Les Bostoniennes - Henry James
"Nous connaissons tous, hommes et femmes, ces heures de clairvoyance rétrospective, au moins une fois dans notre vie, quand nous regardons le passé à la clarté du présent, et distinguons les effets et les causes aussi facilement que si tout était indiqué par des flèches qui ne se fussent jamais trouvées là auparavant. Le chemin parcouru jusque-là nous apparaît dessiné et raconté en entier, avec ses faux pas, ses repérages erronés, et toute sa géographie égocentrique et trompeuse."
Boston, années 1880. Ruiné par la Guerre de Sécession, Basil Ransom se rend dans le nord afin d'y exercer sa profession d'avocat. De passage à Boston, il en profite pour répondre à l'invitation d'une lointaine cousine, Miss Chancellor. Si la rencontre entre ces deux individus que tout oppose est un désastre, ils font la connaissance au cours d'une soirée consacrée aux droits des femmes de Verena Tarrant, la fille d'un mesmérien, dotée d'un talent oratoire peu commun. Dès lors, ils ne cesseront de se la disputer.
J'avais de fortes appréhensions en ouvrant ce roman, dont le propos est clairement sceptique vis-à-vis des mouvements féministes américains qu'a pu observer Henry James au début des années 1980. Les cent premières pages sont féroces, établissant en plus un parallèle entre le combat pour les droits des femmes et le mesmérisme.
Pourtant, même si je ne trouve pas que ce livre atteigne la perfection de Portrait de femme, je ne peux que reconnaître qu'il s'agit d'un roman écrit par un immense auteur. Tout d'abord, le style de James, bien qu'exigeant de la concentration, est parmi les plus remarquables que je connaisse, à la fois fin, précis et drôle.
Ensuite, là où de nombreux auteurs moins talentueux se seraient laissé déborder par leur sujet et n'auraient été capables de produire qu'un roman à gros sabots défendant leurs théories, Henry James nous montre dans ce livre toute la complexité de la psychologie humaine. Convaincu que les êtres humains ne cessent de se rater et de se méprendre, alliant dialogues de sourds et (auto)persuasion, il s'agit moins de savoir si les féministes sont dans le tort que de montrer la fluctuance des individus et les rapports de force entre eux.
Il n'y a pas de personnage particulièrement sympathique (excepté Miss Birdseye peut-être, cette vieille féministe sur le déclin qui séduit même Basil Ransom), mais il n'y a pas non plus d'individu entièrement en tort dans cette histoire. Olive Chancellor n'agit et ne pense pas uniquement en tant que féministe enragée. A l'inverse, Basil Ransom n'est pas épargné en matière de ridicule, alternant entre son code de galanterie qui le condamne à des situations grotesques et des discours dignes d'un certain Eric Z. (qui n'a décidément rien inventé).
Alors, bien sûr, on se doute que la sympathie de l'auteur n'est pas dirigée vers ce qu'il juge comme des artifices de la modernité. Il tire à boulets rouges sur les médias (autre domaine où il est particulièrement clairvoyant), le charlatanisme. Les réunions organisées par Olive et ses comparses sont tournées en ridicule. Cependant, Henry James n'est pas un caricaturiste. C'est un peintre qui n'oublie aucune nuance et nous oblige à tourner et retourner autour de ses personnages pour nous faire comprendre que nous ne les cernerons jamais. Et, comme souvent, il n'oublie pas de faire durer le suspense jusque dans les dernières phrases.
Folio. 696 pages.
Traduit par Jeanne Collin-Lemercier.
1886 pour l'édition originale.