peskovEn 1978, un groupe de géologues russes découvre un ermitage au coeur de la taïga. Cinq personnes, un père et ses quatre enfants (déjà adultes) y vivent. Cela fait trente-cinq ans qu'ils n'ont pas vu les hommes et que même l'Union soviétique les a oubliés. Vassili Peskov, journaliste au quotidien Komsomolskaïa Pravda est fasciné par cette histoire, à tel point qu'il décide de se rendre sur place.
A son arrivée, seuls le vieux Karp Ossipovitch et sa fille Agafia sont encore en vie, les trois autres membres de la famille étant brutalement décédés. Durant une décénie, Peskov va nouer des liens avec ces ermites et raconter leur histoire qui va passionner les lecteurs de son journal.

" Comment ces gens pouvaient-ils avoir survécu non pas sous les tropiques parmi les bananiers mais au cœur de la taïga sibérienne où la neige vous monte à la ceinture et les froids dépassent les moins trente ? La nourriture, les vêtements, les accessoires quotidiens, le feu, l’éclairage, l’entretien du potager, la lutte contre les maladies, le décompte du temps – comment s’y prenaient-ils et avec quoi, par quels efforts et quelles connaissances ? Les hommes ne leur manquaient-ils pas ? Et comment les jeunes Lykov, que la taïga avait vu naître, concevaient-ils le monde environnant ? Quels étaient leurs rapports entre eux et avec leurs parents ? Que savaient-ils de la taïga et de ses habitants ? Comment voyaient-ils la vie "séculière" ? "

J'avais beaucoup apprécié de suivre les Tchouktches dans L'Etrangère aux yeux bleus auquel ce livre m'a fait penser, mais l'aspect documentaire du récit m'avait davantage séduite que les personnages qui l'habitaient. Dans Ermites dans la taïga, nous sommes bien entendu tenus en haleine par le mode de vie adopté par les Lykov, mais Karp Ossipovitch et surtout Agafia sont des individus patriculièrement attachants et intriguants que l'on prend un grand plaisir à cotoyer.

Vassili Peskov nous décrit avec moults détails leur vie au milieu de la nature sibérienne. Les Lykov, lorsqu'on les découvre, sont installés dans deux isbas, l'une près de la rivière pour les garçons et l'autre, la principale, où Karp Ossipovitch vit avec ses filles. Lorsque le père et la fille se retrouvent seuls, ce sera cette dernière qui sera occupée pendant quelques années. Le dénuement est total.

"En nous baissant pour passer la porte, nous nous retrouvâmes dans une obscurité presque totale. La lumière du soir n’émettait qu’un rayon bleuté par une fenêtre minuscule grande comme deux mains. Quand Agafia eut allumé et fixé une mèche de bois au milieu de la demeure, je pus tant bien que mal en regarder l’intérieur. Même à la lueur de la mèche les murs étaient noirs : la suie, vieille de plusieurs années, ne reflétait plus la lumière. Le plafond bas, lui aussi, était noir comme charbon. Des perches horizontales couraient sous le plafond pour le séchage du linge. A la même hauteur, des étagères longeaient le mur, chargées de récipients en écorce de bouleau pleins de pommes de terre séchées et de graines de cèdre. Plus bas, de larges bancs s’étiraient le long des murs. Comme en témoignaient quelques guenilles, on y dormait de même qu’on pouvait s’y asseoir."

Pour survivre, les Lykov doivent tout construire. Leur habitat, leurs ustensiles de cuisine, leurs vêtements. Ils cultivent la pomme de terre (l'aliment principal de leur alimentation), cueillent, chassent (jusqu'à la mort des fils) et pêchent. Ils doivent se protéger des ours, des écureuils qui mangent leurs semences et sont à la merci des intemperries (pluie, neige, incendies...). La lumière est un luxe dont ils jouissent peu.
La rencontre avec des personnes désintéressées change leur existence. Si dans un premier temps, les ermites refusent beaucoup des présents que leur apportent les géologues et Vassili Peskov, ils finissent par en accepter de plus en plus. A la base géologique, ils sont fascinés par le téléviseur. Quant à Agafia, elle finira même par prendre l'avion et le train.

Mais alors, comment une famille a-t-elle réussi à échapper au contrôle bolchevique ? Pourquoi les Lykov se sont-ils enfoncés dans la taïga et ont-ils adopté une existence si dure que la mère de famille a fini par mourir de faim ?

La réponse à ma première question n'est pas évidente. Sans doute, contrairement aux Tchouktches, les Lykov étaient-ils en nombre trop restreint pour réellement inquiéter les autorités. De plus, ils ne consommaient que leurs propres produits (et ignoraient jusqu'à la valeur de l'argent). Le pouvoir en place n'avait donc rien à leur prendre. Ils ont bien été poursuivis car soupçonnés d'héberger des déserteurs. Cependant, cela a eu pour seul effet de les repousser plus loin dans la taïga.
La raison du rejet par les Lykov de la vie dans "le siècle" est bien plus claire. Il s'agit d'une famille de vieux-croyants, un courant religieux s'étant séparés de l'Eglise orthodoxe russe lors des réformes menées par le patriarche Nikon au XVIIe siècle.

La Boyarine Morozova de Vassili Sourikov

Même au sein de leur communauté, les vieux-croyants ne respectent pas les mêmes traditions. Nous découvrons au fil du récit de Vassili Peskov l'existence de nombreux parents des Lykov, avec lesquels Karp Ossipovitch et sa défunte épouse, orthodoxes parmi les orthodoxes, ont rompu avant la Deuxième Guerre mondiale. 
La ferveur religieuse de la famille est grande et les quelques entorses à leurs principes consistant à obtenir un peu de confort ne remet rien en cause. Les quelques individus séduits par l'idée de vivre avec les Lykov sont très rapidement découragés, en particulier par l'intransigeance de Karp Ossipovitch. Malgré cela, le duo père-fille tisse des liens d'amitié profonds avec ses bienfaiteurs. Ils prient beaucoup, tiennent un compte rigoureux des jours et des fêtes religieuses, mais cela ne les empêche pas d'avoir un sacré caractère. Agafia en particulier est un personnage étonnant, à la fois enfant fidèle à son père, têtue comme une mule et drôle.

Impossible de ne pas succomber à ce récit dépaysant et passionnant !

L'avis de Patrice (qui m'a donné envie de lire ce livre).

Une lecture faite dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est.

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Babel. 297 pages.

Traduit par Yves Gauthier.
1992 pour l'édition française originale.