" Les plus belles choses, disait-il toujours, vivent une nuit et s'évanouissent avec le matin. "
Rien de tel, pour mettre un terme à une panne de lecture, que de se tourner vers les auteurs qui savent vous envoûter. Cela faisait presque cinq ans que je n'avais pas lu Kazuo Ishiguro, mais les retrouvailles ont été somptueuses.
1948. Masugi Ono est un peintre retraité. Il s'est retiré dans une villa confortable avec la plus jeune de ses filles, Noriko. Alors que les négociations pour le mariage de cette dernière sont en cours, il se remémore sa jeunesse, ses erreurs, et observe le basculement du Japon vers un nouveau monde.
Comme à son habitude, c'est par le biais d'un narrateur faisant le bilan de sa vie que Kazuo Ishiguro s'exprime. Le début est donc posé, assez vague. On comprend qu'Ono a été un personnage important, et sa vie semble tranquille. A mesure qu'il fait des allers-retours dans le temps, on perçoit cependant qu'il a beaucoup perdu avec la guerre, mais qu'il n'est pas seulement une victime pour la société japonaise.
Un artiste du monde flottant devient en fait assez vite un livre parlant de l'histoire du Japon. Il nous explique comment ce pays a basculé vers l'impérialisme, à quel point le patriotisme a compté durant la guerre, et comment il a fallu gérer l'après, les conséquences de la capitulation. Le tout est fait avec beaucoup de retenue et de finesse. Kazuo Ishiguro met l'accent sur l'être humain, reste à son niveau, et c'est ce qui rend son livre aussi réussi.
"Nous avons été des hommes ordinaires durant une époque qui ne l'était pas : nous n'avons pas eu de chance."
J'ai une connaissance très limitée de la littérature japonaise, mais il semble y avoir de nombreuses oeuvres traduisant le malaise des générations nées après la Deuxième Guerre mondiale vis à vis de ce que leurs aînés ont fait, comme on peut en trouver en Allemagne. Les mentalités japonaises ont évolué. Les visées expansionnistes, le rejet du modèle occidental font partie du passé, et ce livre met l'accent sur les différents bouleversements que cela entraîne dès la fin de la guerre. Ono rencontre des jeunes gens très désireux de tirer un trait sur la guerre. Le ménage est fait dans les entreprises, le suicide de certains dirigeants est accueuilli avec soulagement, un homme handicapé est roué de coups parce qu'il continue à entonner des chants patriotiques.
Ono lui-même est renié par ses anciens disciples car ce livre pose aussi la question des finalités de l'art. Clairement, plusieurs visions s'opposent dans ce livre par le biais des grands maîtres que l'on croise. Le peintre doit-il peindre l'invisible, rester dans le monde flottant, ou au contraire ancrer son travail dans le monde réel ? Ono est allé au-delà de cette dernière conception de son travail. Il a "trahi" son ancien maître pour soutenir la politique de propagande de son pays. Bien que rempli de bonnes intentions, il ne peut que reconnaître son erreur quelques années plus tard. D'abord de manière sous-entendue, puis clairement lorsque s'achève le livre.
Probablement l'un des meilleurs romans de l'auteur (je sais, je dis ça à chaque fois).
Un artiste du monde flottant - Kazuo Ishiguro
Folio. 342 pages.
Traduit par Denis Authier.
1986 pour l'édition originale.