Vers le Phare ; Virginia Woolf
Folio . 363 pages.
Traduit par Françoise Pellan.
V.O. : To the Lighthouse. 1927.
Publié en 1927, Vers le Phare est le cinquième roman de Virginia Woolf. C'est aussi un chef d'oeuvre.
Nous sommes peu avant la Première Guerre mondiale, sur une île écossaise, dans la résidence d'été de la famille Ramsay. James, le plus jeune des huit enfants Ramsay, rêve d'une excursion au Phare le lendemain. Sa mère le soutient, mais son père brise ses espérances, s'appuyant sur la logique, qui veut que le mauvais temps vienne gâcher ce projet. "Il était incapable de proférer une contrevérité ; ne transigeait jamais avec les faits ; ne modifiait jamais une parole désagréable pour satisfaire ou arranger âme qui vive, et surtout pas ses propres enfants qui, chair de sa propre chair, devaient savoir dès leur plus jeune âge que la vie est difficile ; les faits irréductibles ; et que la traversée jusqu'à cette terre fabuleuse où s'anéantissent nos plus belles espérances, où nos frêles esquifs s'abîment dans les ténèbres (là, Mr Ramsay se redressait, plissait ses petits yeux bleus et les fixait sur l'horizon), est un voyage qui exige avant tout courage, probité, et patience dans l'épreuve."
Vers le Phare est un texte qui appartient sans doute à ce que l'on appelle les romans sans intrigue, même si cette appellation ne me semble pas vraiment exacte, et fait surtout penser que l'on parle d'un truc complètement barbant. Or, ce livre ne correspond pas du tout à cette idée. Comme dans les autres romans de Virginia Woolf, il s'agit ici d'une quête. Celle du sens, de l'aboutissement, du bout des ténèbres.
Les personnages visent à ce but, et nous livrent leurs pensées par le biais de monologues intérieurs. Il sont tourmentés, inquiets, blessés, maladroits. J'ai souri en regardant le couple formé par les parents Ramsay. Ils ressemblent un peu aux Dalloway dans la relation qu'ils entretiennent. L'image de Richard achetant des fleurs pour son épouse parce qu'il ne sait pas dialoguer avec son épouse n'est vraiment pas loin. En réalité, d'après les notes du texte, Mr et Mrs Ramsay sont des échos des parents de Virginia Woolf, Julia et Leslie Stephen, et le nombre d'enfants correspond également, ainsi que d'autres détails.
Le récit se divise en trois parties inégales. La première se déroule donc sur une soirée d'été, et voit se découper nettement la figure de Mrs Ramsay qui, bien qu'en proie à de nombreux tourments elle même, parvient plus ou moins à apaiser ceux des autres, et à retenir le temps. La deuxième partie voit le temps reprendre ses droits, délabrer la maison, et emporter les vivants. Le tout en vingt pages qui font passer dix ans. Enfin, la troisième partie ramène l'espoir face à l'inachevé.
Pour parvenir à ce résultat, Virginia Woolf pousse son écriture aussi loin qu'il est possible de le faire. Son style est tout bonnement incroyable. Chaque phrase est une perfection, soutenue par une marée de clins d'oeil. A commencer par ce mouvement vers le Phare, l'achèvement. Ou la mort. En effet, comme dans La Traversée des Apparences, où Rachel Vinrace meurt pour avoir souhaité l'inaccessible, achèvement et mort se confondent ici. Ce parcours se reflète également dans le tableau que Lily Briscoe ne parvient à peindre qu'au dernier moment. Il ressort de tout cela une très belle poésie, et cela se ressent encore plus dans la deuxième partie. Je pense même qu'on peut la lire séparément du reste, comme un poème tragique, et en ressortir bouleversé.
"Ainsi, toutes les lampes éteintes, la lune disparue, et une fine pluie tambourinant sur le toit, commencèrent à déferler d'immenses ténèbres. Rien, semblait-il, ne pouvait résister à ce déluge, à cette profusion de ténèbres qui, s'insinuant par les fissures et trous de la serrure, se faufilant autour des stores, pénétraient dans les chambres, engloutissaient, ici un broc et une cuvette, là un vase de dahlias jaunes et rouges, là encore les arêtes vives et la lourde masse d'une commode. Non seulement les meubles se confondaient, mais il ne restait presque plus rien du corps ou de l'esprit qui permette de dire : "C'est lui" ou "C'est elle." Une main parfois se levait comme pour saisir ou pour repousser quelque chose ; quelqu'un gémissait, ou bien riait tout fort comme s'il échangeait une plaisanterie avec le néant."
Je réalise que vous allez penser que ce livre est horriblement déprimant, alors que c'est faux. J'ai souvent sourit, au contraire. Les personnages, même si on les affectionne, ont des comportements très drôles, particulièrement dans la première partie. On oscille souvent entre paix et tourments dans ce livre, mais c'est la réconciliation qui l'emporte.
Ce livre m'a empoignée comme cela ne m'était pas arrivé depuis très longtemps. Vous vous souvenez de ma rencontre avec Le Bruit et la Fureur l'année dernière ? Je crois qu'on est encore un cran au-dessus.
"Elle creusa un petit trou dans le sable et le recouvrit, comme pour y enterrer la perfection de cet instant. C'était comme une goutte d'argent dans laquelle on trempait son pinceau pour illuminer les ténèbres du passé."
"Personne n'avait jamais eu l'air aussi triste. Une larme, peut-être, se forma, amère et noire, dans les ténèbres, à mi-chemin du puits qui conduisait de la lumière du jour jusqu'aux tréfonds ; une larme coula ; la surface de l'eau se troubla légèrement à son contact puis redevint lisse. Personne jamais n'avait eu l'air aussi triste."