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lilly et ses livres
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15 mars 2020

Ermites dans la taïga - Vassili Peskov

peskovEn 1978, un groupe de géologues russes découvre un ermitage au coeur de la taïga. Cinq personnes, un père et ses quatre enfants (déjà adultes) y vivent. Cela fait trente-cinq ans qu'ils n'ont pas vu les hommes et que même l'Union soviétique les a oubliés. Vassili Peskov, journaliste au quotidien Komsomolskaïa Pravda est fasciné par cette histoire, à tel point qu'il décide de se rendre sur place.
A son arrivée, seuls le vieux Karp Ossipovitch et sa fille Agafia sont encore en vie, les trois autres membres de la famille étant brutalement décédés. Durant une décénie, Peskov va nouer des liens avec ces ermites et raconter leur histoire qui va passionner les lecteurs de son journal.

" Comment ces gens pouvaient-ils avoir survécu non pas sous les tropiques parmi les bananiers mais au cœur de la taïga sibérienne où la neige vous monte à la ceinture et les froids dépassent les moins trente ? La nourriture, les vêtements, les accessoires quotidiens, le feu, l’éclairage, l’entretien du potager, la lutte contre les maladies, le décompte du temps – comment s’y prenaient-ils et avec quoi, par quels efforts et quelles connaissances ? Les hommes ne leur manquaient-ils pas ? Et comment les jeunes Lykov, que la taïga avait vu naître, concevaient-ils le monde environnant ? Quels étaient leurs rapports entre eux et avec leurs parents ? Que savaient-ils de la taïga et de ses habitants ? Comment voyaient-ils la vie "séculière" ? "

J'avais beaucoup apprécié de suivre les Tchouktches dans L'Etrangère aux yeux bleus auquel ce livre m'a fait penser, mais l'aspect documentaire du récit m'avait davantage séduite que les personnages qui l'habitaient. Dans Ermites dans la taïga, nous sommes bien entendu tenus en haleine par le mode de vie adopté par les Lykov, mais Karp Ossipovitch et surtout Agafia sont des individus patriculièrement attachants et intriguants que l'on prend un grand plaisir à cotoyer.

Vassili Peskov nous décrit avec moults détails leur vie au milieu de la nature sibérienne. Les Lykov, lorsqu'on les découvre, sont installés dans deux isbas, l'une près de la rivière pour les garçons et l'autre, la principale, où Karp Ossipovitch vit avec ses filles. Lorsque le père et la fille se retrouvent seuls, ce sera cette dernière qui sera occupée pendant quelques années. Le dénuement est total.

"En nous baissant pour passer la porte, nous nous retrouvâmes dans une obscurité presque totale. La lumière du soir n’émettait qu’un rayon bleuté par une fenêtre minuscule grande comme deux mains. Quand Agafia eut allumé et fixé une mèche de bois au milieu de la demeure, je pus tant bien que mal en regarder l’intérieur. Même à la lueur de la mèche les murs étaient noirs : la suie, vieille de plusieurs années, ne reflétait plus la lumière. Le plafond bas, lui aussi, était noir comme charbon. Des perches horizontales couraient sous le plafond pour le séchage du linge. A la même hauteur, des étagères longeaient le mur, chargées de récipients en écorce de bouleau pleins de pommes de terre séchées et de graines de cèdre. Plus bas, de larges bancs s’étiraient le long des murs. Comme en témoignaient quelques guenilles, on y dormait de même qu’on pouvait s’y asseoir."

Pour survivre, les Lykov doivent tout construire. Leur habitat, leurs ustensiles de cuisine, leurs vêtements. Ils cultivent la pomme de terre (l'aliment principal de leur alimentation), cueillent, chassent (jusqu'à la mort des fils) et pêchent. Ils doivent se protéger des ours, des écureuils qui mangent leurs semences et sont à la merci des intemperries (pluie, neige, incendies...). La lumière est un luxe dont ils jouissent peu.
La rencontre avec des personnes désintéressées change leur existence. Si dans un premier temps, les ermites refusent beaucoup des présents que leur apportent les géologues et Vassili Peskov, ils finissent par en accepter de plus en plus. A la base géologique, ils sont fascinés par le téléviseur. Quant à Agafia, elle finira même par prendre l'avion et le train.

Mais alors, comment une famille a-t-elle réussi à échapper au contrôle bolchevique ? Pourquoi les Lykov se sont-ils enfoncés dans la taïga et ont-ils adopté une existence si dure que la mère de famille a fini par mourir de faim ?

La réponse à ma première question n'est pas évidente. Sans doute, contrairement aux Tchouktches, les Lykov étaient-ils en nombre trop restreint pour réellement inquiéter les autorités. De plus, ils ne consommaient que leurs propres produits (et ignoraient jusqu'à la valeur de l'argent). Le pouvoir en place n'avait donc rien à leur prendre. Ils ont bien été poursuivis car soupçonnés d'héberger des déserteurs. Cependant, cela a eu pour seul effet de les repousser plus loin dans la taïga.
La raison du rejet par les Lykov de la vie dans "le siècle" est bien plus claire. Il s'agit d'une famille de vieux-croyants, un courant religieux s'étant séparés de l'Eglise orthodoxe russe lors des réformes menées par le patriarche Nikon au XVIIe siècle.

La Boyarine Morozova de Vassili Sourikov

Même au sein de leur communauté, les vieux-croyants ne respectent pas les mêmes traditions. Nous découvrons au fil du récit de Vassili Peskov l'existence de nombreux parents des Lykov, avec lesquels Karp Ossipovitch et sa défunte épouse, orthodoxes parmi les orthodoxes, ont rompu avant la Deuxième Guerre mondiale. 
La ferveur religieuse de la famille est grande et les quelques entorses à leurs principes consistant à obtenir un peu de confort ne remet rien en cause. Les quelques individus séduits par l'idée de vivre avec les Lykov sont très rapidement découragés, en particulier par l'intransigeance de Karp Ossipovitch. Malgré cela, le duo père-fille tisse des liens d'amitié profonds avec ses bienfaiteurs. Ils prient beaucoup, tiennent un compte rigoureux des jours et des fêtes religieuses, mais cela ne les empêche pas d'avoir un sacré caractère. Agafia en particulier est un personnage étonnant, à la fois enfant fidèle à son père, têtue comme une mule et drôle.

Impossible de ne pas succomber à ce récit dépaysant et passionnant !

L'avis de Patrice (qui m'a donné envie de lire ce livre).

Une lecture faite dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est.

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Babel. 297 pages.

Traduit par Yves Gauthier.
1992 pour l'édition française originale.

 

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1 mars 2020

L'Inondation - Evgueni Zamiatine

inondationSofia et Trofim Ivanytch sont mariés depuis treize ans, mais ce mariage d'amour bat de l'aile car ils n'arrivent pas à avoir d'enfants. Lorsque Sofia décide de recueillir Ganka, une adolescente orpheline, son mari est ravi. Au bout de quelques années cependant, Sofia découvre que sa protégée et son mari ont une liaison.
Alors que la Neva monte, l'épouse doit continuer à vivre auprès du nouveau couple qui ne se dissimule plus à ses yeux.

Evgueni Zamiatine était un illustre inconnu pour moi avant que je ne m'intéresse à la littérature russe. Révolutionnaire puis opposant au régime soviétique, il est connu pour Nous autres qui aurait inspiré Orwell. Il a aussi écrit des oeuvres plus intimistes (bien qu'il y ait de discrètes allusions au régime soviétique dans la nouvelle que je vous présente).
L'Inondation
est une très brève nouvelle, mais elle plaira sans aucun doute aux amateurs de belles écritures et de Dostoïevski. En effet, ce texte semble presque être une réécriture de Crime et Châtiment.
Il se concentre sur le personnage de Sofia, qui se retrouve à vivre dans un huis-clos insupportable.

"Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un bocal renversé où avait échoué, on ne sait comment, une mouche. Il n'y avait aucune issue, mais cela n'empêchait pas la mouche de ramper en tous sens du matin au soir. Le soleil dardait sur le bocal une chaleur indifférente, sourde, lente, la même qui pesait sur toute l'île de Vassilevski. Ce qui n'empêchait pas Sofia de sortir, de s'affairer du matin au soir. Pendant la journée, de gros nuages de pluie s'amassaient fréquemment, se faisaient menaçants ; le ciel au-dessus était comme une vitre verte pouvant céder à tout instant, faisant éclater et déferler l'averse. Mais les nuages se dispersaient sans un son ; la nuit, la vitre se faisait plus épaisse, plus impénétrable, plus étouffante. Nul ne les entendait, qui respiraient chacun à leur façon : l'une, la tête enfoncée sous l'oreiller pour ne rien entendre, et les deux autres, entre leurs dents serrées, du halètement avide et brûlant d'un gicleur de chaudière."

Trompée par son mari sous son propre toit, ce dernier continue à la considérer comme sa domestique. C'est elle qui lui prépare le lit depuis lequel il rejoint sa maîtresse chaque nuit. C'est elle qui continue à lui prodiguer de bons soins, comme une bonne épouse. C'est encore elle qui passe ses journées avec l'insolente et cruelle Ganka, qui ricane face à la douleur de Sofia. Alors que le trio doit se réfugier chez les voisins suite à la crue de la Neva et que Trofim Ivanytch est contraint de partager la couche de son épouse, celle-ci reprend un peu de vigueur. Mais la situation ne dure pas et le curieux trio doit regagner son appartement.

Je ne veux pas trop vous en dire, mais Zamiatine manie l'art de la nouvelle à la perfection. Son écriture est fine et mêle magnifiquement les tourments de la nature à ceux de l'âme humaine.

Une découverte faite à l'occasion du Mois de l'Europe de l'Est d'Eva, Patrice et Goran.

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Sillage. 60 pages.

Traduit par Marion Roman.
1929 pour l'édition originale.

29 janvier 2020

Guerre et Paix - Léon Tolstoï

004813491Il est de ces romans dont on ne doute pas une seconde qu'ils vont nous emporter comme peu en sont capables mais qui restent sur nos étagères de trop nombreuses années. Guerre et Paix est de ceux-là. Je l'ai commencé plusieurs fois. J'en ai lu deux ou trois cents pages, je les ai adorées, mais je n'avais jamais le temps. Alors, j'ai lu Les Cosaques et Anna Karénine. Puis je me suis découvert une passion pour la littérature russe, j'ai découvert les livres audio et Eric Herson-Macarel. Mes journées sont très courtes, pourtant j'ai réussi à trouver des dizaines d'heures pour engloutir le roman le plus connu de Léon Tolstoï en deux semaines.

Guerre et Paix est un roman tellement dense, du fait des nombreux personnages et lieux qu'il met en scène, que le résumer est chose impossible. Je vais donc me contenter de rappeler ce que tout le monde en sait.
L'histoire commence en 1805 et va se poursuivre jusqu'à la fin des guerres napoléonniennes (et même un peu au-delà).
Alors que la Russie tsariste observe la montée en puissance de celui qu'elle appelle encore dédaigneusement Bonaparte, la bonne société se rencontre à Saint-Petersbourg. Le prince André Bolkonski et son ami Pierre Bézoukhov cherchent leur place dans une vie qui leur semble dépourvue de sens. Le premier, séduisant, sévère et désabusé, s'illustrera sur le champ de bataille. De son côté, Bézoukhov, mal marié, finit par renoncer à sa vie de débauche et cherche de diverses manières la réponse à toutes ses questions. D'autres personnages s'invitent sur le devant de la scène. En premier lieu, la belle, jeune et vive Natacha Rostov. Âgée de treize ans au début du roman, sa vivacité séduira aussi bien André que Pierre. Le frère de Natacha, Nicolas, s'engage pour sa part dans les hussards et participe aux campagnes napoléoniennes du côté des soldats. Il y a aussi Marie, la soeur d'André, disgracieuse et malmenée par son père, qui trouve du réconfort dans la religion, ou les enfants du prince Basile, tous plus fourbes et intéressés les uns que les autres.

B35MJ'avais vu il y a quelques années l'adaptation de Guerre et Paix produite entre autres par France 2. Je n'en gardais pas un souvenir précis, mais cela m'a permis d'identifier sans problème la plupart des personnages et ainsi de ne pas me perdre devant leur nombre comme beaucoup de lecteurs.
Ainsi, j'ai pu savourer ce livre de la première à la dernière page. Ses personnages sont passionnants à suivre, qu'il s'agisse des héros ou de personnages bien plus méprisables et arrivistes. Même Hélène et son frère Anatole finissent par attirer notre pitié. D'ailleurs, Hélène n'est-elle pas avant tout la victime de sa condition de femme ? Les morts, toujours brutales, sont des moments de grande émotion et d'effroi la plupart du temps.
Tolstoï nous entraîne et nous fait vibrer aussi bien dans les bals de la haute société russe que sur le champ de bataille. Son écriture (traduite, forcément) est magnifique. Il nous décrit les rivalités entre les généraux russes, partagés entre l'ancienne génération qui temporise et la nouvelle. Les troupes souffrent des intempéries, des maladies et des caprices de leurs commandants qui prennent les décisions, bien à l'abri pour la plupart du temps.

B36M"De tous côtés, derrière, s'élevait un immense brouhaha où se confondaient le grincement des roues, le bruit de ferraille des fourgons et des affûts, le piétinement des chevaux, les claquements des fouets, les cris, les jurons des soldats, des conducteurs, des officiers. Sur les bords de la route, on apercevait des chevaux crevés, parfois déjà écorchés, des charrettes brisées près desquelles se tenaient des soldats isolés qui attendaient on ne savait quoi ; d'autres, ayant perdu leur unité, se dirigeaient en groupes vers les villages environnants ou en revenaient en portant des poules, des moutons, des sacs bourrés de divers objets. Aux descentes et aux montées la foule se faisait plus dense encore, les clameurs plus violentes. Dans la boue jusqu'aux genoux, les soldats soutenaient à force de bras les fourgons et les canons, les fouets claquaient, les sabots glissaient, les traits se rompaient, les cris déchiraient les poitrines. Les officiers chargés de régler le mouvement allaient et venaient parmi les convois ; leurs voix s'entendaient à peine dans le tumulte et l'on voyait à leur attitude qu'ils avaient perdu tout espoir d'arrêter ce désordre.
Voilà la chère "armée orthodoxe", songea Bolkonsky se rappelant les paroles de Bilibine."

B37MLes soldats des deux côtés semblent souvent perdus, incapables de se rappeler pourquoi ils sont là. Les soldats de Napoléon en particulier sont de tous jeunes hommes, l'un inquiet pour son "petit cheval", l'autre tellement mignon que Pétia Rostov doit s'assurer qu'il a correctement mangé.
Côté russe, bien qu'il s'étonne de l'insouciance avec laquelle les nobles continuent à donner des soirées et à savourer les scandales alors que l'ennemi est aux portes de Moscou, on sent un souffle patriotique chez Tolstoï. Il nous fait sentir la Russie meurtrie d'être occupée par les troupes napoléoniennes. Si l'auteur écrit des fresques plutôt que des romans faisant un gros plan sur les tourments de ses personnages comme le fait Dostoïevski, Guerre et Paix est malgré tout un livre dans lequel Tolstoï pose de nombreuses questions.

La quête de sens d'André, Pierre, Natacha ou encore Marie va bien au-délà de leurs personnes, et c'est là le coeur du roman. L'histoire, s'interroge l'auteur, est-elle le fruit des actions de l'homme dans son individualité ou bien celle d'un mouvement qui lui échappe ? Napoléon est-il parvenu au pouvoir puis a-t-il entrepris la campagne de Russie parce qu'il le voulait ou parce que rien d'autre ne pouvait se passer ? L'Homme est-il finalement aussi prisonnier de ce qui l'entoure que la pomme qui tombe est sujette à la gravité ?

Guerre et Paix a donc été la lecture que j'espérais. Il y a bien quelques longueurs dans les descriptions des batailles et des mouvements des armées, mais mon intérêt n'a jamais été émoussé plus de quelques minutes.

Karine et Papillon sont folles de ce livre et en parlent bien mieux que moi.

Sixtrid.
1867-1869 pour l'édition originale.

10 avril 2019

L'Etrangère aux yeux bleus - Youri Rythkéou

étrangèreJe voulais absolument participer au Mois de l'Europe de l'Est cette année, et comme Patrice et moi avions parlé d'une lecture commune autour de ce titre, il se trouvait dans ma PAL. En fin de compte, je suis hors délais et l'histoire se passant aux confins orientaux du territoire russe, donc je ne suis pas certaine qu'il remplisse les critères du challenge. Cela n'en reste pas moins un très beau livre, le genre que l'on retrouve souvent chez Dominique, qui nous fait voyager dans des territoires dont on ne soupçonnait que vaguement l'existence. 

Peu après la Seconde Guerre mondiale, Anna Odintsova, jeune russe originaire de Leningrad, se rend en Tchoukotka afin d'étudier les Tchouktches, peuple nomade vivant de l'élevage de rennes et de la chasse aux mammifères marins. Son objectif est de marcher dans les pas de Margaret Meade, anthropologue ayant travaillé en Océanie dans les années 1930, qu'elle admire. A peine arrivée, elle fait sensation grâce à son physique, et son regard bleu ne tarde pas à conquérir Tanat, un jeune tchouktche, qui se destinait à une carrière loin de la toundra.
Ensemble et mariés, ils retournent finalement vivre dans le camp de la famille de Tanat, dominé par le père de ce dernier, Rinto.

Anna n'est pas une romantique. Elle épouse Tanat avant tout parce qu'il lui sert de porte d'entrée vers la vie dans la toundra. Elle voit dans son mariage l'occasion de vérifier bien plus clairement que ne le ferait un simple observateur les coutumes tchouktches. D'abord circonspects, les membres de la nouvelle famille d'Anna vont peu à peu l'adopter, la faire participer à leur vie quotidienne et l'initier à leurs coutumes, même les plus confidentielles.

"Anna était loin d'approuver ce que ses compatriotes avaient introduit en Tchoukotka. Elle jugeait stupide, notamment de considérer l'histoire du peuple tchouktche comme une "survivance néfaste". "S'il est vrai, raisonnait-elle, que vous avez toujours vécu dans l'ignorance et l'obscurantisme, comment expliquer alors que vous ayez réussi à survivre jusqu'au XXe siècle ?... En quoi la balalaïka et l'accordéon conviendraient-ils mieux aux Tchouktches et aux Esquimaux que votre bon vieux tambour ?... Si tu laisses un Russe en pleine toundra, l'hiver, avec son blouson molletonné et ses bottes de feutre, il ne tiendra pas une journée... Sans oublier que l'humanité n'a toujours rien inventé de plus fiable que les traîneaux à chiens pour voyager dans le désert polaire."

Bien qu'ils soient géographiquement très éloignés de Moscou, les Bolchéviques comptent bien procéder à la collectivisation des troupeaux de rennes et faire de leurs anciens propriétaires de simples pâtres, ou des exemples en les envoyant dans des camps ou en les faisant exécuter. Pour parvenir à leurs fins, des responsables sont choisis parmi la population locale. Ainsi, Atata poursuit férocement les campements et applique avec cruauté le petit pouvoir qu'on lui a octroyé.
Autre absurdité induite par la Guerre Froide, l'interdiction pour les pêcheurs de communiquer avec les populations vivant de l'autre côté du Détroit de Bering, considérées comme des nids d'espions à la solde des Américains.
Il devient vite évident que les procédés employés ne font que précipiter les Tchouktches dans une situation catastrophique en laissant mourir une grande partie des rennes, mais remettre en question les ordres n'est malheureusement pas une solution.

J'ai beau ne pas être une grande adepte des récits de voyage, ce séjour dans une toundra évoluant au fil des saisons et aux côtés de Rinto le chamane m'a complètement séduite.

Babel. 273 pages.
Traduit par Yves Gauthier.
1998 pour l'édition originale.

13 février 2019

Le Rêve de l'oncle - Fédor Dostoïevski

Le-reve-de-l-oncleDostoïevski ayant passé quelques années au bagne, il reprend sa carrière littéraire avec Le Rêve de l'oncle.

Nous sommes à Mordassov, petite ville de province où la société s'ennuie et est très loin du faste de Saint-Petersbourg. Lorsqu'un vieux prince commence à séjourner dans la cité, tout le monde se précipite pour être admis dans son entourage le plus proche. Maria Alexandrovna, l'une des dames les plus influentes de la ville, va même tenter de s'approprier les biens du vieil homme en le mariant à sa fille unique.

Moi qui avais de Dostoïevski l'image d'un auteur torturé, je découvre depuis que j'ai le courage d'ouvrir ses romans qu'il avait en réalité beaucoup d'humour.
Le Rêve de l'oncle est presque une comédie que l'on pourrait jouer sur scène tant les décors et les personnages s'y prêtent. Tout est là : les dames de Mordassov, qui écoutent aux portes, savourent toutes les rumeurs scandaleuses et qui sont prêtes à s'arracher un vieux prince à moitié sénile, une jeune fille que la rumeur dit déshonorée et non mariée à vingt-trois ans, le père de cette dernière, complètement soumis et terrifié par son épouse et le prétendant qui ne saisit pas qu'il n'est qu'un dernier recours. Quant au personnage de l'oncle, il est tour à tour ridicule et pathétique, et l'auteur en fait une description irrésistible.

" Tous les remèdes de l'art ont été employés pour grimer cette momie en jeune homme. La perruque, les favoris, les moustaches, la barbe à la royale, étonnants, d'une couleur noire exceptionnelle, recouvrent une moitié du visage. Le visage est fardé de blanc et de rouge avec un art extraordinaire, et l'on n'y voit presque pas une seule ride. Où ont-elles disparu ? - mystère. Il est habillé à la dernière mode, comme si on venait de l'extraire d'un journal de mode. Il porte une espèce de jaquette, ou quelque chose de ce genre, je vous jure, je ne sais pas comment ça s'appelle vraiment, sauf que c'est quelque chose du dernier cri et de très contemporain, créé pour les visites matinales. "

Il ne s'agit clairement pas d'un roman qui aurait à lui seul pu faire la réputation de Dostoïevski. Le sujet n'est pas très original ni traité en profondeur. Pourtant, Le Rêve de l'oncle est une œuvre très plaisante que l'auteur, qui s'adresse directement à son lecteur dans son texte, semble avoir écrit avec beaucoup de bonne humeur.

Babel. 238 pages.
Traduit par André Markowitz.
1855-1859 pour l'édition originale.

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19 septembre 2018

Anton Tchekhov, la famille et la Russie

oncleQuiconque souhaite découvrir les grands auteurs russes ne peut ignorer les oeuvres d'Anton Tchekhov, fréquemment citées dans la littérature. Je le croyais seulement dramaturge, mais j'ai découvert que ce médecin de formation était tout autant auteur de nouvelles et même d'un roman, Drame de chasse, que j'espère découvrir très prochainement.

Je n'ai pour l'heure lu que deux de ses pièces, Oncle Vania et Les Trois soeurs et ai savouré l'écoute de La Steppe, une longue nouvelle publiée en 1888.
Dans Oncle Vania, l'un des textes les plus célèbres de Tchekhov, le professeur Sérébriakov et sa jeune épouse Eléna, sont contraints de se retirer dans leur propriété campagnarde suite à des difficultés financières. La demeure est occupée jusqu'à présent par la fille que Sérébriakov a eue de son premier mariage, Sonia, et de l'oncle de celle-ci, Ivan Petrovitch Voïnitzki, le fameux oncle Vania.
Le thème des Trois soeurs est assez similaire puisqu'il évoque le quotidien de Macha, Olga et Irina, coincées contre leur gré dans une ville de province dont elles espèrent parvenir à s'échapper pour retourner à Moscou.

N'étant pas une grande lectrice ou spectatrice de théâtre, je suis bien incapable de vous donner autre chose que mes impressions sur ces pièces, mais Tchekhov est un auteur qui m'a véritablement fascinée. Ces deux pièces ne sont pas remplies d'action, ni écrites avec un style époustouflant. Les dialogues entre les personnages sont souvent limités, un peu décousus et donnent l'impression qu'il nous manque des éléments pour comprendre la conversation. Etrangement, j'ai eu le sentiment de lire des pièces qui auraient pu être écrite par Ionesco tant le quotidien et les propos des personnages tendent vers l'absurde parfois.
Pourtant, ces pièces sont plus grinçantes que drôles. Les personnages de Tchekhov existent en attendant la mort, avec l'espoir que, dans de nombreuses années, les choses s'amélioreront pour les hommes.

trois" Autrefois, l'humanité était accaparée par les guerres, son existence était entièrement prise par des campagnes militaires, des invasions, des victoires ; à présent, tout cela a vécu et laisse derrière soi un vide énorme que, pour le moment, nous ne savons pas comment remplir ; l'humanité cherche passionnément, et elle trouvera, c'est certain. Ah, mais qu'elle fasse vite ! "

Les mariages sont malheureux, plein de désillusions. Eléna voyait en Sérébriakov un homme brillant et l'a épousé par amour avant de s'apercevoir qu'il n'était qu'un imposteur. Oncle Vania est du même avis :

" VONITSKI. Pour nous, tu étais un être supérieur, et tes articles, nous les connaissions par coeur... Mais maintenant mes yeux se sont ouverts ! Je vois tout ! Tu écris sur l'art mais tu ne comprends rien à l'art ! Tous tes travaux que j'aimais, ils ne valent pas un sou ! Tu nous jetais de la poudre aux yeux. "

Andreï, le frère des Trois soeurs, qui placent en lui tous leurs espoirs, fait un mariage tout aussi malheureux et la promesse de sa future carrière brillante ne tarde pas à s'évanouir. Quant à Macha, elle n'a rien à envier à Eléna Sérébriakov :

" Elle s'est mariée à dix-huit ans - elle le prenait pour le plus brillant des hommes. A présent, ce n'est plus ça. C'est le meilleur des hommes, mais ce n'est pas le plus intelligent. "

J'ai appris en lisant ces livres qu'Anton Tchekhov était médecin, et il est notable que ses textes contiennent un personnage exerçant cette profession. Ils ne sont pas forcément mis en valeur, mais un discours d'Astrov, le médecin d'Oncle Vania, est particulièrement visionnaire.

" ASTROV. Tes poêles, tu peux y mettre de la tourbe, et, tes hangars, tu peux les faire en pierre. Soit, je veux bien, qu'on abatte les arbres par nécessité, mais pourquoi les exterminer ? Les forêts russes craquent sous la hache, des milliards d'arbres sont tués, on change en désert les habitations des animaux et des oiseaux, les rivières baissent et tarissent, des paysages merveilleux disparaissent en retour, tout ça parce que l'homme, dans sa paresse, n'a pas le bon sens de se baisser pour prendre son combustible dans la terre. "

Plus loin, il parle du "climat détraqué". J'ignorais que ces questionnements existaient déjà au XIXe siècle.

la-steppe-anton-tchekhovSi la province et la campagne ne sont pas toujours valorisés dans Les Trois soeurs et Oncle Vania, on peut trouver dans La Steppe une véritable ode à la nature.
Ce texte raconte l'histoire de deux hommes et d'un gamin traversant la steppe. Le premier est prêtre, le second est marchand et l'oncle d'Igor, le jeune garçon qui doit rejoindre la ville pour suivre des études. Leur périple est ponctué de rencontres. Dans la steppe, on croise parfois des brigands, des violents orages ou encore des moujiks à l'allure de géants. Iégorouchka est fasciné par ce qu'il voit et les histoires qu'on lui conte.
De ce texte émane une beauté mystique. On sent l'amour du narrateur pour les paysages qu'il nous décrit. La steppe n'est pas un endroit dont on perçoit facilement la grandeur. Seul un personnage que nos voyageurs croisent semble la voir clairement et l'aimer en conséquence.

" Quand on regarde longtemps la profondeur du ciel, sans en détacher les yeux, les pensées et les sentiments se rejoignent inexplicablement dans une sensation de solitude infinie. On se sent soudain irrémédiablement seul. Tout ce qui nous était proche et familier nous devient terriblement étranger et indifférent. Si on reste seul en présence des étoiles millénaires, du ciel et des ténèbres, énigmatiques et indifférents à la courte destinée humaine, si on essaie de comprendre leur signification, on ne peut être qu’angoissé par leur mutisme et on songe inévitablement à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe. Notre existence même paraît alors désespérée et effrayante...
Iégorouchka songeait à sa grand-mère qui dormait maintenant sous les cerisiers du cimetière. Il la revit couchée dans le cercueil avec les sous de cuivre sur les yeux ; puis on avait cloué le couvercle et elle était descendue dans la tombe. Il se rappelait aussi le bruit des mottes de terre sur le cercueil. Il imaginait grand-mère abandonnée de tous et totalement impuissante dans sa tombe étroite et obscure. Et si elle se réveillait tout à coup et, ne sachant pas où elle est, commençait à frapper le couvercle et à appeler au secours et, épuisée par l'horreur, finissait par mourir une seconde fois ? Il imagina que sa mère était morte et le Père Christophe, et la comtesse Dranitski, et Salomon... "

J'ai lu que ce texte était un long poème, cette définition est parfaitement exacte.

Les Trois soeurs. Babel. 152 pages.
Oncle Vania. Babel. 136 pages.
La Steppe. Thélème. 3h52.


10 septembre 2018

Pères et Fils - Ivan Tourguéniev

pères et filsAlors que son père Nicolas Petrovitch Kirsanov l'attend impatiemment, Arcade, jeune homme issu de la bourgeoisie rurale, rentre chez lui accompagné de son ami Eugène Vassiliev Bazarov. Ce qui devait être des retrouvailles familiales chaleureuses se transforme alors, sous l'impulsion de Bazarov, en un affrontement passionné entre deux visions du monde. La visite ultérieure des deux jeunes gens aux parents de Bazarov ne sera pas plus agréable.

Pères et Fils est connu pour avoir popularisé le terme de "nihiliste", ce qui après ma lecture de Sophie Kovalevskaïa ne pouvait que m'intriguer. Chez Tourgueniev, cette appellation est cependant bien plus précise. En effet, les jeunes gens de ce roman, surtout Bazarov, ne sont pas de simples opposants au régime en place. Ils sont animés par un rejet presque total de tout ce qui fait l'humanité. Les sciences seules trouvent grâce à leurs yeux. Le reste, de l'autorité jusqu'aux sentiments humains les plus ordinaires (amour en tête), est décrié au nom d'un but plus grand.
Tourgueniev se moque clairement de ceux qu'il appelle des nihilistes dans ce livre. Ainsi, il fait ressembler Bazarov à un adolescent mal luné, sûr de sa toute puissance et de sa supériorité. Il le tourne en ridicule et montre tour à tour son égoïsme, son hypocrisie et ses failles. Ainsi, lorsque le jeune homme, qui rejette absolument toute forme de servitude se voit proposer des boissons, il fait mine de ne pas savoir que le domestique n'a pas d'autre choix que de faire son métier :

" Pas d'ordres, pas d'ordres, mon vénérable ami, répondit Bazarov ; à moins que vous ne vouliez bien nous apporter un petit verre de Vodka, par un effet de votre bonté. "

Arcade également est un peu malmené par Tourgueniev. Doté d'une sincère affection pour ses père et oncle, il apparaît très vite qu'il acquiesce souvent aux paroles de son gourou sans réellement saisir leur signification.
Les pères sont moins caricaturaux. Chez les Kirsanov, la réforme de 1861 a été anticipée et la bienveillance est de mise. La fin du servage apporte son lot de bouleversements et un appauvrissement des propriétaires terriens, mais Nicolas Petrovitch et son frère sont plus résignés qu'abattus. Il me semble que l'on a reproché à Tourgueniev d'avoir ridiculisé les nihilistes, mais ce roman montre bien que l'auteur n'était pas un opposant aux libéraux.

Outre sa dimension politique, ce livre est une peinture romanesque de la société russe de la fin du XIXe, dans laquelle les relations familiales sont superbement décrites. J'ai été particulièrement touchée par le lien unissant les Kirsanov qu'ils soient frères ou père et fils. Arcade, Nicolas Petrovitch et Paul Petrovitch forment un foyer uni, mais les "anciens" (qui, ayant bien entamé la quarantaine, sont indéniablement des vieillards...) se sentent rejetés par celui qui a été le point central de leur existence et dont le retour est la source d'un bonheur immense.

" - Oui, il est prétentieux, dit Nicolas Petrovitch. Mais cela paraît inévitable ; il n'y a qu'une chose que je n'arrive pas à saisir. Je crois que je fais tout pour ne pas être en retard sur mon temps : j'ai assuré l'avenir des paysans, j'ai créé une ferme, tant et si bien que je passe pour un rouge dans toute la province ; je lis, je m'instruis, enfin j'essaie de me maintenir au niveau des exigences du monde actuel, et ils disent que j'ai fait mon temps. Que veux-tu, frère, je commence à croire qu'ils disent vrai. "

Une belle lecture.

Ne manquez pas le superbe billet de Claudialucia sur ce livre.

Folio. 314 pages.
Traduit par Françoise Flamand.
1862 pour l'édition originale.

24 août 2018

Une Nihiliste - Sophie Kovalevskaïa

KovaleskaïaNée princesse Barantsov dans la Russie tsariste, Vera vit une enfance protégée. Lorsqu'en 1861, Alexandre II met fin au servage, les Barantsov s'effondrent, forcés de vendre la plupart de leurs terres et de se séparer de leurs domestiques. Vera passe les années suivantes à battre la campagne et à oublier les leçons apprises du temps où elle avait des précepteurs. Lorsque le voisin des Barantsov, Stepan Mikhaïlovitch Vassiltsev, ancien éminent professeur à Saint-Pétersbourg, est assigné à résidence, il ne tarde pas à croiser la route de Vera et à éveiller chez cette adolescente mal dégrossie une conscience politique.

Voilà encore un classique de la littérature russe déterré par Libretto et dont je n'avais jamais entendu parler. Ce n'est pas le roman le plus réussi du monde. Sophie Kovalevskaïa écrit très bien, mais l'intrigue est assez déséquilibrée entre le début plutôt lent et la fin presque expédiée. Il y a aussi tout un passage écrit au présent dans un récit au passé et le traducteur signale qu'un des personnages change de nom au fil du livre. Pourtant, cette lecture a été passionnante et me permettra peut-être d'ouvrir enfin Pères et Fils de Tourgueniev qui m'attend depuis trop longtemps.
Comme le titre l'indique, il s'agit d'un livre politique, largement autobiographique si j'en crois la quatrième de couverture. Pourtant, la majeure partie du roman se concentre sur l'enfance puis l'adolescente de Vera, ce qui en fait presque un roman d'apprentissage. Avant de décrire les avancées permises par les réformes ou les grands procès de contestataires, Sophie Kovalevskaïa nous fait pénétrer dans ces immenses domaines entretenus par une armée de serfs. Du point de vue des Barantsov, l'époque du servage est merveilleuse. Leurs filles sont éduquées avec soin et dotées, tous les traitent avec un respect immense. La réforme de 1861 bouleverse complètement cet équilibre et la détresse s'empare des aristocrates.
La rencontre entre Vera et Vassiltsev transforme la jeune fille. Leur relation est à la fois belle et libératrice pour celle dont personne ne se souciait plus depuis longtemps. Au-delà de leurs échanges intellectuels, une histoire d'amour passionnée ne tarde pas à les lier.
Nous avons généralement des nihilistes une vision très négative en raison du nombre d'attentats qu'ils ont commis. Ici, le terme décrit très généralement tout individu ayant une attitude d'opposition face au pouvoir en place. Dans les dernières pages du livre, nous suivons le procès romancé d'un groupe ayant réellement existé mais dont les membres, ainsi que le souligne l'auteur, n'étaient pas du tout organisés voire ne se connaissaient absolument pas. Je n'ai encore jamais lu les livres écrits sur l'univers concentrationnaire soviétique, mais ce livre, comme d'autres de la même époque, montrent que l'organisation des bagnes et la répression ne datent pas de 1917. Ces écrits montrent également que de nombreux individus éclairés, hommes et femmes, pauvres et aristocrates, étaient engagés dans la lutte contre les injustices de leur société. 

Une curiosité littéraire que j'ai lue avec un vif intérêt et qui m'a permis de découvrir une femme hors du commun puisque Sophie Kovalevskaïa était surtout une scientifique de grand talent. Encore une fois cependant, ne lisez pas le résumé proposé par l'éditeur, bien trop bavard, réducteur voire mensonger !

Libretto. 146 pages.
Traduit par Michel Niqueux.
1892 pour l'édition originale.

6 août 2018

L'Echelle de Jacob - Ludmila Oulitskaïa

oulitskaia« Mon nom est Nora. C’est ta mère qui l’a choisi. Tu as lu Ibsen ? »

Moscou, 1975. Alors que Nora vient de mettre au monde son fils, elle reçoit un appel de son père, lui annonçant la mort de sa grand-mère Maria (Maroussia). L'enterrement doit être organisé rapidement et la responsable de l'immeuble communautaire dans lequel vivait la défunte ne donne que quelques heures à Nora et Heinrich pour vider les lieux. Nora choisit donc de garder les livres de Maroussia et s'empare également d'une malle contenant les lettres échangées par sa grand-mère et son grand-père, qu'elle n'a jamais connu. Pourquoi Maria a-t-elle expressément demandé à ne pas être enterrée auprès de son époux ? Pourquoi Jacob Ossetski a-t-il été rejeté par sa famille ? En remontant au début du XXe siècle et en suivant tour à tour Nora, ses parents, ses grands-parents mais aussi son fils, nous découvrons avec l'auteur l'histoire d'une famille depuis la Russie tsariste jusqu'au début des années Poutine.

J'ai découvert Ludmila Oulitskaïa en début d'années avec Sonietchka, qui m'avait beaucoup plu, mais la froideur du style me faisait craindre de ne pas réussir à apprécier un livre de six cents pages écrit avec le même détachement. En fin de compte, je suis restée plutôt à l'écart des personnages certes, mais les seuls passages qui m'ont ennuyée sont les lettres de Jacob à sa femme. L'auteur n'est pas complètement responsable puisqu'il s'agit au moins en partie de documents authentiques. En effet, Ludmila Oulitskaïa nous raconte dans ce livre l'histoire (romancée) de ses propres grands-parents.
La Grande Histoire est indissociable des joies et des drames qui ont accompagné ces quatre générations d'Ossetski. Tout d'abord, ils sont juifs. Les pogroms, comme ceux de 1919 à Kiev, emportent plusieurs de leurs membres. Être juif signifie ne pas avoir accès aux études comme les autres, être sur la liste des boucs-émissaires, être comme marqué d'un sceau spécial, même lorsque les pratiques religieuses et communautaires sont devenues limitées ou inexistantes. Ensuite, si Maria vient d'une famille modeste, celle de Jacob est aisée, du moins jusqu'à la révolution de 1917 où l'entreprise familiale est nationalisée. Les personnages s'en sortent plutôt bien, les rationnements et la rareté des produits ne les empêchent pas de manger à leur faim, ils ont un toit et se débrouillent toujours pour travailler. Cependant, Jacob passera de nombreuses années en exil et cette famille d'artistes voit à plusieurs reprises son travail censuré. Indirectement, nous assistons également à des purges qui mèneront à des exécutions.
L'Echelle de Jacob, c'est aussi l'histoire d'une famille aussi dérangée que les autres. Lorsque Jacob et Maroussia se rencontrent, c'est le coup de foudre. Bien que passionnés l'un par l'autre, les années de séparation et leurs dissensions politiques (Maria est une communiste convaincue) finissent par briser leur couple.

« il y a une limite à ce qui est agréable. Ensuite, c’est horriblement désagréable. Au début, c’est très très agréable, mais quand c'est très très, on passe du paradis à l'enfer. »

Les unions sont rarement heureuses ou conventionnelles ici. Heinrich, le fils de Jacob et Maria, épouse une femme qui ne l'aime pas et qui le quitte pour un grand amour digne d'adolescents mielleux. Quant à Nora, sa vie sentimentale se partage entre un mari inadapté au monde (très beau personnage) et un metteur en scène avec lequel elle vivra plusieurs décennies d'une relation aussi sincère que sporadique. C'est sans doute le prix à payer pour être des femmes fortes.

« Cette nuit, j’ai relu des récits de Tchekhov. Le pauvre, le pauvre ! Quelles expériences malheureuses il a eues, selon toute évidence, dans ses relations avec les femmes. Et comme cela s’est reflété dans ses récits. J’ai mis du temps à trouver le sommeil, parce que d’autres idées se bousculaient dans ma tête – des récits sur l’audace et la détermination des femmes, sur leur aptitude au sacrifice. Nekrassov est le seul à avoir décrit cela dans la littérature russe, quand il parle des femmes des décembristes. Même chez Tolstoï, il n’y a pas de personnage positif de femme moderne, il y a de charmantes jeunes filles, mais pas de vraies femmes, des femmes d’action. C’est bizarre, mais c’est Pouchkine qui a le mieux senti cela ! À une époque où l’éducation des filles n’existait tout simplement pas. Un minimum d’éducation religieuse, plus l’art de tenir une maison. Et avec ce minimum, la Tatiana d’Eugène Onéguine, une vraie personnalité ! Le sens de sa propre dignité. »

Je termine par ce qui m'a le plus plu, l'amour des livres et de l'art présent presque à chaque page. Oulitskaïa parle avec passion d'inombrables auteurs, russes pour la plupart. On sent tout ce que les livres ont apporté aux personnages et il est impossible de ne pas avoir envie d'y jeter aussi un oeil. Il y a bien quelques passages sur des essais scientifiques trop pointus pour l'allergique aux sciences dures que je suis, mais j'ai appris que Ludmila Oulitskaïa avait eu une carrière de biologiste avant d'écrire des romans, ce qui explique cet intérêt. Jacob rêvait d'écriture et de musique, Maroussia aurait dû être une actrice exceptionnelle, Nora est scénographe (les descriptions de ses dessins sont merveilleuses et m'ont fait découvrir un métier dont j'ignorais tout). Quant à Yourik, il est obsédé par les Beatles. Si une naissance finit par réconcilier les Ossetski avec leur passé, c'est aussi cette passion de l'art qui les lie quoi qu'il arrive.

Un roman foisonnant, souvent addictif, qui m'a donné envie de lire aussi bien des auteurs russes que des témoignages sur la période soviétique.

Gallimard. 619 pages.
Traduit par Sophie Benech.
2015 pour l'édition originale.

pavé

28 juillet 2018

Le Joueur - Fédor Dostoïevski

joueur" Vous êtes courageux ! vous êtes très courageux ! me dirent-ils, mais partez demain matin, sans faute, aussitôt que vous pourrez, sinon, vous allez tout reperdre, tout... "

Alexei Ivanovitch, un précepteur de vingt-cinq ans, se rend à Roulettenbourg avec la famille du général pour lequel il travaille. Ruiné, ce dernier attend avec impatience le message qui lui apprendra la mort d'une vieille tante. Si Alexei Ivanovitch n'éprouve pas la moindre compassion pour son employeur, il est en revanche fou amoureux de Polina, la belle-fille du général. Bien qu'elle refuse de se confier, il devient vite évident quela jeune fille est dans une situation délicate et qu'elle a un besoin d'argent pressant. Pour l'aider, Alexei Ivanovitch commence à jouer à la roulette.

Je n'ai pas tout aimé dans ce livre. Malgré ses deux cents pages, j'ai été tour à tour captivée et franchement ennuyée. Malgré tout, c'est un texte extrêmement intéressant.
Ce qui frappe d'abord, c'est la modernité du style. Notre héros a beau avoir des airs bien de son époque, frappé par le spleen qui touche les héros romantiques, j'ai eu du mal à ne pas rapprocher son histoire de celles vécues par les héros de Schnitzler et de Zweig. Pas de narrateur omniscient ici, l'histoire est racontée avec fébrilité par Alexei Ivanovitch, qui couche ses émotions sur le papier durant près de deux ans. Nous pénétrons brutalement dans ses pensées, obscures, dès le début du livre, ce qui me paraît très peu commun pour un livre du XIXe siècle. La psychologie du personnage occupe une telle place dans ce roman que je n'ai pas été surprise d'apprendre que Freud l'avait étudié de près. On sent le personnage principal instable, inconséquent. Ses émotions sont exacerbées et malgré sa clairvoyance il laisse les autres le manipuler à leur guise.
Si vous cherchez des personnages attachants, passez votre chemin. Le général, Alexei Ivanovitch, Des Grieux, Mademoiselle Blanche, Polina, tous sont intéressés, égoïstes, méprisants et méprisables. La seule qui se détache un peu du lot et qui apporte de la légèreté est la vieille tante qui refuse de mourir et à laquelle on permet tout en raison de son âge et de son argent. On trouve dans ce livre toute la haine que l'auteur éprouvait pour les Allemands, les Français, même si les Russes sont loin d'être épargnés à travers leurs représentants.
Il semblerait que ce livre soit partiellement autobiographique puisque Dostoïevski était joueur, et qu'une fois sa passion du jeu vaincue, il l'a remplacée par une dévotion religieuse extrême. J'ai toujours trouvé les casinos sordides, mais l'auteur nous décrit si bien la fièvre qui s'empare du joueur, qu'il ait gagné ou qu'il soit au bord de la ruine, que l'on est comme hypnotisé par le jeu décrit.

Dostoïevski continue à me surprendre et à me bousculer, et je dois dire que j'aime plutôt ça.

Babel. 233 pages.
Traduit par André Markowicz.
1866 pour l'édition originale.

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