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lilly et ses livres
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2 avril 2020

Captive - Margaret Atwood

atwoodLe 18 juillet 1843, au nord de Toronto, Thomas Kinnear et sa femme de charge, Nancy Montgommery, sont sauvagement assassinés. Les meurtriers sont James McDermott et Grace Marks, deux autres employés de la maison, qui s'enfuient ensuite avec les objets de valeur qu'ils peuvent emporter. Rattrapés aux Etats-Unis, ils sont enfermés puis jugés à Toronto, procès à l'issue duquel ils sont condamnés à mort. La peine de Grace Marks est finalement commuée en prison à vie.
Dès les premiers instants, des voix s'élèvent pour prendre la défense de Grace Marks. Des pétitions demandant la libération de la jeune fille de seize ans voient le jour. Ces défenseurs pensent que Grace n'est pas coupable et qu'elle est la troisième victime de James McDermott.
Des années plus tard, le docteur Simon Jordan décide de rencontrer Grace et de découvrir la vérité.

Quand on s'intéresse au féminisme et à l'histoire des femmes en général, Margaret Atwood est un auteur qui semble incontournable. Captive est en effet un portrait de femme, mais pas seulement.
A travers cette histoire, nous voyons apparaître devant nous le Canada du XIXe siècle. Née en Irlande dans une famille d'autant plus pauvre que le père dépense en alcool les maigres ressources à disposition, Grace s'embarque avec les siens vers le continent américain alors qu'elle est à peine une adolescente. La traversée est éprouvante, mais une partie de la famille arrive finalement en Ontario. Nous l'observons alors faire ses premiers pas en tant qu'employée de maison.
La période est instable, les tensions politiques et religieuses nombreuses. A cette époque, les femmes sont particulièrement vulnérables. Atwood nous décrit avec précision la vie de Grace, à tel point que le drame qui l'a rendue célèbre n'est pas toujours en ligne de mire. Aimant les romans ayant un fond historique, j'ai apprécié cet aspect du livre, même si je pense que quelques coupes auraient été appréciables. Grace Marks et James McDermott étant Irlandais, les enquêteurs sont d'autant plus sévères à leur égard que la réputation de cette population est mauvaise.

J'ai dit plus haut que Margaret Atwood était connue pour ses écrits engagés. Sur ce point, j'ai été un peu déçue. Il est bien question de femmes maltraitées, d'avortements, de grossesses et de relations sexuelles hors mariage. Mais le destin de Grace n'est pas assez utilisé pour faire une illustration de cela. Captive est une histoire basée sur des faits réels. C'est à la fois une force, puisque cela rend le récit plus palpitant et une faiblesse étant donné que le parti pris de Margaret Atwood est de ne pas trop dévier des faits connus. Cela donne une fin à mon sens assez décevante. Pendant tout le récit, on s'interroge sur Grace. On se demande s'il s'agit d'une victime, d'une femme souffrant de troubles mentaux, d'une Shéhérazade ou bien d'une manipulatrice hors pair. Pourtant, au lieu de nous dévoiler une femme dans toute sa complexité, Atwood tourne autour du pot et se contente d'utiliser Grace Marks pour évoquer l'arrivée de la psychologie dans les enquêtes et de poser sans y répondre la question de la responsabilité des criminels en cas de troubles mentaux.
Par ailleurs, la majeure partie du récit se concentre sur les souvenirs de Grace et sa version du drame. L'enquête du docteur sur le terrain commence très tardivement. Le personnage de Simon Jordan lui-même est décevant. Il disparaît au moment où l'on aurait besoin de son éclairage.

J'ai donc apprécié ma lecture tout en déplorant quelques longueurs et un contrat de base qui n'est à mon sens pas complètement respecté à cause d'un refus de l'auteur de prendre parti. Cela ne m'empêchera pas de lire d'autres de ses oeuvres.

Les avis de Lili et de Maggie.
Une lecture qui rentre dans le Challenge Pavévasion de Brize.

Audible. 18h.
Lu par Elodie Huber.
1996 pour l'édition originale.

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18 mars 2021

Confusion (La Saga des Cazalet III) - Elizabeth Jane Howard

confusion

Tu ne trouves pas qu'il y a un truc qui cloche avec notre durée de vie ? Si on vivait 150 ans sans trop vieillir pendant les cent premières années, alors les gens auraient le temps de devenir raisonnables (...).

1942. La guerre fait toujours rage. A Home Place, on s'organise comme on peut. Le Brig est de plus en plus aveugle, les servantes s'engagent pour participer à l'effort de guerre ou sont trop vieilles pour s'occuper seules des plus jeunes, et surtout, Sybil vient de succomber à son cancer.
Hugh et Edward continuent leurs allers-retours à Londres pour gérer l'entreprise familiale et leurs problèmes personnels, la perte de sa femme pour l'un, sa maîtresse enceinte pour l'autre.
Quant aux plus âgées des filles Cazalet, elles quittent le nid familial pour travailler ou se marier, avec plus ou moins de bonheur.

C'est un plaisir de retrouver les Cazalet, que la guerre, le temps et la maladie ont bien changé depuis Etés anglais. J'ai toujours un peu de mal à entrer dans les livres qui composent cette saga, mais il arrive toujours un moment où je n'arrive plus à les lâcher.

Comme précédemment, les personnages féminins sont les plus marquants. Si certaines, comme Zoë, semblent dans une certaine mesure tirer leur épingle du jeu, pour d'autres la chute est rude.
Villy vieillit, Rachel continue à se sacrifier, ses nièces s'enferment dans des relations décevantes de diverses manières. Même si elles jouissent d'une autonomie plus grande, le mariage reste la porte de sortie quasi-systématique et même les unions heureuses se font avant tout à l'avantage des hommes. Cette situation rend presque touchante la très antipathique maîtresse d'Edward, réduite à lui sussurer ce qu'il veut entendre pour ne pas se retrouver dans une situation impossible.

On pourrait se demander si Elizabeth Jane Howard n'est pas excessive dans sa description des hommes. La plupart ont des défauts impardonnables et tous sont égoïstes. Même Hugh a considéré que traiter sa femme comme une enfant était préférable à lui dire la vérité.
Edward ne peut être détrôné en tant que membre le plus répugnant de la famille Cazalet, mais Michael obtient le titre de pire mufle lorsqu'il laisse sa femme à peine accouchée et son nouveau-né à Londres pour se reposer auprès de "maman". Cela semble caricatural. Pourtant, est-il inconcevable que le plaisir féminin à cette époque n'ait pas été une préoccupation pour les hommes, même ceux qui aimaient leur femme ? Est-il faux que l'on attendait des femmes qu'elles offrent à leurs pères, maris et frères un abri chaleureux lors de leurs permissions, et donc qu'elles taisent leurs propres colères ? Qui se souciait réellement des violences obstétriques ?

Même si j'apprécie beaucoup cette saga, elle a pour moi les défauts de son genre : une surabondance dans les thèmes abordés, un traitement parfois superficiel des sujets graves (le deuil, la déchéance physique...), et une écriture assez basique. Certains éléments sont problématiques. J'attends ainsi toujours qu'Elizabeth Jane Howard en dise davantage au sujet de l'inceste qu'elle met en scène pour des raisons qui ne sont pour l'instant pas justifiées (je lui laisse le bénéfice du doute tant que je n'ai pas achevé la saga). Et cela me perturbe qu'un presque quadragénaire puisse s'enticher de la fille adolescente de son meilleur ami disparu.

Cela dit, un peu de superficialité (relative) dans mes lectures n'est pas pour me déplaire de temps en temps. Je serai d'autant plus au rendez-vous pour la parution du prochain tome que Confusion s'achève sur des changements qui s'annoncent passionnants.

Je remercie les éditions de La Table Ronde pour ce livre.

La Table Ronde. 480 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff.
1993 pour l'édition originale.

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9 janvier 2021

Le deuxième sexe - Simone de Beauvoir

beauvoirImpossible, lorsqu'on se dit féministe, de faire l'impasse sur Simone de Beauvoir, et en particulier sur Le deuxième sexe. Ce livre de plus de mille pages est LA référence sur le sujet. Après ma lecture agréable des Mémoires d'une jeune fille rangée il y a deux ans, j'ai pris mon courage à deux mains et je ne le regrette pas. J'aurais aimé vous partager l'intégrale de mes notes, mais pour ne pas endormir tout le monde je vais essayer d'être la plus concise possible.

Le deuxième sexe est un livre incontournable et passionnant, qui pose les bases de ce qui fonde les rapports entre les sexes à travers l'étude de diverses disciplines (biologie, histoire, psychologie, psychanalyse, littérature...) et qui analyse les sociétés humaines à l'époque de Beauvoir, pour prouver que la différence de statut entre l'homme et la femme n'a rien de naturel et doit être combattue.

Si Beauvoir parle de "deuxième sexe", c'est parce que l'homme est "le Sujet absolu" et la femme "l'Autre", "dans une totalité dont les deux termes sont nécessaires l'un à l'autre." 
Contrairement aux autres espèces animales, l'humain transcende sa condition en évoluant, en créant. Mais cette transcendance est refusée à la moitié de l'humanité.  Reléguée dans les tâches répétitives et biologiques du maternage et du travail domestique, la femme ne peut, contrairement à l'homme, tenir le rôle de créateur et être fêtée pour cela. Elle est donc indispensable à l'homme, mais est définie par lui et pour lui, maintenue dans une position d'infériorité et de subordination. Les institutions sont pensées dans ce sens.

Il y a bien un mythe du féminin, de la Femme, puissante, mystérieuse.
Ainsi, les déesses de la fertilité, les célébrations sans fin de la Femme par les poètes. Mais ce mythe contient en lui toute la peur, le mépris et la volonté de laisser la femme réelle dans la situation qui est la sienne. Les religions, et particulièrement le christianisme, ont la femme libre en haine. Sa souillure originelle n'est purifiée que "dans la mesure où elle se soumet à l'ordre établi par les mâles". Autrement dit, en se mariant. La veuve doit être remariée, la célibataire suscite la suspicion, la putain est nécessaire pour éviter le libertinage (cf. Saint Augustin) mais vit en marge de la société. L'indépendance financière n'existe pas pendant longtemps pour la femme (encore aujourd'hui, la vie professionnelle de la femme est bien souvent considérée, y compris par elle, comme secondaire par rapport à celle de son mari), son indépendance intellectuelle est intolérable et doit être réformée.
En politique, l'obtention de droits dans le monde du travail a été le fruit d'un dur labeur. Les suffragettes ont également buté de trop nombreuses années contre la toute puissance de l'homme. Lors des votes ayant conduit au refus d'accorder le droit de vote aux femmes, les motifs invoqués sont savoureux :

" En premier lieu viennent les arguments galants, du genre : nous aimons trop la femme pour laisser les femmes voter ; on exalte à la manière de Proudhon la « vraie femme » qui accepte le dilemme « courtisane ou ménagère » : la femme perdrait son charme en votant ; elle est sur un piédestal, qu’elle n’en descende pas ; elle a tout à perdre et rien à gagner en devenant électrice ; elle gouverne les hommes sans avoir besoin de bulletin de vote, etc. Plus gravement on objecte l’intérêt de la famille : la place de la femme est à la maison ; les discussions politiques amèneraient la discorde entre époux. Certains avouent un antiféminisme modéré. Les femmes sont différentes de l’homme. Elles ne font pas de service militaire. Les prostituées voteront-elles ? Et d’autres affirment avec arrogance leur supériorité mâle : Voter est une charge et non un droit, les femmes n’en sont pas dignes. Elles sont moins intelligentes et moins instruites que l’homme. Si elles votaient, les hommes s’effémineraient. Leur éducation politique n’est pas faite. Elles voteraient selon le mot d’ordre du mari. Si elles veulent être libres, qu’elles s’affranchissent d’abord de leur couturière. "

Ce qui pose sans doute le plus de difficulté à l'affranchissement de la femme en tant qu'individu est la complicité dont on l'a rendue coupable vis-à-vis de sa situation. Il est confortable et rassurant d'être "sous la protection masculine", d'être parée par lui (aussi inconfortables que soient les bijoux et vêtements féminins). Il est flatteur d'être faite d'une essence mystérieuse, complexe, que même les plus grands hommes ne sont pas parvenus à découvrir. Pourtant, cette déférence a un lourd prix. La virginité n'est célébrée qu'associée à la jeunesse et à la beauté, et la femme en général n'est admirée que dans un rôle très circonscrit.

folio" On ne naît pas femme, on le devient"

Réfutant toute origine biologique au destin des femmes, Beauvoir démontre que les circonstances seules sont responsables de leur fonction d'objet par rapport à l'homme. De la naissance à la vieillesse, en passant par l'adolescence, l'initiation sexuelle, le mariage et la maternité, rien ne permet aux femmes de s'affranchir des carcans masculins. Beauvoir montre aussi de façon très convaincante comment les qualités "sexuées" sont construites. Admettant que les plus grands créateurs sont des hommes, elle rétorque, preuves et comparaisons à l'appui, que cela est dû au fait qu'on n'a pas permis aux femmes d'exprimer leur propre génie.

" La vieille Europe a naguère accablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons ». "

C'est un livre qui bouscule. La deuxième partie m'a en particulier fait l'effet d'un miroir énonçant des choses très vraies sur moi, personne qui pourtant se considère comme plutôt avertie, mais qui pas plus qu'une autre ne peut se défaire de représentations inculquées dès le plus jeune âge et répétées à l'infini. Cela dit, j'ai enfin compris pourquoi il est parfois très difficile pour les hommes et les femmes de se comprendre (et gros scoop, cela n'a rien à voir avec le fait que les uns viennent de Mars et les autres de Vénus...), pourquoi les sujets de conversations entre hommes et entre femmes sont si différents, pourquoi l'on ne donne pas la même priorité à l'amour quand on est de l'un ou de l'autre sexe. De même, aucun livre ne m'avait permis de comprendre aussi clairement ce que sous-tend le débat autour du soin donné à leur apparence par les femmes se revendiquant du féminisme (vous savez, les féministes sont soit moches et frustrées, soit des hypocrites qui se maquillent et s'épilent malgré leur discours).
Ce n'est bien évidemment pas un livre qui incite à la haine et la violence envers les hommes (comme l'immense majorité des des oeuvres féministes en fait, malgré les accusations). Beauvoir était aux côtés des classes travailleuses en général. Le deuxième sexe plaide pour une redéfinition en profondeur des rapports entre les sexes, à tous les niveaux. Beauvoir prend même le soin de rassurer ceux qui ne manqueront pas de lui dire que ça risquerait de rendre la vie ennuyeuse.

" Ceux qui parlent tant d’« égalité dans la différence » auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des différences dans l’égalité. "

Toute l'oeuvre est parsemée de références à de très nombreux auteurs. Si j'ai banni toute idée de lire un jour Montherlant, j'ai en revanche bien l'intention de me replonger dans Stendhal, Mauriac, Colette et même D. H. Lawrence qui en prend pour son grade. Je ne lisais pas ce texte dans cette optique, mais moi qui aime les livres qui parlent de livres, j'ai été servie avec Le Deuxième sexe.

Cette lecture n'est pas sans défauts. Son autrice est marquée par son époque. Ses méthodes et sa réflexion sont influencées par les courants de pensée et les disciplines (la psychanalyse en particulier) qui occupaient le devant de la scène lors de la rédaction de son livre, ce qui donne parfois au texte un caractère dépassé. Certains passages sont très éthnocentrés, voire racistes, et l'on trouve des réflexions sur l'homosexualité qui me semblent bien plus refléter des convictions et des expériences personnelles de Simone de Beauvoir* qu'une quelconque vérité étayée par des études rigoureuses. De même, l'autrice a un sérieux problème avec les mères et le mariage (même si, en ce qui me concerne, la mauvaise foi dans ce domaine me fait souvent rire). 
Malgré tout, je n'ai jamais lu un livre aussi complet et étayé sur les questions qu'il aborde, donc dans l'attente d'une version actualisée du Deuxième sexe je lui pardonne tout.

Un livre édifiant, encore aujourd'hui, même si certains passages me semblent refléter une réalité sinon passée du moins en recul, ce qui prouve que l'on va dans le bon sens.

* Bien qu'éronnés, ces passages ne contiennent pas de mépris (dans la mesure où je suis capable d'en juger). Je trouve même que, sans le vouloir, Beauvoir ébauche une réflexion sur les questions de genre.

Le deuxième sexe. I. Les Faits et les mythes. Folio. 408 pages. 1949 pour l'édition originale.
Le deuxième sexe. II. L'expérience vécue. Folio. 654 pages. 1949 pour l'édition originale.

8 février 2021

Ce que les hommes appellent amour - Joaquim Maria Machado de Assis

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- Conseiller, si les morts vont vite, pour les vieux tout va plus vite encore que pour les morts... Vive la jeunesse !

Après plus de trente ans à arpenter le monde pour mener une carrière diplomatique, le conseiller Aires est de retour à Rio. Veuf, sans enfant, il se reconstitue un cercle de connaissances. Alors qu'il se rend au cimetière en compagnie de sa soeur Rita, il aperçoit une jeune femme dont les traits retiennent son attention. Il s'agit de la veuve Noronha, dont le bref mariage a provoqué la rupture avec sa famille. Réfugiée chez son oncle, elle peut aussi compter sur l'amour des Aguiar, un couple de sexagénaires en mal d'enfant.
Rita observe que la belle Fidélia est si dévastée par la perte de son époux qu'elle ne se remariera jamais. Aires n'étant pas convaincu, le frère et la soeur lancent un pari.

En ce mois de l'Amérique Latine, je me suis dit que c'était l'occasion de découvrir un auteur qu'une lectrice de ce blog m'a conseillé récemment. J.M. Machado de Assis est un auteur brésilien dont je n'avais jamais entendu parler,  mais Wikipédia indique qu'il est " considéré par beaucoup de critiques, d’universitaires, de gens de lettres et de lecteurs comme l’une des grandes figures, sinon la plus grande, de la littérature brésilienne. " Dans sa bibliographie, Dom Casmurro et L'Aliéniste semblent particulièrement sortir du lot, mais ma médiathèque n'avait en stock que Ce que les hommes appellent Amour, le dernier de ses romans.

Cette lecture n'a pas été désagréable, mais je dois reconnaître que c'est une petite déception.

La forme du livre est plaisante puisqu'il s'agit du journal de Aires. C'est un homme sympathique et bienveillant. Bien que sa soeur le décrive comme "si vert qu'on [lui] donnerait trente [ans]" et que lui-même ne soit initialement pas complètement convaincu que le temps de l'amour soit révolu pour lui, il se place en tant qu'observateur et ne prend pas d'initiative.
Plus qu'un roman d'amour, ce livre met en scène la fin d'une génération et la montée en puissance d'une autre. Aires et les Aguiar ne bougeront plus, ils vivent des aventures en observant les plus jeunes. Ce sont eux qui leur procurent de belles joies, mais aussi qui leur brisent le coeur.
Derrière eux, le décor évolue aussi. L'esclavage est en passe d'être aboli définitivement, l'empire vit ses dernières années, la Vieille Europe retrouve de l'atrait.
Il y a un peu d'ironie, de la mélancolie, des médisances, des réflexions sur la nature humaine, mais je n'ai pu m'empêcher tout au long de ce livre de penser que d'autres ont fait la même chose, en bien mieux (Henry James, Giuseppe Tomasi di Lampedusa...). Il y a un manque de profondeur dans la description des personnages. Leurs pensées et même leurs actes restent écrits de façon trop superficielle pour permettre au lecteur de rentrer dans ce livre.

Je ne compte pas en rester là avec cet auteur malgré cet avis mitigé. L'Aliéniste en particulier m'intrigue beaucoup.

Métailié. 197 pages.
Traduit par Jean-Paul Bruyas.
1908 pour l'édition originale.

LOGO SUD AMERI

22 juillet 2021

Honoré et moi - Titiou Lecoq

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Honoré de Balzac est aujourd'hui un monstre incontestable de la littérature. A sa mort, tout le monde veut se l'approprier, à gauche comme à droite. Les féministes comme les misogynes peuvent se délecter de ses textes. Son oeuvre est intemporelle et permet d'expliquer jusqu'à l'élection d'Emmanuel Macron, ce Rastignac (entre autres personnages balzaciens) du XXIe siècle.
Pourtant, malgré le succès réel qu'il a rencontré de son vivant, Balzac n'a pas échappé aux critiques et aux moqueries. Incarnant la popularisation du roman au XIXe siècle, il a mis le sujet de l'argent sur le devant de la scène, aussi bien dans ses livres que dans sa vie. Un crime impardonnable, puisque cela signifiait que l'artiste ne vit pas d'amour et d'eau fraîche et qu'il doit travailler pour produire ses oeuvres.

" Quand Zweig parle "d'amour de l'argent", il ne semble pas envisager que Honoré avait simplement besoin de gagner sa vie. En réalité, ce n'est pas lui-même qu'il abîme, c'est l'idée que Zweig se fait de l'art, des artistes et des grands hommes. Honoré désacralise l'écriture et c'est insupportable aux yeux de certains. "

Il y a quelques semaines, j'ai décrété, sûre de moi, que je n'aimais pas du tout les essais trop familiers, les variations de registre et que j'étais une inconditionnelle de l'académisme dans le style. Il faut croire que Titiou Lecoq est l'exception qui confirme la règle.
Honoré et moi multiplie les écarts de langage, et son autrice s'adresse à ses lecteurs comme à des amis proches. Cela ne m'a pas empêchée d'apprendre des tas de choses, tout en ayant l'impression d'avoir passé quelques soirées à rire comme une hyène avec une copine, en disant du mal de quelqu'un qu'au fond on aime bien.

Titiou Lecoq nous offre un Honoré en chair et en os, écrivain mais surtout homme plein de faiblesses, d'illusions, de mauvaise foi. On le suit dans ses projets fous et ruineux. On découvre aussi ses techniques de travail, ses horaires farfelus et ses sources d'inspiration. Entre deux entreprises catastrophiques, on le voit dessiner peu à peu sa Comédie Humaine.

"Si son temps de labeur est partagé entre jour et nuit, c'est parce que la nature même de son travail est divisée en deux. : écriture et réécriture. Elle révèle que, d'une certaine manière, Balzac a inventé le traitement de texte avant les ordinateurs. Il déteste travailler sur ses manuscrits écrits à la main. Il a besoin de voir le texte imprimé pour continuer.  "

Réfutant la thèse selon laquelle l'écrivain aurait été la victime d'une mère destructrice, Titiou Lecoq n'oublie pas sa casquette de féministe. Pour cela, elle utilise aussi bien les fait que les propres ouvres de Balzac qui dénoncent les viols conjugaux et dépeignent avec une perspicacité surprenante les contraintes de la maternité. Ce qui lui a au passage valu d'être méprisé, puisqu'on ne traite pas de sujets aussi insignifiants (surtout quand, au même moment, un Victor Hugo s'attaque à la peine de mort). Dommage que Beauvoir n'ait pas analysé Balzac dans Le Deuxième Sexe, cela aurait été fabuleux.

Une biographie passionnante, alliant rigueur et subjectivité, et qui nous montre un homme loin du grand cliché de l'artiste, qui a utilisé la littérature pour vivre sa vie.

Les avis de Maggie, Claudialucia, Keisha et Choup.

L'Iconoclaste. 294 pages.
2019.

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15 septembre 2021

La formule préférée du professeur - Yôko Ogawa

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Saviez-vous que les nombres pouvaient être amis ?

Lorsqu'elle est engagée en tant qu'aide-ménagère d'un professeur de mathématiques, la narratrice s'attend à accomplir un travail pénible. Ses collègues n'ont pas supporté cette mission. Pourtant, un lien étrange va se nouer entre cette jeune mère célibataire, son fils (surnommé Root par le professeur) et ce prodige dont la mémoire immédiate est réduite à quatre-vingt minutes depuis un accident de voiture.

Il en faut beaucoup pour m'intéresser aux mathématiques (j'ai fait une allergie sévère il y a longtemps) et encore plus pour ne pas me donner l'impression d'être une idiote. Yôko Ogawa a pourtant réussi cet exploit. Mieux encore, elle nous initie à la beauté des mathématiques, présents partout, sincères et obsédants.

Créant une ambiance à la frontière entre le fantastique et le réel, l'autrice nous offre un professeur exprimant à merveille cette ambivalence. Cet homme à la mémoire cassée, remplacée par les nombreuses étiquettes accrochées à sa veste, incarne à la fois le savoir et la vulnérabilité, l'autorité de la vieillesse et l'insouciance de l'enfance. Il enseigne une discipline qui nous paraît tout à coup ludique et humaine.

Malgré ces qualités indéniables et le fait que je commence à percevoir des constantes dans l'univers de Yôko Ogawa, je déplore une certaine froideur dans ses romans qui m'empêche de les apprécier de façon globale. J'en savoure le début avant de me lasser de ne pas parvenir à ressentir toute la violence des drames qu'elle évoque.

Cette lecture a été faite dans le cadre d'un événement partagé entre blogueurs pour saluer notre compère Goran, co-organisateur de qualité des Mois de l'Europe de l'Est et de l'Amérique latine, disparu brutalement il y a quelques mois. Le titre choisi était Le Petit joueur d'échecs, mais mon cerveau m'a joué des tours. J'espère que ça l'aurait fait sourire.

Actes Sud. 246 pages.
Traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle.
2005 pour l'édition originale.

2 mai 2021

Un été sans les hommes - Siri Hustvedt

hustvedtLorsque son mari lui annonce qu'il veut faire une pause (une pause française et âgée de vingt ans de moins qu'elle), Mia est admise dans un service psychiatrique. A sa sortie, elle prend provisoirement congé de la fac dans laquelle elle enseigne et rejoint sa ville natale. 
Là-bas, elle rencontre les membres de la résidence pour personnes âgées où vit sa mère, toutes veuves. Elle est également engagée pour animer un atelier de poésie avec de jeunes adolescentes.

J'ai apprécié ce livre, qui m'a donné l'impression d'être dans un cocon, entre filles (même si les filles ne sont pas toujours tendres). C'est à la fois enchanteur et emprunt de nostalgie. 

Siri Hustvedt n'est pas tendre avec les hommes, leurs injustices et leurs lâchetés envers les femmes qu'ils ont épousées. Mia est une femme blessée et en colère. Bien que banale, sa souffrance est réelle. Elle et son époux ont vécu des décennies ensemble, au point qu'ils mélangent leurs souvenirs. Une séparation n'est pas qu'un chagrin d'amour, c'est aussi une perte de repères.

"Il n’y a pas de vie sans un sol, sans un sentiment de l’espace qui n’est pas seulement extérieur mais intérieur aussi – les lieux mentaux. Pour moi, la folie avait constitué une suspension. Quand Boris s’en fut de cette manière abrupte promener ailleurs son corps et sa voix, je me mis à flotter. Un jour, il laissa échapper son désir d’une pause, et ce fut tout. Sans doute avait-il médité sa décision, mais je n’avais eu aucune part à ses réflexions."

Un immense sentiment d'injustice habite l'héroïne, digne et dévouée épouse de scientifique reconnu. Cette expérience met en valeur le déséquilibre dans les rapports entre hommes et femmes. Ces dernières sont toujours défavorisées. Elles sont rares à parvenir à se faire entendre et à jouir d'une autorité naturelle. On attend d'elles un souci constant du bien-être des personnes qui leur sont proches Condamnées à faire essentiellement un travail invisible, à être le soutien de l'homme, même si elles ont elles-mêmes une carrière (on pense mille fois à Simone de Beauvoir en lisant ce livre), elles ont en plus une date de péremption.
En tant que poétesse, Mia s'interroge sur le rapport à l'écriture et à la lecture, qui n'est pas le même selon que l'on est un homme ou une femme.

Beaucoup de femmes lisent de la fiction. La plupart des hommes, non. Les femmes lisent des fictions écrites par des femmes et par des hommes. La plupart des hommes, non. Si un homme ouvre un roman, il aime avoir sur la couverture un nom masculin ; cela a quelque chose de rassurant. On ne sait jamais ce qui pourrait arriver à cet appareil génital externe si l’on s’immergeait dans des faits et gestes imaginaires concoctés par quelqu’un qui a le sien à l’intérieur. En outre, les hommes se vantent volontiers de négliger la fiction : “Je ne lis pas de romans, mais ma femme en lit.”

J'ai parlé de colère, mais il n'est pas seulement question de se morfondre. Durant cet interlude, Mia et ses nouvelles amies expérimentent une vie débarassée des contraintes du mariage. Les veuves ne sont pas forcément inconsolables. Contrairement à ce que l'on pourrait s'imaginer au premier abord, ne pas se remarier n'est en rien une preuve de dévotion envers l'époux disparu.

"Les veufs se remarient parce que ça leur facilite la vie. Les veuves non, le plus souvent, parce que leur vie en serait plus difficile."

N'étant que séparée, Mia tente de se découvrir, de se rappeler qui elle est. Une pause nécessite de se préparer aux différentes issues possibles, à savoir la reconstruction seule ou les retrouvailles sous conditions. 

Si j'ai apprécié l'ambiance et le propos du livre, je n'ai pas adhéré à la forme, qui énonce une théorie en début de chapitre pour en offrir une démonstration. C'est parfois flou et donne à l'histoire un caractère artificiel. 

Un roman frais mais très imparfait. Je crois que j'ai été d'autant plus indulgente avec ce livre qu'il énonce des idées auxquelles j'adhère en grande partie et que cela en a fait une lecture reposante.

L'avis de Lili que je partage très largement.

Babel. 224 pages.
Traduit par Christine Le Boeuf.
2011 pour l'édition originale.

7 mai 2021

A l'Est d'Eden - John Steinbeck

eden"Au cours des hivers pluvieux, les torrents s’enflaient et venaient grossir la Salinas qui, bouillonnante et furieuse, quittait son lit pour détruire. Elle entraînait la terre des fermes riveraines ; elle arrachait et charriait granges et maisons ; elle prenait au piège et noyait dans son flot bourbeux vaches, cochons et moutons, et les roulait vers la mer. Puis, avec la fin du printemps, la rivière regagnait son lit et les bancs de sable apparaissaient. En été, elle se terrait. De l’élément liquide, seules subsistaient des flaques à l’emplacement des tourbillons hivernaux. reculait et les saules se redressaient, empanachés de débris. La Salinas n’était qu’une rivière saisonnière et capricieuse, tour à tour dangereuse et timide – mais nous n’avions que celle-là et nous en étions fiers. On peut être fier de n’importe quoi si c’est tout ce que l’on a. Moins on possède, plus il est nécessaire d’en tirer vanité."

La Vallée de la Salinas en Californie est une terre capricieuse. Les chanceux et les riches ont de l'eau pour survivre durant les années de sécheresse, les autres doivent se contenter de vastes terrains sur lesquels ils n'ont aucune chance de prospérer. Samuel Hamilton est de ces derniers. Pourtant, cet immigré irlandais est un homme reconnaissant. Père d'une famille nombreuse, marié à une femme admirable et grand inventeur incapable de tirer profit de ses nombreuses qualités, il est l'un des hommes les plus respectés de la vallée.
C'est ici aussi que va se dérouler la vie des Trask, dont la destinée ressemble à s'y méprendre à l'histoire de Caïn et Abel.

Les Raisins de la colère a été l'un de mes plus gros coups de coeur de 2020, A l'Est d'Eden sera sans aucun doute dans mes favoris 2021.

Avec une écriture extraordinaire qui décrit avec une même justesse les décors dans lesquels se déroulent l'histoire que les sentiments des personnages, Steinbeck nous transporte d'un bout à l'autre des ces presque huit cents pages. Il nous plonge dans la vallée de la Salinas, nous emmène ensuite sur la côte Est avant de nous ramener en Californie. Il nous fait voyager du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale.

Comme de nombreux romanciers, l'auteur s'interroge sur la préexistence du bien et du mal chez les individus. Ca pourrait être barbant, banal, il n'en est rien.

"Au monstre, le normal doit paraître monstrueux, puisque tout est normal pour lui. Et pour celui dont la monstruosité n’est qu’intérieure, le sentiment doit être encore plus difficile à analyser puisque aucune tare visible ne lui permet de se comparer aux autres. Pour l’homme né sans conscience, l’homme torturé par sa conscience doit sembler ridicule. Pour le voleur, l’honnêteté n’est que faiblesse. N’oubliez pas que le monstre n’est qu’une variante et que, aux yeux du monstre, le normal est monstrueux."

Les monstres de Steinbeck sont captivants, nuancés. Ils font froid dans le dos, nous tiennent en haleine et nous montrent surtout la complexité de l'humanité. L'église et la maison close sont nécessaires l'une à l'autre. Les Samuel, Lee, Adam ou Aron ne sont pas les plus nombreux, et leurs blessures les rendent parfois bien plus cruels que les "monstres". Si Caïn a tué Abel, est-ce seulement sa faute ou bien surtout celle de son père ?

"La traduction de King James avec son tu le domineras promet à l’homme qu’il triomphera sûrement du péché. Mais le mot hébreu, le mot timshel – tu peux – laisse le choix. C’est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si tu peux, il est vrai aussi que tu peux ne pas, comprenez-vous ?"

Si le discours social est moins passionné que dans Les Raisins de la colère, il reste omniprésent. Vols de brevets, profits et crimes de guerre, hypocrisie des classes dirigeantes, appauvrissement des paysans, Steinbeck n'oublie pas les ravages du capitalisme. Les bons seront seront toujours ceux qui résistent à l'argent sale. Là encore, ce qui prime, c'est le choix.

"Voici ce que je crois : l’esprit libre et curieux de l’homme est ce qui a le plus de prix au monde. Et voici pour quoi je me battrai : la liberté pour l’esprit de prendre quelque direction qui lui plaise. Et voici contre quoi je me battrai : toute idée, religion ou gouvernement qui limite ou détruit la notion d’individualité. Tel je suis, telle est ma position. Je comprends pourquoi un système conçu dans un gabarit et pour le respect du gabarit se doit d’éliminer la liberté de l’esprit, car c’est elle seule qui, par l’analyse, peut détruire le système. Oui, je comprends cela et je le hais, et je me battrai pour préserver la seule chose qui nous mette au-dessus des bêtes qui ne créent pas. Si la grâce ne peut plus embraser l’homme, nous sommes perdus."

Même s'il ne raconte pas des histoires très amusantes, il y a chez Steinbeck un optimisme certain. On sent qu'il aime les hommes et qu'il espère pour eux un monde meilleur. L'amitié entre Lee, Samuel et Adam redonne foi en l'humanité. Les relations fraternelles entre Charles et Adam ou Cal et Aron sont complexes et tragiques, mais leurs faiblesses crient le besoin de l'homme d'être aimé.

Si vous ne l'avez pas encore compris, A l'Est d'Eden est un énorme coup de coeur. A lire et à relire.

Les avis d'Ingannmic et de Mes pages versicolores.

Le Livre de Poche. 785 pages.
Traduit par Jean-Claude Bonnardot.
1952 pour l'édition originale.

21 juin 2021

Bienvenue au club - Jonathan Coe

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"— Alors je t’emmène, Patrick. On va remonter le temps. Jusqu’au tout début. Jusqu’à un pays qu’on serait sûrement incapables de reconnaître. L’Angleterre de 1973."

Birmingham, années 1970. Benjamin Trotter est le deuxième enfant de sa fratrie, coincé entre une soeur qui épluche les petites annonces pour trouver un petit ami et un frère cadet dont la vanité gâche le potentiel. A l'école, Benjamin, surnommé Roteur, essaie de se faire une place avec ses amis, dont le fils du principal représentant syndical de l'usine dans laquelle travaille son propre père. Il rêve aussi d'attirer un jour l'attention de la belle Cicely.

Je savais que j'allais aimer cette lecture, mais je ne pensais pas avoir un tel coup de coeur pour ce livre aussi hilarant qu'émouvant.

Il fait surgir devant nous une époque que nous n'avons pas connue comme peu d'auteurs savent le faire. Surtout que, quand je lis "Personne ne remarquait ce marron envahissant, ou en tout cas n’y voyait un sujet de conversation. Le monde était marron.", je vois ça :

Life on Mars

"On a tendance à oublier à quoi ressemblaient vraiment les années soixante-dix. On se souvient des cols pelle à tarte et du glam rock, on évoque, avec des larmes dans la voix, les Monty Python et les émissions pour enfants, mais on refoule toute la sinistre étrangeté de cette période, tous ces trucs bizarres qui se passaient tout le temps. On se rappelle le pouvoir qu’avaient les syndicats à l’époque, mais on oublie comment réagissaient les gens : tous ces tordus militaristes qui parlaient de mettre sur pied des armées privées pour rétablir l’ordre et protéger la propriété quand la loi ne serait plus en mesure de le faire. On oublie l’arrivée des réfugiés indiens d’Ouganda à Heathrow en 1972, qui avait fait dire que Powell avait raison, à la fin des années soixante, de prophétiser un bain de sang ; on oublie à quel point sa rhétorique devait résonner pendant toute la décennie, jusqu’à cette remarque qu’un Eric Clapton ivre mort fit sur scène en 1976 au Birmingham Odeon. On oublie qu’à l’époque, le National Front apparaissait comme une force avec laquelle il allait falloir compter."

Mélangeant les genres (extraits de journaux intimes, poèmes, témoignages, extraits de journaux scolaires...) aussi bien que les registres, l'auteur en fait des tonnes sans jamais tomber dans l'excès. Jonathan Coe se moque des dirigeants, des responsables syndicaux hypocrites, des riches, des membres du National Front, des convaincus de la méritocratie, le tout avec une subtilité plus ou moins grande mais toujours efficace.

Il y a pourtant énormément de mélancolie dans ce livre. Le contexte n'aide pas, pour commencer. Les conflits sociaux de cette ère pré-Thatcher et les actions terroristes de l'IRA favorisent un racisme qui divise les travailleurs.
Une impression de temps perdu nous prend à la gorge tout au long du récit. Les instants de complicité et de bonheur ne reviendront jamais. Benjamin et ses amis sont en pleine adolescence, cette période si particulière et intense, aussi décevante qu'enthousiasmante. Comme les adultes, ils doivent concilier les angoisses liées à leur époque, qui s'ajoutent à celles de leur âge.

Dans ce livre, qui est parmi d'autres choses un roman d'apprentissage, Benjamin pose des questions universelles. Il a le sentiment de n'être pas perçu correctement par les autres. D'être invisible. Comment raconter la vie de quelqu'un ? Comment raconter sa propre vie ?

" Je me le demande. Je me demande si tout le vécu peut vraiment être réduit et distillé en quelques moments d’exception, six ou sept peut-être qui nous seraient accordés dans toute notre existence, et si toute tentative de tracer un lien entre eux est vouée à l’échec. Et je me demande s’il y a dans la vie des moments non seulement « qui valent des mondes », mais tellement saturés d’émotion qu’ils en sont dilatés, intemporels [...]. "

Si j'avais été mélomane, j'aurais eu une raison supplémentaire d'adorer ce livre. Je n'ai pas saisi le quart des allusions dans ce domaine, même si cela ne m'a pas empêché de sourire en lisant le paragraphe où l'auteur se demande comment on peut, à certaines époques de sa vie, s'enticher de certaines musiques.

De Jonathan Coe, j'avais lu et adoré Testament à l'anglaise, mais avec Bienvenue au club l'auteur intègre la liste de ceux dont je veux tout lire. Autre effet secondaire de cette lecture, j'éprouve une envie terrible de me rendre au Pays de Galles.

Comme je suis la dernière à le lire, vous pouvez trouver les avis de Kathel, Ingannmic, Mes pages versicolores, Sylire et Lili.

Folio. 540 pages.
Traduit par Jamila et Serge Chauvin.
2001 pour l'édition originale.

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20 octobre 2021

De sang froid - Truman Capote

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"Comme les eaux de la rivière, comme les automobilistes sur la grand-route, et comme les trains jaunes qui filent à la vitesse de l’éclair sur les rails du Santa Fe, la tragédie, sous forme d’événements exceptionnels, ne s’était jamais arrêtée là. "

Le matin du 15 novembre 1959, la tranquille communauté de Holcomb, au Kansas, est frappée d'horreur. Quatre membres de la très respectable famille Clutter ont été ligotés avant d'être abattus d'une balle dans la tête. En raison de la gravité du crime, le K.B.I. est saisi de l'affaire.

Grand classique de la littérature américaine faisant partie des précurseurs dans le genre des true crimes, De sang froid est un choix de premier ordre pour le Challenge Halloween.

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Avec ce livre, Truman Capote  nous plonge dans le quotidien des Clutter, paisible et prospère famille de fermiers. Le père, Herb, est un homme droit et généreux. Son épouse, bien que dépressive, est appréciée de tous. Quant aux deux adolescents, ils justifient autant que leurs parents l'impression qu'on s'en est pris à la dernière famille qui pouvait avoir des ennemis. Le drame plonge la communauté dans une angoisse profonde, d'autant plus que les meurtriers ne sont pas arrêtés avant plusieurs mois.

Du côté de la police, la description de l'enquête, est passionnante. Confrontés à une attente immense de la part de la population et dotés d'un nombre très faible d'indices qui handicape aussi bien l'enquête que le procès, les agents doivent faire preuve d'une rigueur extrême et espérer un peu de chance.

" Pourtant, sur le plan théorique, ceci n’était pas sans failles non plus. Dewey trouvait difficile, par exemple, de comprendre « comment deux individus pouvaient atteindre le même degré de fureur, le genre de fureur de psychopathe qu’il fallait pour commettre un crime semblable. "

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Quant aux meurtriers, nous les suivons également dans leur périple, depuis leur entreprise mortelle jusqu'au gibet. Si l'on connaît rapidement le dénouement, les zones d'ombre qui entourent l'affaire suffisent à rendre ces hommes fascinants et inquiétants. Davantage présents que les victimes, le lecteur devient un juré sans doute moins impassible que ceux qui ont condamné Smith et Hickock à mort.

Bien qu'il ne prenne aucunement parti et que cette affaire soit moins intense que ce que j'imaginais (pas de folie meurtrière de la part de la population, pas de vrais rebondissements), cette lecture est aussi addictive que marquante. De sang froid n'est pas un simple récit, c'est aussi un livre qui nous amène à questionner les limites et les aberrations du système judiciaire américain. Smith et Hickock ont-ils eu un jugement équitable ?  La société ne doit-elle pas se montrer exemplaire dans ce genre de cas ? La peine de mort est-elle une violence légitime et acceptable ?
Enfin, et c'est sans doute le point le plus intéressant, l'auteur évoque la prise en compte encore très faible de la psychologie des auteurs de crimes. Pourtant, celui qui a vraisemblablement commis les quatre meurtres, détruit par la pauvreté, l'absence de cadre affectif et ayant un rapport à la réalité complexe, est d'une certaine manière un homme bien plus touchant que son complice. Peut-on ignorer le contexte dans lequel un individu a évolué ? Est-ce une insulte à la mémoire des victimes de considérer qu’un meurtrier ne peut pas être considéré que comme un monstre ?

Folio. 506 pages.
Traduit par Raymond Girard.
1966 pour l'édition originale.

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17 septembre 2021

Ce que je ne veux pas savoir/Le Coût de la vie - Deborah Levy

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Grand succès de la rentrée littéraire 2020, ce diptyque raconte la vie de l'écrivaine Deborah Levy à des moments-clés de sa vie. Réfugiée à Majorque, elle raconte à l'épicier chinois son enfance en Afrique du Sud dans le contexte de l'Apartheid. Le Coût de la vie suit son divorce et ses difficultés à concilier ses obligations de mère et de femme ayant besoin d'un lieu à soi.

Je dois reconnaître qu'après ma lecture de Ce que je ne veux pas savoir, j'étais un peu perplexe face à l'enthousiasme provoqué par Deborah Levy. Ce texte visant à aborder les premiers contacts entre une femme en devenir et ce qu'elle ne veut pas savoir (même si, évidemment, elle sait déjà), est agréable à lire, mais je pensais l'oublier rapidement. Cependant, sa suite le fait brillamment résonner.

Ainsi, cette lecture est une pépite pleine d'anecdotes et de réflexions savoureuses, parsemée de références, dans lesquelles Deborah Levy montre tout son talent d'écrivaine poétesse. Ces livres parlent de l'intime, de l'impossibilité de faire rentrer une vie à deux dans une vie à un, de la difficulté d'être bien dans un endroit où l'on ne devrait pas être, de deuil. Et puis, surtout, des rapports inégaux entre les sexes et de la toute puissance de l'homme qui ne voit pas le problème lorsqu'il drague une jeune fille ayant l'âge de sa fille en ne faisant même pas semblant de s'intéresser à autre chose qu'à lui-même.

" Il n’avait pas imaginé une seconde qu’elle puisse se voir autrement que comme le personnage secondaire et ne pas le voir, lui, comme le personnage principal. En ce sens, elle avait déstabilisé une frontière, fait s’effondrer une hiérarchie sociale et mis à bas les vieux rituels."

S'inscrivant dans la lignée de Beauvoir, Deborah Levy dénonce les tâches cycliques auxquelles sont cantonnées les femmes quand les hommes peuvent transcender leur condition en participant à la vie de la société. Toute tentative de s'échapper est de plus sévèrement punie. Rien de plus écartelant qu'une vie de femme.

" Quand notre père fait ce qu’il a à faire dans le monde, nous comprenons que c’est son dû. Si notre mère fait ce qu’elle a à faire dans le monde, nous avons l’impression qu’elle nous abandonne. C’est miraculeux qu’elle survive à nos messages contradictoires, trempés dans l’encre la plus empoisonnée de la société. Ça suffit à la rendre folle."

Des muses sont invoquées : Sylvia Plath, George Sand, Virginia Woolf et surtout Marguerite Duras qu'elle réhabilite.

"Marguerite portait des lunettes surdimensionnées et avait un ego surdimensionné. Son ego surdimensionné l’aidait à réduire en bouillie les illusions concernant la féminité sous les semelles de ses chaussures – qui étaient plus petites que ses lunettes. Quand elle n’était pas trop soûle, elle retrouvait l’énergie intellectuelle pour passer à l’illusion suivante et la réduire, elle aussi, en bouillie. Quand Orwell parlait du pur égoïsme comme d’une qualité nécessaire à un écrivain, il ne pensait peut-être pas au pur égoïsme d’une écrivaine. Même la plus arrogante des écrivaines doit mettre les bouchées doubles afin de se constituer un ego assez robuste pour lui permettre de survivre au premier mois de l’année, alors survivre jusqu’au dernier, n’en parlons pas. L’ego durement gagné de Duras me parle à moi, à moi, à moi, en toute saison."

Ca ne vous donne pas envie, sinon de revoir vos jugements sur le personnage, du moins de vous jeter sur La Vie matérielle ?

Deux curiosités à côté desquelles il ne faut pas passer et qui seront rejointes par un dernier chapitre très prochainement.

Ce que je ne veux pas savoir. 135 pages. Editions du sous-sol. Traduit par Céline Leroy. 2013 pour l'édition originale.
Le Coût de la vie. 157 pages. Editions du sous-sol. Traduit par Céline Leroy. 2018 pour l'édition originale.

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6 juin 2021

Le Vent dans les saules - Kenneth Grahame

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Grand classique de la littérature anglaise jeunesse, Le Vent dans les saules aura attendu une thématique animalière du Mois Anglais pour enfin sortir de ma PAL.

Dans un monde où les animaux vivent de manière civilisée dans la nature, Mr Taupe quitte un jour sa modeste maison souterraine pour découvrir la rivière alentour. Il devient l'ami de Mr Rat. Ensemble, ils organisent des virées en barque au bord de la rivière et des pique-nique. Ils partent aussi à la rencontre de Mr Blaireau et tentent de sauver Mr Crapaud de son addiction aux voitures et de sa vanité.

Si vous cherchez à vous évader dans un monde doux, fantasque, fait de petites choses du quotidien et d'une pincée de rêves, je vous invite à découvrir ce roman.
Mr Rat et Mr Taupe forment un duo adorable. Fins gourmets, curieux bien que casaniers et bienveillants envers tout le monde, leurs petites aventures ont un charme irrésistible.

Cette jolie histoire est portée par une écriture magnifique, avec des descriptions de la nature très imagées qui en font un véritable personnage. Les saisons défilant, elle se montre tour à tour terrifiante et protectrice avec ses habitants. Les roseaux chantent. Dans l'un de mes chapitres préférés, la nature est même personnifiée par une créature que ne renierait sans doute pas Hayao Miyazaki.

Tout n’est pas rose et naïf cependant. Nos petits héros ont des amitiés parfois mises à rude épreuve, comme celle qu’ils entretiennent avec l’insupportable Mr Crapaud. Même dans ce monde, il y a une hiérarchie entre les êtres et des faiblesses de caractère.

Une pépite des excellentes éditions Phébus.

Phébus. 203 pages.
Traduit par Gérard Joulié.
1908 pour l'édition originale.

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12 juillet 2022

Le Pays du Dauphin vert - Elizabeth Goudge

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« Trente-six ans ! s'écria l'hôtesse. Mais Madame, c’est sur un bateau à voiles que vous avez dû partir. »

William, Marianne et Marguerite grandissent ensemble dans les Îles Anglo-Normandes. Si les deux sœurs Le Patourel sont amoureuses de William, lui n’a d’yeux que pour la solaire Marguerite. Marianne est trop sûre d’elle, trop intelligente (et pas assez belle) pour trouver un mari.
Lorsque des années plus tard, William envoie une lettre depuis la Nouvelle-Zélande, c’est pourtant pour demander la main de l’aînée des sœurs. Un lapsus stupide, qui condamne le trio à une existence qui n’était pas celle qui était prévue.

Peut-on vivre sans trahir l’enfant qu’on était ?
Il y a dans ce roman mettant en scène des personnages plus complexes qu’attachants une magie permanente qui est celle de nos premières années. Aucun de nos héros n’est jamais parvenu à oublier le baiser sur la plage, l’escapade sur le « Dauphin Vert » en compagnie du Capitaine O’Hara et de son fidèle Nat, pas plus qu’il n’est possible de se débarrasser d’Old Nick, le grossier perroquet.

Au milieu des obstacles, nombreux, qui empoisonnent le mariage de William et Marianne, Elizabeth Goudge nous embarque dans de vraies aventures à travers les mers et les terres hostiles, à grands coups de descriptions enchanteresses (même si la vision est très colonialiste parfois).

Marianne n’est pas une femme naturellement attachante. Ambitieuse, orgueilleuse, jalouse, elle est impitoyable avec tous, obligeant son entourage à céder perpétuellement à ses exigences. Mais il y a souvent deux façon de voir les choses, et c’est sa détermination qui ouvre des perspectives après chaque échec. Avec une malicieuse pirouette, l’autrice nous rappelle également que si Marianne n’était pas l’âme sœur de William, l’inverse est aussi vrai. Même s’il ne l’envisage pas une minute, la certitude de Marianne qu’elle n’a pas pu épouser le mauvais homme épargne à son époux une belle déconvenue. L’amour, surtout quand il dure toute une vie, ne peut pas se contenter d'être un doux rêve naïf.

Une fresque passionnante qui devrait conquérir tous les amoureux de la littérature anglaise.

Libretto. 792 pages.
Traduit par Maxime Ouvrard.
1944 pour l'édition originale.

Deuxième participation au Challenge Pavé de l'été de Brize !

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29 juillet 2022

A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel Proust

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« Théoriquement, on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps de la vie. »

Devenu jeune homme, notre narrateur évolue dans un premier temps dans le sillage de Madame Swann dont il aime la fille, Odette. Il fréquente un écrivain à succès, assiste à une représentation de la Berma et aspire au métier d’écrivain. Il se rend aussi à Balbec, au bord de la mer, avec sa grand-mère. Il y noue des amitiés et fait la connaissance d’une certaine Albertine.

Ce livre est celui de l’éveil amoureux, de la première déception et de cette envie que l’on a de découvrir ce sentiment si prisé. Proust évoque à merveille l’indécision de son narrateur face aux différentes jeunes filles qui l’entourent. Toutes incarnent son désir, plus théorique que réel, surtout dans un premier temps.

Toujours attentif aux détails de l’existence, notre narrateur prend conscience qu’il projetait alors avant tout ses fantasmes sur les êtres qu’il côtoyait, et qu’en chaque individu est contenu un passé, un présent et un futur. Les faux-semblants, les non-dits ou tout simplement les inévitables incompréhensions entre deux êtres distincts l’un de l’autre occupent une grande part du récit.

En toile de fond, Proust évoque aussi un monde qui évolue, et où l’art et l’esprit visent tellement haut que la confrontation au réel est parfois cruelle.

La lecture du premier volet m’avait enchantée. Ce second livre m’a replongée dans une ambiance confortable tant le milieu du narrateur est une carte postale de l’ancien monde, mais qui exprime en même temps toute la complexité des êtres et des événements.

Le Livre de Poche. 667 pages.
1919 pour l'édition originale.

Quatrième participation au challenge Pavé de l'été de Brize !

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23 mars 2022

Le docteur Jivago - Boris Pasternak

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" — Ce n’est pas la première fois qu’on voit cela dans l’histoire. Ce qui est conçu d’une façon idéale et élevée devient grossier, se matérialise. C’est ainsi que la Grèce est devenue Rome, c’est ainsi que la Russie des lumières est devenue la révolution russe. Prends, par exemple, ce qu’a écrit Blok : « Nous sommes les enfants des années terribles de la Russie » et tu verras aussitôt ce qui sépare son époque de la nôtre. Quand Blok disait cela, il fallait l’entendre au sens figuré. Les enfants n’étaient pas des enfants, mais des fils, des rejetons spirituels,intellectuels ; les terreurs n’étaient pas terribles mais providentielles, apocalyptiques, ce n’est pas la même chose. Maintenant, le figuré est devenu littéral : les enfants sont des enfants, les terreurs sont terribles, voilà la différence. "

Iouri Jivago est encore un enfant lorsque sa mère meurt de maladie et que son père, qui l'a abandonné depuis longtemps, se suicide. Recueilli par son oncle et des amis de sa famille, Ioura grandit dans l'aisance. Malgré ses prédispositions pour l'art, il suit des études de médecine et épouse la fille de ses bienfaiteurs.
Lors de la Première Guerre mondiale, il est envoyé au front. Il y rencontre une infirmière à la recherche de son mari et issue d'une famille déchue, Larissa Antipova.

Du Docteur Jivago, j'avais l'image d'un grand roman d'amour sur un vague fond historique, probablement influencée par l'affiche du film (que je n'ai pas vu). De Pasternak, j'avais une représentation un peu méprisante, celle d'un auteur bien en-deça de ses illustres compatriotes du XIXe siècle. Si je n'ai pas éprouvé pour cet auteur la passion qu'il inspirait à Marina Tsvetaeva (sans aucun doute meilleur juge que moi, même si elle n'a connu que sa poésie), ce livre a été une belle découverte.

Il raconte l'histoire d'un homme, de sa quête de sens. Iouri Jivago est un artiste et un homme de sciences, mais aussi un individu pris dans le tourbillon de l'Histoire. Les oeuvres de Tolstoï, de Dostoeïvski ou de Blok ne peuvent lui être d'aucun secours tant qu'il est traîné au front, puis réduit à une existence laborieuse, prisonnier des partisans, ou encore sous la menace d'une arrestation pour un motif inconnu. Tout au long du livre, il est pris dans une course pour réconcilier les théories dont on l'a bercé ou qu'il a lui-même formulées et les faits qui le frappent. Le monde a changé d'une façon aussi brutale qu'irréversible et l'art est lui aussi sens dessus dessous.

Il y a une forte symbolique dans ce roman. Les personnages sont plus que des êtres humains. A travers les tourments de Iouri Jivago, Pasternak nous raconte la Russie de 1905 à l'aube de la Deuxième Guerre mondiale et cherche pourquoi ça a aussi mal tourné. Les populations, disputées entre Blancs et Rouges, sont brutalisées et terrorisées. Les gens vivent dans la misère, sont menacés de rafles, disparaissent parfois sans laisser de traces, et les chefs tombés en disgrâce sont éliminés sans vergogne.

" Chacun se préoccupe de vérifier ses idées par l’expérience, alors que les gens du pouvoir, eux, font ce qu’ils peuvent pour tourner le dos à la vérité au nom de cette fable qu’ils ont forgée sur leur propre infaillibilité. La politique ne me dit rien. Je n’aime pas les gens qui sont indifférents à la vérité. "

Vous ne rêverez pas vraiment avec l'histoire d'amour entre Jivago et Lara. Cette dernière n'est d'ailleurs que peu présente, bien qu'elle habite les pensées du docteur en permanence. Cé dernier voit en elle un idéal, une patrie, quelqu'un en qui il peut projeter de belles pensées (encore un exemple qui aurait pu nourrir la partie Littérature de Beauvoir...). C'est elle qui lui donne de l'espoir, qui permet à Jivago de remarquer la splendeur de la nature et le passage des saisons autour de lui. Plus qu'une compagne réelle, elle est une muse.

Je n'ai pas tout compris, mais j'ai aimé la nuance du docteur Jivago et sa capacité à faire surgir la poésie des ténèbres.

Les avis de Marilyne et de Patrice.

Folio. 695 pages.
1957 pour l'édition originale.

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18 août 2022

The Golden Notebook (Le Carnet d'or) - Doris Lessing

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" En fait, la fonction du roman semble changer : c’est maintenant un avant-poste du journalisme, nous lisons des romans pour nous documenter sur des zones de vie que nous ne connaissons pas — le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’armée américaine, un village minier, les coteries de Chelsea, etc. Nous lisons pour découvrir ce qui se passe. Un roman sur cinq cents ou sur mille possède la qualité qu’un roman devrait posséder pour être un roman : la qualité philosophique. "

Anna Wulf a connu un immense succès avec son premier roman, qui s'inspire de son passage en Rhodésie lorsqu'elle avait une vingtaine d'années. Elle est désormais mère célibataire d'une petite fille et vit sur ses royalties qui commencent à diminuer. Son ancienne logeuse et amie, Molly, vient de rentrer d'une année à l'étranger. 
Ancienne membre du parti communiste, abonnée aux relations amoureuses catastrophiques, précédemment en analyse et en panne d'inspiration, Anna raconte son existence dans quatre carnets thématiques.

Lire Le Carnet d'or est une expérience aussi riche que complexe. J'en suis ressortie épuisée, déprimée et globalement admirative. Ce n'est ni un roman, ni un essai, ni une autobiographie, mais un mélange de tout cela.

On plonge dans l'existence et dans les pensées d'une femme cherchant obstinément à saisir la véracité des situations tout en ne pouvant s'empêcher de leur donner un caractère fictionnel. Pour reprendre une récente observation d'Annie Ernaux, la réalité de ses expériences ne semble exister que lorsqu'elle les a couchées sur le papier.

" La littérature est l’analyse postérieure à l’événement. "

La création artistique est censée être pure pour Anna, qui se désole de voir la littérature utilisée à d'autres fins. Eternelle insatisfaite (nous ne pouvons jamais adopter tous les points de vue ni empêcher notre récit d'être imprégné d'émotions forcément subjectives et passagères), elle réécrit sans fin les mêmes histoires, vit sans fin les mêmes déceptions dans tous les domaines.

Les années cinquante ont été éprouvantes pour les idéalistes. Les atrocités soviétiques sont peu à peu révélées, la décolonisation amène les anciens anti-colonialistes à réévaluer leurs intentions réelles. Quand on a épuisé toutes les excuses possibles, il ne reste que les évidences. Et puis après ? Est-on condamné à renier complètement ses idéaux lorsque leur application concrète et la révélation des crimes commis en leur nom nous donnent le sentiment d'avoir été un imbécile ?

" Je me dis parfois que la seule expérience incapable de rien enseigner à personne est l’expérience politique. "

On a reproché aux féministes d'avoir volé ce livre en lui collant une étiquette qui ne décrit que partiellement l'oeuvre.* En effet, les thématiques qui traversent le livre sont nombreuses et évoluent en miroir les unes avec les autres pour montrer la complexité de nos envies et de nos intérêts. C'est presque aller à l'encontre de la volonté de l'autrice que de vouloir fragmenter ce livre.
Il est pourtant indéniable que la question des rapports entre les sexes est omniprésente et a dû toucher de nombreuses lectrices. Les "femmes libres", Molly et Anna, sont ainsi nommées avec beaucoup de cynisme. Les innombrables hommes que rencontre Anna, rare représentante du sexe féminin dans les activités extérieures en ce milieu du XXe siècle, sont tous dotés d'épouses assommées d'ennui dans leur foyer. L'insatisfaction sexuelle et l'absence de connivence intellectuelle règnent en maître au sein des couples.

Et pourtant, comme elle sait que les anciens militants sont parfois les conservateurs acharnés de demain, Anna a conscience que c'est l'approbation masculine qu'elle recherche avant tout, quitte à accepter les mensonges, la maltraitance, les insultes.

"Parfois lorsque je regarde en arrière, moi, Anna, j’ai envie de rire à voix haute. D’un rire épouvanté, d’un rire jaloux, celui de la connaissance face à l’innocence. Je serais maintenant incapable d’une telle confiance. Moi, Anna, jamais je ne me lancerais dans une liaison avec Paul. Ou Michael. Ou plutôt si, j’entamerais une liaison, mais en sachant exactement ce qui arriverait ; je me lancerais dans une relation délibérément stérile, limitée."

Le Carnet d'or est à la fois le roman d'une époque et un livre d'une éclatante modernité dont de nombreux passages résonnent plus que jamais aujourd'hui. Il est rare de lire un livre aussi sincère, dont l'héroïne accepte de se laisser décortiquer avec une impudeur pareille. A lire si vous avez le coeur bien accroché.

*Je pense surtout qu'il faut se demander pourquoi le monde a laissé ce livre être réduit à ce seul aspect (une piste : il est écrit par une femme);

Fourth Estate. 576 pages.
1962.

Nouvelle participation au challenge Pavé de l'été de Brize !

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26 janvier 2023

Washington Square - Henry James

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" C'était trop grave ; toute ma vie en a été bouleversée. "

Médecin réputé, Austin Sloper n'a cependant pas pu empêcher le décès de son fils ni la perte de sa brillante épouse, dont la mort en couches l'a laissé seul avec une fille médiocre, Catherine. En grandissant, cette dernière confirme sa faiblesse d'esprit et de caractère. Lorsque Morris Townsend, un jeune homme ayant dilapidé son peu de fortune, commence à courtiser la jeune fille, cette dernière tombe sous son charme, encouragée par sa tante. Le Docteur Sloper ne partage pas l'opinion des deux femmes et est bien décidé à empêcher le mariage, quitte à léser cruellement Catherine. 

Voilà un roman que j'ai dévoré avec une avidité rare, profitant de chaque minute disponible pour le retrouver. Henry James s'y montre d'une ironie qui rappelle une certaine Jane Austen, même si l'héroïne ne bénéficie pas de la présence opportune d'un prétendant mieux ajusté. C'est donc le cynisme habituel de James qui l'emporte, pour mon plus grand plaisir, je dois le reconnaître, tant la psychologie des personnages est finement exposée.

On pourrait craindre, en lisant la trop bavarde quatrième de couverture, qu'il ne s'agit que d'un conte cruel, mais aussi mince que soit l'intrigue a priori, Henry James nous offre une étude de ses quatre personnages principaux si complexe qu'il est bien difficile de déterminer avec certitude qui sont les gagnants et les perdants, les malins et les imbéciles dans ce livre. Plus qu'une histoire d'amour ratée entre un probable coureur de dot et une jeune fille naïve, Washington square est aussi le portrait d'un homme, obtus et égoïste (sûrement en partie inspiré par le frère de l'auteur), d'une veuve idéaliste espérant pimenter sa terne existence et d'une jeune fille prématurément jugée par tous les autres. Trop occupés par leur propre existence, les trois individus pressant Catherine de se soumettre à leur volonté ne réalisent à aucun moment ce qui se joue réellement devant leurs yeux.

Comme toujours chez James, la fin est aussi frustrante que savoureuse.

Une merveille.

10/18. 283 pages.
Traduit par Claude Bonnafont.
1880 pour l'édition originale.

12 mars 2023

Purge - Sofi Oksanen

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1992. Les Soviétiques se retirent d'Estonie après des décennies d'occupation à peine entrecoupées par l'invasion nazie. Aliide est une vieille femme vivant seule à la campagne. Son mari est mort et sa fille, installée en Finlande, ne vient presque plus la voir. Elle espère que les procès engagés pour le recouvrement des terres va la dédommager des pertes dues au communisme. Lorsqu'elle trouve Zara, une jeune femme originaire de Vladivostok, dans la cour de sa maison, son passé lui revient à la figure.

J'ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce livre. Tout d'abord, en raison du style de l'autrice. L'écriture de Purge n'est pas particulièrement remarquable, mais elle souffre d'un manque de fluidité qui rend la concentration du lecteur difficile. Au bout d'une centaine de pages (sur plus de quatre cents), j'ai heureusement réussi à trouver le tempo.

L'histoire elle-même n'est pas exempte de lourdeurs. Les chapitres se déroulant en 1991-1992 ne sont pas ce qui fait la force de cette histoire alors qu'ils sont très nombreux. Par ailleurs, si je comprends la volonté de l'autrice de montrer la nature humaine dans ce qu'elle a de plus nauséabond, je crois que les histoires de rivalité féminine commencent à me lasser profondément. Ce procédé est si courant qu'il a un fort goût de facilité.

Malgré ces défauts, j'ai énormément apprécié l'aspect historique de ce livre. Retrouver l'Estonie, ce pays dont l'identité a été si difficile à construire en raison des géants qui n'ont que rarement respecté ses frontières, a été passionnant. Il n'y a pas ici la magie de L'Homme qui savait la langue des serpents (ni le talent de conteur d'Andrus Kivirähk), mais les habitants sont amenés à choisir entre le bourreau soviétique et l'envahisseur nazi. Ce qui paraît évident en termes de morale à des Occidentaux ne l'est pas pour des Estoniens. Un changement de perspective important pour bousculer nos certitudes qui reposent souvent sur une vision très autocentrée de l'histoire.

Une première participation au Mois de l'Europe de l'Est d'Eva et Patrice qui n'est clairement pas parfaite, mais étrangement j'ai le sentiment que cette histoire ne s'effacera pas de sitôt de ma mémoire.

Le Livre de Poche. 429 pages.
Traduit par Sébastien Cagnoli.
2008 pour l'édition originale.

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5 novembre 2023

Boussole - Mathias Enard

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"Nous-mêmes, au désert, sous la tente des Bédouins, pourtant face à la réalité la plus tangible de la vie nomade, nous nous heurtions à nos propres représentations qui parasitaient, par leurs attentes, la possibilité de l’expérience de cette vie qui n’était pas la nôtre ; la pauvreté de ces femmes et de ces hommes nous paraissait emplie de la poésie des anciens, leur dénuement nous rappelait celui des ermites et des illuminés, leurs superstitions nous faisaient voyager dans le temps, l’exotisme de leur condition nous empêchait de comprendre, certainement, leur vision de l’existence [...]. "

Au cours d'une longue, très longue nuit, Franz Ritter, musicologue viennois atteint d'un mal incurable, remonte le fil de sa passion pour l'Orient et pour Sarah, la femme qu'il a aimée toute sa vie.

Raconter les rapports, les liens, les affrontements, les incompréhensions et les fantasmes entre l'Orient et l'Occident, voilà une mission parfaitement impossible. Mille anecdotes dont le choix est forcément subjectif ne peuvent que fournir une vision très incomplète du sujet tout en le rendant indigeste. Et pourtant, à la manière des Mille et Une nuits (oeuvre si emblématique des projections de l'Occident sur cet ailleurs qui le fascine) et dans un style sublime (si travaillé qu'il devrait être ampoulé, mais Mathias Enard doit être magicien), Boussole nous embarque dans un voyage dont on voudrait qu'il ne s'achève jamais. On suit Annemarie Scharzenbach, Alois Musil et bien d'autres, dont nos personnages, à travers les routes d'Irak, de Syrie et d'Iran.

Tous sont pris par la fièvre orientaliste. Franz Ritter en tête, plaide coupable. Il refuse cependant de s'en tenir à une vision unique où l'Orient serait seulement la victime de l'Occident. Il révèle par de nombreux exemples ce que les échanges culturels ont produit (dont, a priori, L'Origine du monde). Des absurdités aussi, comme l'orientalisme nazi ou les barbaries dans les deux camps (l'humanité n'est pas différente à Damas ou à Paris).

" j’entendais un spécialiste du Moyen-Orient préconiser qu’on laisse partir tous les aspirants djihadistes en Syrie, qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ; ils mourraient sous les bombes ou dans des escarmouches et on n’en entendrait plus parler. Il suffisait juste d’empêcher les survivants de revenir. Cette séduisante suggestion pose tout de même un problème moral, peut-on raisonnablement envoyer nos régiments de barbus se venger de l’Europe sur des populations civiles innocentes de Syrie et d’Irak ; c’est un peu comme balancer ses ordures dans le jardin du voisin, pas joli joli. Pratique, certes, mais pas très éthique. "

En cette période si déchirante pour l'humanité, où les discours fanatiques et les crimes atroces nous font croire que seule la haine peut exister et que nous n'avons rien en commun, Boussole est un roman essentiel, drôle et émouvant, qu'une médiocre chronique ne peut décrire honorablement.

" Weimar a été bombardée trois fois massivement en 1945. Tu imagines ? Bombarder une ville de soixante mille habitants sans enjeu militaire, alors que la guerre est presque gagnée ? Pure violence, pure vengeance. Bombarder le symbole de la première république parlementaire allemande, chercher à détruire la maison de Goethe, celle de Cranach, les archives de Nietzsche… avec des centaines de tonnes de bombes larguées par de jeunes aviateurs fraîchement débarqués de l’Iowa ou du Wyoming, qui mourront à leur tour brûlés vifs dans la carlingue de leurs avions, difficile d’y percevoir le moindre sens, je préfère me taire. "

Actes Sud. 377 pages.
2015.

Publié trop récemment, Boussole n'est pas (encore) un classique. Mais c'est un Goncourt, que je n'aurais pas lu si rapidement sans nos chères Fanny et Moka. Elles me pardonneront sûrement cette entorse au règlement.

Source: Externe

3 mai 2015

Opération Sweet tooth - Ian McEwan

9782070140725Angleterre, années 1970. Serena Frome a la vingtaine lorsqu'elle intègre le MI-5, recrutée par un ancien amant. Fille d'un évêque et mathématicienne de formation, elle occupe d'abord un poste subalterne avant que son joli minois lui permette d'être sélectionnée pour participer à l'opération Sweet tooth. Elle doit approcher un écrivain prometteur que ses employeurs pensent intéressant pour propager des oeuvres anti-communiste dans le contexte de la Guerre Froide.
Les choses se gâtent lorsque Serena tombe amoureuse de sa cible à qui elle doit cacher sa véritable identité.

Si je n'ai pas adoré ce livre comme ses précédents, il faut reconnaître que Ian McEwan connaît une légère baisse dans ses créations, je n'ai pas ressenti la même frustration qu'avec Solaire. J'ai au contraire passé un très bon moment.

Le contexte historique est très intéressant. Certains aspects de la Guerre Froide sont bien mis en valeur. Quand on n'a pas vécu cette période, il est difficile de comprendre cette peur panique des communistes qu'il y avait en Occident, et encore plus l'importance des moyens mis en œuvre pour les traquer ou les court-circuiter.
Attention cependant à ne pas s'attendre à un roman d'espionnage, car ce n'est clairement pas de ça dont il s'agit. L'héroïne est une jeune femme réfléchie, qui saisit peu à peu ce qu'on lui demande de faire, mais il n'y a rien de dangereux dans sa mission, excepté pour son cœur d'amoureuse. Aucun grand méchant, interrogatoire musclé ou autre. Serena est une débutante avec une mission qui ne va bouleverser que sa vie.

Le point central du roman, c'est en fait le pouvoir de l'écrivain, le respect ou non du contrat existant entre l'auteur et son lecteur. Je n'en dit pas plus, mais McEwan traite davantage de ce sujet là que du reste, et c'est ce qui rend son livre brillant. C'est d'ailleurs ce que j'aime chez lui, mais ce qui a dû déplaire à d'autres qui s'attendaient à un autre contenu.
Qui est le blaireau de l'histoire ? Tom Haley, Serena, ou bien le lecteur ? On a connu Ian McEwan plus inspiré et habile, avec ce livre ayant des airs d'Expiation un peu trop prononcés à mon goût, mais il faut reconnaître que ça fonctionne. La création littéraire est vraisemblablement un sujet qui travaille l'auteur.

Quand on lit Opération Sweet tooth, on essaie de le saisir tout du long, mais il faut attendre les dernières phrases pour comprendre à quoi on avait en fait affaire. On peut être frustré ou bluffé.

L'avis de Lou.

Gallimard. 448 pages.
Traduit par France Camus-Pichon.

5 décembre 2015

L'intérêt de l'enfant - Ian McEwan

A14768Fiona Maye, soixante ans, est une magistrate renommée exerçant aux affaires familiales. Alors qu'elle traverse une crise conjugale, elle est confrontée à des cas judiciaires délicats. L'un d'entre eux fait la une des journaux. Un jeune homme de dix-sept ans atteint de leucémie refuse d'être transfusé en raison de son appartenance aux Témoins de Jéhovah.

Vous connaissez mon admiration pour Ian McEwan, auteur avec lequel j'aime jouer et qui aime piéger ses personnages et ses lecteurs.

En ouverture de ce roman, un extrait du Children Act, rappelant que "l'intérêt de l'enfant" prime sur tout dans les décisions de justice. Mais quelles sont les frontières de cette institution ? Comme souvent avec l'auteur, la réponse est froidement livrée à la fin du roman. Fiona est une pure héroïne de McEwan. Elle réalise les chaînes qui la retiennent aussi bien dans sa vie intime (où, pour une femme, faire pitié [signifie] en quelque sorte votre mort sociale, comme au XIXe siècle) que dans son métier. Assez âgée, elle appartient à une institution vieillissante, qui délaisse le contact humain pour "plus de cases à cocher, de rapports à croire sur parole". Qui doit remplir des quotas de condamnation pour viol et qui s'appuie de plus en plus sur des jurés qui s'informent sur internet.

Sa rencontre avec Adam est révélatrice de la difficulté de son métier de juge pour enfants. Cette affaire surmédiatisée concerne un adolescent auquel il ne manque que trois petits mois pour être un adulte. Sa foi lui interdit de recevoir le sang d'un autre, et la maturité du patient semble indéniable. Ici, le jugement de Fiona ne concerne pas ce qu'elle-même pense des Témoins de Jéhovah, elle doit se limiter à décider s'il faut respecter sa décision ou lui sauver la vie.
Or, ces limitations sont incompréhensibles pour un tout jeune homme en manque de repères et qui commence à percevoir la réalité de la vie, celle où les croyants les plus déterminés attendent simplement qu'on prenne les décisions à leur place, celle où ceux qu'on a cru voir comme des alliés, presque des amis, ne vous considèrent que comme un travail accompli.

Dans sa construction et dans son style, je trouve ce livre à rapprocher notamment de Sur la plage de Chesil. Le narrateur est extérieur, les faits sont exposés sans parti pris de l'auteur. Pourtant, cette sobriété dans L'intérêt de l'enfant m'a beaucoup trop laissée en dehors de l'histoire, et l'absurdité de ce qui se produit m'est apparue de façon beaucoup moins éclatante que d'habitude. D'ordinaire, on ressort d'un McEwan complètement bouleversé pour le personnage. Ici, Fiona est choquée, mais j'ai du mal à voir sa vie ne pas reprendre son cours normal assez rapidement. D'autant plus que sa solitude apparaît de façon bien moins éclatante que d'ordinaire.

Ian McEwan avait un sujet délicat à traiter. S'agissant d'enfants et de religion, il ne fallait surtout pas tomber dans le pathos. A l'inverse, il s'est peut-être trop retenu.

Lewerentz est dithyrambique. Un autre avis très intéressant ici.

Gallimard. 231 pages.
Traduit par France Camus-Pichon.
2014 pour l'édition originale.

30 mars 2021

La Plongée - Lydia Tchoukovskaïa

La Plongée"- Vous n'avez pas encore lu La Plongée ?
- Non, cela parle de quoi, du travail des plongeurs ?
- Ne le lisez pas, c'est d'un ennui mortel.
- Pas du tout, il faut absolument le lire. Il y a quelque chose dans ce livre. Si vous voulez, je vous l'apporterai. Il n'y est pas du tout question de plongeurs."

URSS, 1949. Nina Sergueïevna, traductrice, se rend dans une maison de santé pour écrivains. Là, elle savoure la beauté de la fin de l'hiver, qui modifie chaque jour la forêt dans laquelle elle se promène. Elle oublie son quotidien moscovite et mène son travail de traductrice.
Elle ne peut cependant empêcher le spectre de l'année 1937, lors de laquelle son mari a été arrêté et envoyé dans un camp pour dix ans "sans droit de correspondance", de la rattraper. Il est dans ses cauchemars et dans les rencontres qu'elle fait avec les autres pensionnaires de la pension. Ces écrivains et journalistes sont tous des témoins, des victimes ou des collaborateurs du pouvoir soviétique.
Durant ce mois de retraite, parviendra-t-elle à effectuer la plongée nécessaire à l'écriture d'un texte libérateur ?

Grâce à Marilyne, je termine le Mois de l'Europe de l'est en beauté avec cette pépite largement autobiographique.
Lydia Tchoukovskaïa, l'autrice, est une femme remarquable. Malgré l'arrestation et l'exécution de son mari, elle poursuivit ses relations avec les milieux littéraires russes et prit la défense de certains auteurs attaqués par le régime soviétique.

Ce livre est un magnifique hommage au poète et à la littérature. Pas celle que l'on trouve dans la presse officielle, vidée de son sens et intéressée. La vraie, celle dont les mots doivent toucher tous les êtres humains, indépendamment de leur instruction ou de leur classe sociale. Le poète montre ce qui échappe au commun des mortel. Il dit ce qui est indicible.

"Et pourquoi nous figurons-nous  que nous sommes toujours capable de comprendre un poète dans tout ce qu'il écrit ? Le poète est en avance sur nous. Il est suscité par cette forêt, cette langue, ce peuple, et envoyé loin dans l'avenir, si loin qu'il disparaît aux yeux de ceux qui l'ont envoyé. Et notre mission, à nous qui savons lire, est d'essayer, dans la mesure de nos forces, de le comprendre, et, après l'avoir compris, d'apporter ce bonheur à Ania et à Lisa... Mais nous nous dérobons à notre devoir et nous trahissons... le poète et Ania aussi... qui, si elle l'avait compris, aurait pu se surpasser..."

Et en même temps, quelle place pour la littérature dans l'URSS ? Comment écrire sous la terreur soviétique ? Aucun auteur ne peut exercer son travail sans avoir dans un coin de sa tête la menace d'une mauvaise interprétation, d'une dénonciation. Pendant le séjour de Nina, le quotidien des pensionnaires est bercé par la radio officielle, qui accuse les "cosmopolites", c'est à dire les Juifs, d'être des traîtres à la nation.
Dans ces conditions, la fonction expiatoire de la littérature est impossible. La terreur appauvrit et dénature les oeuvres. Elle impose le silence. La tentation de trahir ses idéaux, ses disparus et l'avenir est alors grande.
La narratrice ne peut pourtant pas occulter le souvenir de l'arrestation de son mari, ni l'attente interminable pour obtenir des informations sur ce qui lui est repproché, ni les incessants efforts de son esprit pour imaginer ce qui lui est arrivé.
Tous ne font pas ses choix, mais rien n'est jamais complètement binaire.

Une superbe découverte.

L'avis de Patrice.

Le Bruit du Temps. 209 pages.
Traduit par André Bloch, revu par Sophie Benech.
1974 pour l'édition originale.

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7 octobre 2008

La Traversée des Apparences ; Virginia Woolf

233473vb_1_Le Livre de Poche ; 576 pages.
Traduction de Ludmila Savizky. 1915.
Titre original : The Voyage Out.

La lecture de Mrs Dalloway m'a donné envie de me replonger dans le premier roman que j'ai lu de Virginia Woolf, et qui est aussi le premier livre écrit par l'auteur. J'avais éprouvé un véritable coup de coeur la première fois, et ça s'est confirmé tout au long de cette deuxième lecture. En plus, ça me permet de refaire mon billet, même s'il m'est toujours aussi difficile de parler de ce roman.

Ce roman raconte la traversée de l'Atlantique depuis Londres, ville embrumée, jusqu'à l'Amérique du Sud, continent ensoleillé, par la jeune et naïve Rachel Vinrace, accompagnée de son père, les Ambrose (sa tante et son oncle), et de trois autres passagers. Au contact de ces nouvelles connaissances, Rachel va débuter sa transformation, et commencer sa quête de la vérité. Ce processus continue à son arrivée en Amérique du Sud, lorsqu'elle rencontre notamment deux jeunes gens, Hewet et Hirst, qui partagent ses interrogations.

Ce résumé est très pauvre et peu engageant, j'en ai bien conscience. Pourtant, La traversée des apparences est un roman beaucoup plus abordable et beaucoup plus vivant que Mrs Dalloway. Il s'agit en fait d'une confrontation entre plusieurs conceptions des choses, qui dévoilent la modernité du discours de Virginia Woolf. Ainsi, très tôt, les personnages débattent sur le droit de vote des femmes, certaines conversations sont très libérées, avant d'être à nouveau bridées par l'apparition d'une figure plus conventionnelle. La religion aussi en prend pour son grade, entre Hirst qui lit Sappho à la messe et Mrs Ambrose qui s'arrange pour que ses enfants imaginent Dieu "comme une espèce de morse".
Cette confrontation entre diverses conceptions du monde est symbolisée par le personnage de Rachel. Au début du roman, elle désespère sa tante tant elle lui semble mal dégrossie :

"Sa mentalité en était au même stade que celle d'un homme intelligent sous le règne d'Elizabeth : elle croyait pratiquement tout ce qu'on lui racontait, elle inventait des raisons à tout ce qu'elle disait elle-même." (p 66)

En plus, elle ose avouer à une Clarissa Dalloway outrée qu'elle n'aime pas Jane Austen (oui, oui, j'avais complètement oublié que les Dalloway étaient dans ce livre) ! Mais Rachel est une jeune femme remplie de curiosité, et suite à un baiser volé, elle devient prête à tout pour découvrir la réalité du monde.
Ce roman n'est cependant pas un conte de fées, car Virginia Woolf n'est pas un auteur qui oublie d'évoquer la dualité des choses. Rachel et Hewet tombent amoureux, mais leur recherche du bonheur est trop grande, et devient vite insupportable :

"Comme lui-même avait-il osé vivre avec tant de hâte et d'insouciance, courir d'un objet à l'autre, aimer Rachel à ce point ? Jamais plus il n'éprouverait un sentiment de sécurité, une impression de stabilité dans la vie. Jamais il n'oublierait les abîmes de souffrance à peine recouverts par les maigres bonheurs, les satisfactions, la tranquillité apparente. Jetant un regard en arrière, il se dit qu'à aucun moment leur bonheur n'avait égalé sa souffrance présente. Il avait toujours manqué quelque chose à ce bonheur, quelque chose qu'ils souhaitaient mais qu'ils n'arrivaient pas à atteindre. Cela restait fragmentaire, incomplet, parce qu'ils étaient trop jeune et ne savaient ce qu'ils faisaient." (pp 534-535)

En fait, en contemplant les différents personnages de ce livre, on en vient à se dire que finalement, on a le choix entre être quelqu'un qui reste à la surface des choses, et qui ne souffre pas parce qu'il ne prend pas de gros risques, ou partir comme Rachel à la recherche du pourquoi des choses, au risque de le payer très cher.
Je vous parlerais bien du style de Virginia Woolf, mais à part vous dire qu'elle écrit extraordinairement bien, ce qui est d'une banalité sans nom, et qu'elle mène son roman d'une main de maître, je ne vois pas vraiment ce que je pourrais vous dire.

Les romans qui comptent le plus pour moi sont ceux que je referme en me disant que décidément, l'auteur avait tout compris. La traversée des apparences en fait définitivement partie.

1 mars 2009

Le mystère d'Edwin Drood ; Charles Dickens

resize_5_Laissez moi tout vous expliquer. Il y a quelques temps, j'ai décidé de lire Monsieur Dick ou le dixième livre de Jean-Pierre Ohl. La première page m'a convaincue que je ne pouvais qu'adorer ce livre, mais j'ai très vite renoncé à le lire avant de connaître Le mystère d'Edwin Drood, et le fameux Monsieur Dick du titre. Ce dernier roman est un inachevé de Dickens, et il a donné lieu à de nombreuses discussions depuis plus d'un siècle. Le problème avec ce roman, comme avec la plupart des livres de Dickens est que seule la Pléïade l'a édité en français. Je peux lire l'anglais, mais je suis très fainéante, et très impatiente, donc j'ai opté pour une méthode un peu étrange. Je me suis procuré L'affaire D. ou le crime du faux vagabond, qui contient le texte de Dickens, entrecoupé de chapitres écris par deux autres auteurs. Etant donné que je désirais me familiariser en toute innocence avec le texte original, je n'ai lu que les chapitres de Dickens.
Vous suivez ? Ça a été un peu laborieux : au début, je croyais que ce livre contenait d'abord le livre de Dickens, puis une version achevée. Vous imaginez ma surprise quand j'ai lu la première page en pensant qu'il s'agissait du texte de Charlie...

L'histoire se déroule dans le petit village de Cloisterham, à l'ombre de la cathédrale. Edwin Drood se rend chez son oncle John Jasper, qu'il aime tendrement et avec lequel il a un écart d'âge très peu important. Il vient pour rendre visite à celle qui lui a été fiancée par testament, la jeune Rosa, élève dans le collège de la ville. Edwin est désinvolte, et n'a pas conscience de ce que signifient réellement ses fiançailles, ce qui choque profondément Neville Landless, un jeune homme récemment arrivé à Cloisterham, qui a été ébloui par Rosa, et qui est sujet à des accès de violence. Les deux jeunes gens ont une altercation, puis un dîner est organisé afin de les réconcilier. Le lendemain, Edwin a disparu.

Il faut savoir que ce livre est terriblement frustrant. Il manque quand même la moitié du roman, et il s'agit de résoudre une disparition dans un milieu où chacun ou presque peut être le coupable. Alors oui, j'ai adoré découvrir de nouveaux personnages de l'auteur, lui qui sait si bien les croquer. On a droit à pas mal de scènes cocasses (j'aime particulièrement le face à face entre Edwin et Neville, et le sale gosse).
Mais on n'aura jamais le fin mot de l'histoire. Personnellement, je ne crois pas à la culpabilité de John Jasper (ce type m'a terrifiée autant que le le trouve à plaindre), sur qui les soupçons du lecteur sont très vite portés. Je suis loin d'avoir lu tout Dickens, mais pratiquement donner le nom du coupable avant le milieu de l'histoire me semble improbable. Personne ne savait que Rosa et Edwin avaient rompus leurs fiançailles. Nombreux étaient ceux qui les désapprouvaient. Le tuteur de Rosa me paraît tout aussi suspect que les autres (il est horrible avec ce pauvre Edwin, même s'il avait bien besoin de cela). En tout cas, je trouve étrange de publier un roman "policier" en feuilletons. Dickens n'avait peut-être pas d'autres options, mais cela devait exiger une attention de tous les instants, puisqu'il n'était ensuite possible de rien modifier...
Il est également frustrant de ne pas avoir plus qu'un bref aperçu de certains personnages (peut-être que Monsieur Dick ou le dixième livre me donnera de quoi calmer un peu ma frustration), et de ne pas savoir ce qu'est réellement devenu Edwin. Je l'aimais bien personnellement. J'ai vaguement trouvé une explication qui me satisfait dans L'Affaire D. (j'ai parcouru quelques pages) :  il a cru que son oncle avait voulu l'étrangler, et s'est donc enfuit en Egypte. A la fin, il doit revenir. Si Dickens ne nous donnera jamais la réponse, autant choisir celle qui nous correspond le mieux.

Les avis de Karine et d'Isil.

19 avril 2009

Gobseck ; Honoré de Balzac

280px_BalzacGobseck01_1_Omnibus ; 45 pages.

Après avoir achevé Le Père Goriot, j'ai voulu immédiatement savoir comment les choses s'étaient achevées entre Mme de Restaud et son époux. Gobseck m'a permis d'assouvir ma curiosité et plus encore.

Nous sommes vers 1830. Derville, un avoué, se trouve chez la duchesse de Granlieu. Celle-ci voit d'un mauvais oeil l'idée d'une union entre sa fille Camille, et Ernest, le fils aîné de Mme de Restaud (qui était l'une des demoiselles Goriot). Afin de venir en aide aux amoureux, Derville se propose de raconter comment sa vie a été liée à celle des de Restaud, par le biais d'une usurier hollandais, un certain Gobseck.

Ce très court texte est à nouveau un enchantement que nous offre Balzac. Il a été écrit avant Le Père Goriot, mais il met en scène des événements qui se déroulent en parallèle (l'affaire des diamants) et après cette histoire.
En moins de cinquante pages, Balzac nous donne un aperçu très piquant de la "belle société", où chacun tente de rouler l'autre, et s'incline comme la plus misérable créature devant l'argent.
Gobseck est un individu qui n'a que cette valeur, et qui est absolument impitoyable, ce qui le rend presque effrayant. On ne peut qu'apprécier sa clairvoyance à l'égard des stéréotypes que symbolisent Maxime de Trailles et Mme de Restaud :

"Ces sublimes acteurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoir me tromper. Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les coeurs."

L'usurier règne sur ces désespérés, qui semblent si sûrs d'eux par ailleurs. Je vous ai mis une illustration de l'une des scènes les plus marquantes du livre : Mme de Restaud qui met sa perfidie au service de ses enfants, mais qui ne fait finalement que les livrer un peu plus à Gobseck. Elle est complètement désemparée dans ce texte. La description de sa chambre lors de la première visite du vieil avare chez les de Restaud m'a également fait une forte impression. 
Et que dire de l'ironie avec laquelle l'usurier dépeint le pauvre M. de Restaud, qui est de "ces âmes tendres qui, ne connaissant pas de manière de tuer le chagrin, se laissent toujours tuer par lui".
D'autant plus qu'au final, Gobseck ne connaît pas un destin différent, et finit par pourir comme ces gages qu'il préfère laisser à la moisisure plutôt que de céder sur son avarice.

A lire absolument !

 

*Illustration d'Edouard Toudouze, prise sur Wikipedia.

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