Fictions - Jorge Luis Borges
Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et cetera. Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d’autres bifurcations.
Il y a plus de dix ans, une enseignante de l'université où j'étudiais avait inscrit ce livre dans la bibliographie associée à son cours. Elle nous avait particulièrement recommandé la lecture de La Bibliothèque de Babel. Je ne me souviens plus si j'ai réussi à lire ce texte en entier. Ce qui est certain, c'est que malgré sa brièveté (les nouvelles de ce recueil excèdent rarement les dix pages), je n'y ai rien compris.
Des penseurs créent une planète où la réalité que nous connaissons n'existe plus. Un auteur du XXe siècle essaie de réécrire Don Quichotte en imaginant être Cervantès. Un homme utilise le pouvoir du rêve pour créer un individu et se brûle. Babylone invente une étrange loterie pour explorer les méandres du hasard. La Bibliothèque de Babel est un monstre infini qui engloutit les hommes. Un auteur écrit moultes fois la même histoire ou presque. Pendant la Première Guerre mondiale, un espion se rend chez un homme en possession de l'oeuvre de son aïeul qui se révèle être un livre infini...
Fictions est indiscutablement un livre déstabilisant et exigeant. Il ne ressemble à rien d'autre et nécessite à la fois une grande concentration et un grand lâcher-prise. Cependant, c'est un énorme coup de coeur. Un de ces livres qui vous arrache des exclamations d'admiration à chaque page. A peine ai-je trouvé quelques nouvelles un peu moins réussies que les autres.
Sur le papier, il serait facile de se lasser. Ces nouvelles sont une sorte de mise en abîme. Borges réécrit sans cesse le même texte, dans lequel il est question des inombrables tournures que pourraient prendre un récit. Mais l'ennui ne vient pas. L'auteur change de genre, d'époque, de ton. On commence avec une sorte de dystopie aux accents orwelliens, on voyage dans l'absurde, le rêve, l'espace, l'Histoire... Borges est un formidable conteur.
Tout est fiction, y compris la réalité. D'ailleurs, qu'est-ce que la réalité ? Peut-on la saisir? Le doit-on ? Lorsque Borges découvre des secrets, il s'empresse de les recouvrir. Lorsque l'homme croit saisir la complexité de la réalité, il paie de sa vie son erreur. La condition humaine n'est rien face à la Littérature, et rien n'est impossible en matière de fiction.
Est-il possible de créer des oeuvres nouvelles ? D'écrire à la manière de, des siècles plus tard ? L'Histoire est-elle cyclique, et donc condamnée à se répéter ? Le Temps existe-t-il ? Avec des effets de miroir, l'appel à la philosophie, en se contredisant parfois, Borges nous emmène dans les méandres de sa prolifique imagination.
On se pose beaucoup de questions avec ces nouvelles. On doit admettre qu'on ne comprendra pas tout. Mais on joue aussi, beaucoup. J'ai toujours aimé les auteurs qui trompent et déstabilisent leur lecteur. Borges est indiscutablement un maître du genre.
L'avis d'Ellettres.
Folio. 185 pages.
Traduit par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois.
1944 pour l'édition originale.