n'avoir jamais lu des pages aussi sincères et dérangeantes sur la maternité. Reconnaissant qu'elle n'aimait pas beaucoup sa deuxième fille, ou du moins qu'elle lui préférait largement son autre fille, elle hurle sa douleur de l'avoir laissée mourir de faim. Rien n'est feint, c'est bouleversant. Sa relation avec Ariadna, l'aînée de ses enfants, est très intense et complexe.
En amour aussi Tsvetaeva recherche une plénitude qu'elle ne trouvera jamais. Moralement liée à son époux, elle vit d'inombrables engouements, souvent purement artificiels et narcissiques, qui s'évanouissent et sont remplacés par d'autres.

Si j'ai parfois jugé Tsvetaeva immature (mon côté vielle harpie), elle donne à travers ses écrits une démonstration peu commune de talent littéraire et de force de caractère. Découvrez-la. 

Le Livre de Poche. 732 pages.

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