Certaines n'avaient jamais vu la mer - Julie Otsuka
Gros succès de la rentrée littéraire il y a quelques années, j'ai profité du Mois américain pour enfin découvrir ce livre de l'auteur américaine d'origine japonaise, Julie Otsuka.
Dans les années 1920, de nombreuses jeunes femmes japonaises prennent le bateau pour rejoindre aux Etats-Unis un mari qu'elles n'ont jamais rencontré. Les marieuses ont bien fait leur travail, promettant à ces filles issues de milieux sociaux hétérogènes qu'un avenir brillant les attendait. Après plusieurs semaines à voyager inconfortablement, les nouvelles mariées rencontrent enfin leur époux. Au déracinement s'ajoute alors la déception d'avoir été trompée : les maris n'ont pas la profession promise, ni les biens. Ils sont plus âgés et leurs manières souvent brutales. Parties trouver une vie meilleure, les jeunes femmes doivent exercer des professions fatiguantes, peu rémunératrices voire humiliantes, tout en étant de plus regardées comme des êtres inférieurs par les Américains.
Ce roman frappe d'abord par sa forme originale. On s'attend à découvrir des personnages dessinés nettement, une narratrice principale, mais nous n'entendrons jamais que le chant uni de ces femmes s'exprimant majoritairement à la première personne du pluriel. Loin d'affaiblir les individualités, ce choix de l'auteur renforce l'expression de leurs peurs, de leurs souffrances. Parfois, un "je" traverse le texte, mais sans que l'on sache qui l'a prononcé ni s'il s'agit d'une voix déjà entendue (et peu importe). Ce style est poétique, dansant, et très bien adapté au format court (je pense que ça lasse sur plusieurs centaines de pages). Lorsqu'à un moment, le chant s'interrompt pour laisser la place à d'autres narrateurs, on sent toute la brutalité de ce qui s'est produit.
Moi qui aime les livres évoquant des destins de femmes, j'ai été servie. Nos héroïnes ne sont pas des victimes sans personnalité, Julie Otsuka ne tombe pas dans le misérabilisme et décrit les faits simplement, voire avec détachement. Elle ne nous épargne rien des brutalités subies lors de la nuit de noce ou ensuite, du mépris dont elles sont victimes, de leurs difficultés à s'habituer à leur nouvelle vie, à avoir des enfants. Mais ce sont aussi des femmes déterminées. Dès la traversée vers les Etats-Unis, certaines choisissent de laisser leur corps s'exprimer ou de renoncer à leur projet marital. Le mariage n'est pas synonyme de malheur pour toutes, et certains passages concernant les Japonaises employées dans les belles maisons m'ont rappelé le meilleur des relations employeur/employée de La Couleur des sentiments. A l'image de la plupart des gens, elles construisent leur vie à partir des possibilités qui s'offrent à elles.
Être une femme n'est pas simple au début du XXe siècle, être une migrante l'est encore moins. Ces femmes sont d'abord contraintes de faire des métiers qui sont les plus mal vus dans leur pays d'origine. Leurs propres enfants finissent par rejeter leur mode de vie (il y a par ailleurs de superbes passages sur la maternité dans ce livre). Enfin, le regard qu'on porte sur elles n'est pas celui que l'on destine à des êtres humains libres et égaux. On souhaite posséder leur corps, leur savoir-faire. Certains compliments sur les Japonais sont de simples préjugés racistes auxquels elles ne peuvent que se conformer. Si elles ne tirent pas parti de l'idée selon laquelle les Japonais sont les plus sérieux, que pourront-elles faire ?
Enfin, quand vient la guerre après l'attaque de Pearl Harbor, ces Japonaises réalisent que plusieurs décennies aux Etats-Unis ne les ont pas rendues moins suspectes. Traitées comme du bétail et jugées coupables sans procès, personne ou presque ne trouve anormal qu'on les déplace en leur faisant abandonner toute leur vie derrière eux. Pire, beaucoup profitent de la situation et prennent ce qu'ils ont toujours jalousé (les migrants mieux lôtis que les "vrais habitants", ça ne vous rappelle rien ? ).
Un beau texte qui raconte bien plus que l'histoire de ces femmes et qui trouve une résonnance particulière encore aujourd'hui.
L'avis de Lili.
Audiolib. 3h47.
Traduit par Carine Chichereau.
Lu par Irène Jacob.
2012 pour l'édition originale.