Villette -Charlotte Brontë
Lucy Snowe est une jeune fille sans attaches, mais dont l'éducation soignée lui a permis d'être dame de compagnie en Angleterre. Lorsque sa maîtresse décède, elle décide de s'embarquer pour la Belgique où elle trouve une place de gouvernante puis d'enseignante d'anglais dans le pensionnat de Madame Beck. Ses principes anglais et protestants se heurtent vite au catholicisme et aux manières continentales, mais sa drôle d'amitié avec une pensionnaire britannique, ses retrouvailles avec un compagnon de son passé et ses relations complexes avec le professeur Emmanuel animent son quotidien.
Si j'ai lu Jane Eyre et les romans des autres soeurs Brontë il y a bien longtemps, je n'avais jamais pris le temps de découvrir le reste de l'oeuvre de Charlotte, publiée après la mort de ses soeurs. Ce nouveau livre est très intéressant, mais j'ai le sentiment de l'avoir en partie apprécié pour des raisons qui n'étaient pas prévues par l'autrice.
Largement autobiographique, Villette s'inspire de l'expérience de l'autrice au pensionnat de Madame Héger à Bruxelles. Comme Lucy Snowe, Charlotte Brontë espérait pouvoir une jour ouvrir sa propre école. Quant au professeur Paul Emmanuel, il s'agit sans doute d'un hommage à Constantin Héger, pour lequel l'autrice a éprouvé des sentiments ambigus.
Cette expérience bruxelloise n'a vraisemblablement pas été très positive tant la rancoeur de l'autrice à l'égard de la Belgique (nommée de façon peu subtile Labassecour ! ) et des Français, est visible. Lucy Snowe se montre ainsi très critique de la religion qui se fiche bien de l'intelligence tant que les individus lui sont soumis, et des principes rigides du catholicisme en général et du jésuitisme en particulier. Les passages abordant ces questions sont très justes, mais Charlotte Brontë ne pousse pas le talent jusqu'à faire preuve d'une telle clairvoyance envers sa propre foi et cet aspect est avant tout nourri par ses propres préjugés anti-papistes.
Consciente de sa condition de femme n'ayant que peu d'attraits et aucune fortune (ce que son élève-amie Ginevra Fanshawe prend un malin plaisir à lui rappeler), Lucy est une héroïne bien moins lisse qu'il n'y paraît. Elle a des opinions très sûres en matière de religion (nous venons de le voir) ou d'art. Les scènes où elle se moque ouvertement de Ginevra au point de jouer avec la vérité donnent au livre une vraie dimension comique. Même lorsqu'elle se laisse toucher par des remarques masculines sur le comportement que doivent adopter les femmes, elle souhaite rendre avant tout des comptes à elle-même. Face à elle, le (pas si) parfait Docteur John, qui s'émeut d'un regard un peu lubrique, et le très autoritaire Paul Emmanuel n'ont que peu de chances de briller pour un lecteur du XXIe siècle. Le professeur est initialement écrit pour séduire les lecteurs en même temps que l'héroïne, mais mon intérêt pour ce personnage s'explique avant tout pour ce qu'il exprime de médiocre.
"Quelles que fussent mes capacités -féminines ou non-, c'est Dieu qui me les avait octroyées et j'étais bien décidée à n'avoir honte d'aucun de Ses dons."
Roman beaucoup moins sulfureux que Jane Eyre, il y a cependant dans Villette une dimension inquiétante qui se manifeste à plusieurs reprises. Ainsi, la nonne dans le grenier est l'occasion d'évoquer les maladies mentales, thème omniprésent dans l'univers des Brontë (hanté par la mort de la mère et des soeurs, l'alcoolisme et la violence du frère aîné). La légende du pensionnat est-elle vraie, s'agit-il d'une plaisanterie ou bien Lucy Snowe souffre-t-elle de dépression nerveuse, de mal du pays ou de folie ? Certaines scènes de la fin (et jusqu'aux tous derniers paragraphes) nous plongent dans une ambiguïté qui contraste avec la tranquillité du reste du récit. Les personnages deviennent alors plus complexes à appréhender et moins fiables que ce que l'on croyait au premier abord.
Une lecture étrange donc, qui m'a occasionné des sentiments contradictoires, mais que je ne regrette absolument pas.
Archipoche. 713 pages.
Traduit par Gaston Baccara.