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5 mars 2021

Les Frères Karamazov - Fédor Dostoïevski

Les Frères Karamazov

Bon, voilà toute l’introduction. J’en conviens parfaitement, elle ne sert à rien du tout, mais, puisqu’elle est écrite, qu’elle reste.

Le vieux Fiodor Pavlovich Karamazov est un homme débauché et égoïste. De son premier mariage, il a un fils, Dmitri, qui a grandi abandonné de ses parents. Une seconde union a permis la naissance d'Ivan, un érudit, et d'Aliocha, un jeune homme pieux et généreux. Enfin, il y a Smerdiakov, à qui Fiodor Pavlovich a donné son nom sans reconnaître l'avoir engendré et qui lui sert de valet.
La réunion de ces personnages provoque une série de remises en question, de disputes et de menaces, jusqu'au point de non-retour.

Ma découverte de Dostoïevski n'est pas des plus faciles. Si je lui dois de très beaux moments de lecture, c'est aussi un auteur qui me résiste. Je crois cependant avoir enfin trouvé la clé pour faire de cet auteur l'un de mes indispensables.

Les Frères Karamazov est un livre-monde, mais d'une façon différente des Misérables par exemple. S'il évoque une multitude de thèmes et nous fait rencontrer des membres très divers de la société, Dostoïevski veut avant tout explorer les tourments de l'âme humaine et nous décrire une Russie également en proie à des bouleversements profonds.
L'auteur met donc dans cette oeuvre toutes ses observations, ses réflexions, et surtout ses contradictions. Je sais qu'il s'agissait d'un homme torturé, ayant vécu de vrais moments de crise, aussi les frères Karamazov ne me sont seulement apparus comme des individus distincts mais aussi comme les différentes facettes (elles-mêmes torturées ! ) d'une même personne.
Chez Dostoïevski, il n'y a pas vraiment de beauté pure, de richesse non dévoyée. Les personnages ne sont pas attachants, à de très rares exceptions près, comme le petit Kolia qui m'a fortement rappelé un certain Gavroche. Leurs qualités sont toujours contrebalancées par de grandes faiblesses. La folie (surtout chez les femmes) et la débauche ne sont jamais loin.

Il y a toutefois de grands moments de rire, comme lorsque le starets Zossima, maître spirituel bien-aimé d'Aliocha, décède, et que très vite son cadavre se met à dégager une odeur insoutenable. Les superstitions et les médisances vont alors bon train au monastère, entre ceux qui voyaient en leur starets un saint homme et ceux qui le détestaient.

À peine eut-on commencé à découvrir la décomposition qu’à la seule vue des moines qui entraient dans la cellule du défunt on pouvait deviner pourquoi ils venaient. Ils entraient, restaient quelques instants et ressortaient confirmer la nouvelle aux autres, qui faisaient foule dehors. Certains de ceux qui attendaient secouaient la tête d’un air consterné, mais d’autres ne cherchaient même pas à cacher la joie qui luisait clairement dans leur regard haineux. Et personne ne leur faisait plus le moindre reproche, personne ne disait plus une bonne parole, ce qui en devenait étonnant, car les moines dévoués au starets formaient tout de même la majorité ; mais non, visiblement, le Seigneur Lui-même autorisait cette minorité à prendre le pas, temporairement, sur le plus grand nombre. Très vite, on vit aussi se présenter dans la cellule, aussi à titre de badauds, quelques laïcs, surtout issus des cercles cultivés. Les gens du simple peuple entraient peu, même s’ils étaient nombreux à se presser devant le portail de l’ermitage. Il est indiscutable qu’après trois heures de l’après-midi le flot des visiteurs s’accrut sensiblement, et, ce, à la suite de cette rumeur tentatrice. Ceux qui, peut-être, ne seraient jamais venus ce jour-là et n’avaient pas du tout l’intention de venir se présentaient tout exprès à présent, et, parmi eux, des personnes d’un rang des plus notables.

De manière générale, la religion et la pratique religieuse sont aussi bien louées que moquées par Dostoïevski. Il en est de même pour le reste, y compris la psychologie. Lors du procès final, les magistrales plaidoieries de l'accusation et de la défense, montrent toutes les limites de cet angle d'analyse.

J'ai été ennuyée et perdue parfois, parce que je ne voyais pas le tableau d'ensemble  Pourtant, quand j'ai enfin réussi à situer les personnages et leur personnalité, j'ai englouti les pages restantes avec un plaisir et une admiration qui ne se sont pas démentis. Pour cette raison, je sais que je relirai Les Frères Karamazov. Cela tombe bien, j'en ai trois exemplaires chez moi (tous précieux, pour diverses raisons).

L'avis de Léo, qui m'a convaincue de faire cette lecture. L'avis d'un passionné de littérature russe ici.

Babel. 2 tomes. Traduction d'André Markowicz. 584 et 791 pages.
Thélème. Lu par Pierre-François Garel. 43h44.

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26 mars 2020

Drame de chasse - Anton Tchekhov

drameUn rédacteur en chef reçoit la visite d'un certain Ivan Kamychov qui lui remet le manuscrit de ce qu'il appelle un roman. Il laisse cependant entendre que son texte a une dimension autobiographique.

Un juge d'instruction, Serguéï Pétrovitch Zinoviev, jeune et beau garçon reçoit, après deux ans sans le voir, l'invitation du comte Karnéïev. Bien qu'il le méprise, Zinoviev n'a jamais pris la peine de refuser son amitié au noble propriétaire terrien. Ainsi se rend-il sur son domaine où, accompagné du comte, de son intendant Ourbénine et d'un invité hostile, il voit pour la première fois la jeune fille en rouge.
Lors de leur rencontre avec la jeune fille en rouge, Zinoviev, Karnéïev et Ourbénine sont envoûtés par elle. Vivant avec son père sénile, la jeune Olga va accorder sa main au vieil intendant de façon irréfléchie. Ses actions ultérieures et celles de ses deux autres prétendants vont précipiter tous les personnages vers leur perte.

Unique roman d'Anton Tchekhov et publié en feuilleton, Drame de chasse est présenté comme étant un roman policier. La préface précise que c'est surtout une parodie du genre.
Ainsi, si vous cherchez une enquête policière palpitante, je ne suis pas certaine que vous serez contenté avec ce livre dont Tchekhov, sous les traits du rédacteur en chef, avertit dès le début qu'il s'agit d'une oeuvre médiocre.

Union mal assortie de Vassili Poukirev"Ce récit n'est pas d'une qualité exceptionnelle. Il comporte bien des longueurs, bien des aspérités... L'auteur a un faible pour les effets et les phrases clinquantes... On sent bien que c'est la première fois de sa vie qu'il écrit, d'une main novice, inexpérimentée."

En effet, j'ai beau être bon public, il n'est pas difficile de deviner le pot aux roses bien avant la fin et Tchekhov n'est vraiment pas dans la nuance avec Drame de chasse.
La critique du "beau monde" est sévère. Les nobles passent les messes à discuter, organisent des orgies, sont ignorants de tout, hypocrites. Le domaine du comte est dans un état de délabrement indigne, le comte est grossier et son apparence physique ridicule.
Le seul personnage semblant digne de respect est le médecin, ami de Zinoviev, homme honnête et malheureux en amour. Tchekhov exerçant la même profession, il n'est pas étonnant qu'il ait accordé son indulgence à ce personnage en particulier.
J'ai eu de gros espoirs, pensé trouver dans la description de cette société une certaine complexité. Le narrateur et son ancienne conquête, Nadia, semblent être de nouveaux Eugène et Tatiana. Olga pourrait être autre chose qu'une écervelée. Le médecin, dont le nom m'échappe déjà, pourrait ne pas être présent uniquement parce que Tchekhov crée un personnage de cette profession dans chacune de ses oeuvres. Malheureusement, l'auteur semble avoir été déterminé à proposer une intrigue médiocre.

Un roman assez inégal, qui m'a tour à tour intriguée, passionnée puis lassée.

Babel. 316 pages.
Traduit par André Markowicz et Françoise Morvan.
1884-1885.

Un billet qui s'inscrit dans le Mois de l'Europe de l'Est de Patrice, Eva et Goran.

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23 mars 2020

Le Cheval blême - Boris Savinkov

blême" Je ne sais pas pourquoi il est interdit de tuer. Et je ne comprendrai jamais pourquoi il est bien de tuer au nom de la liberté, et mal au nom de l'autocratie. "

Alors que la Douma s'aprête à se réunir pour la première fois, notre narrateur, agissant sous le pseudo britannique de George O'Brien, organise avec quatre complices un attentat visant à assassiner le gouverneur général de Moscou. Durant des mois, le groupe terroriste observe et prépare son crime. Certains des membres s'interrogent aussi sur la signification de leurs actes.

Cette oeuvre écrite sous la forme d'un journal intime est fascinante à plus d'un titre. En effet, son auteur, Boris Savinkov, était lui-même un terroriste. Derrière le personnage de George, il est difficile de ne pas deviner ses traits. De même, le gouverneur général n'est autre que le grand-duc Serge, assassiné en 1905 par Savinkov.
D'un tueur professionnel, qui a réussi à se brouiller avec à peu près tous les responsables politiques qu'il a connus, on s'attendrait donc à lire un texte sans concession pour les états d'âme des apprentis terroristes. Pourtant, en lisant Le Cheval blême, on trouve un texte dans la droite ligne des oeuvres russes de cette époque, habité par des personnages en proie à des tourments profonds. Le texte de l'Apocalypse, qui donne son titre au livre, est abondemment cité dans Le Cheval blême. Savinkov invoque aussi Dostoïevski et Les Frères Karamazov à de nombreuses reprises.

"Si Dieu n'existe pas, tout est permis"

Vania, l'un des terroristes, est extrêmement pieux. Bien qu'hanté par le "Tu ne tueras point", il voit dans les actes terroristes qu'il pourrait commettre le sacrifice pour que plus personne dans le futur n'ait à se condamner à la damnation pour les mêmes motifs.

" - Oui, je le dis. Tue, pour qu'on ne tue plus. Tue, pour que les hommes vivent selon Dieu, pour que l'amour sanctifie le monde. "

Le champ de Khodynka, où eut lieu un mouvement de foule tragique lors du couronnement de Nicolas II. Le grand-duc Serge était l'un des responsables de la catastropheIl y aura malgré tout des ratés et des refus de commettre l'attentat à n'importe quel coût. Qu'importe, notre narrateur est convaincu que c'est le destin du gouverneur général de mourir. Bien qu'il ne semble de prime abord pas sujet aux hésitations, George est finalement touché par une sorte de spleen.
Savinkov va même plus loin avec son narrateur. Il ne lui accorde même pas le statut de terroriste honorable*. Je n'ai tout d'abord pas compris l'insistance avec laquelle Boris Savinkov nous impose la présence de l'amour perdu de George, Elena. Cette femme mariée avec laquelle il renoue et la description de leurs échanges sont insipides. Pourtant, c'est par ce biais que Savinkov va en finir cruellement avec son héros.

A découvrir.

Petit coup de gueule pour finir : les éditions Phébus font des choix fabuleux en matière d'édition, mais leur manie d'écrire des résumés qui spoilent la lecture (quand ils ne sont pas complètement à côté de la plaque) est insupportable...

* C'est une notion difficile à défendre de nos jours, mais certains groupes terroristes ont longtemps attiré une certaine sympathie du public, et c'était le cas en Russie. Dans sa préface, Michel Niqueux cite même la propre fille de Tolstoï qui se réjouissait du meurtre du grand-duc Serge.

Libretto. 187 pages.
Traduit par Michel Niqueux.
1913 pour l'édition originale.

Une lecture effectuée dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est de Goran, Eva et Patrice (heureusement que j'ai lu Olga Tokarczuk, sinon je me contentais d'un mois russe...).

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17 mars 2020

Le couple Tolstoï et La Sonate à Kreutzer

kreutzer"De nos jours, le mariage n'est rien d'autre qu'une imposture ! "

Lors d'un voyage en train, une discussion au sujet du divorce s'engage entre les occupants du compartiment qu'occupe le narrateur de notre histoire. Un vieillard regrette le temps où, selon lui, les femmes étaient de fidèles épouses qui ne partaient pas pour les beaux cheveux du voisin et craignaient leur mari. La dame et l'avocat auxquels il s'adresse défendent les mariages d'amour et voient en eux un rempart contre la séparation des époux. Intervient alors un homme d'un certain âge, discret. Celui-ci leur demande combien de temps dure l'amour selon eux, puis attaque violemment l'institution qu'est le mariage.
Il révèle alors qu'il s'appelle Pozdnychev et qu'il a tué sa femme, une histoire fortement relayée par les journaux lors du drame.
Une fois le vieillard, la dame et l'avocat descendus, Pozdnychev décide de raconter sa vie à notre narrateur.

J'ai récemment été emportée par Guerre et Paix, Anna Karénine est un roman qui m'habite encore. Pourtant, je dois reconnaître que La Sonate à Kreutzer est une déception.
J'ai cru à un texte moderne, avant-gardiste, féministe (je sais, ma naïveté est adorable...), je l'ai finalement trouvé parfaitement réactionnaire.
Je ne connais qu'imparfaitement la vie de Tolstoï, mais la dernière partie de sa vie a été marquée par les tourments psychologiques dont il était la proie et l'animosité qui régnait entre lui et son épouse. Bien que je n'adhère pas à l'idée qu'il faille systématiquement lier oeuvre de fiction et vie de l'auteur, connaître ces éléments me semble nécessaire pour appréhender La Sonate à Kreutzer.

Dans ce livre, l'auteur rejette l'idée selon laquelle l'amour, et particulièrement l'amour charnel, peut être le ciment du mariage. Il dénonce l'hypocrisie ambiante de la société dans laquelle il vit, où les hommes ont tous connu des aventures et ne sont pas conformes aux héros des romans. Pire encore, les jeunes filles sont élevées et exposées dans le monde dans le seul but de faire un beau mariage. Même les plus savantes ne sont censées exposer leurs compétences que dans la chasse aux maris. Puis, une fois mariées, les femmes continuent de séduire et délaissent leur rôle naturel, la maternité.
Il y a bien quelques remarques pertinentes, comme le fait que Tolstoï relève l'inadéquation entre émancipation des femmes et le fait qu'elles soient des objets de volupté, mais la définition d'une femme émancipée pour l'auteur ne convaincrait pas vraiment les féministes du XXIe siècle.
De plus, à l'amour charnel, Tolstoï oppose un idéal d'amour pur et chaste vers lequel il faudrait tendre. Une vision bien trop religieuse pour moi...

Sur le thème de l'éducation des jeunes filles, je vous recommande bien plus chaleureusement la lecture de Pauline Sachs. Là où l'on sent surtout de l'amertume envers les femmes chez Tolstoï, Droujinine reporte sa colère sur la société à laquelle il appartient.

tolsoiJ'ai pris connaissance après ma lecture de l'existence d'une réponse écrite par la femme de Tolstoï, Sophie. Celle-ci, profondément blessée et choquée par La Sonate à Kreutzer (bien qu'elle ait agit de manière à ne pas rendre la querelle publique), rédigea en effet A qui la faute ? dont le sous-titre, Réponse à Tolstoï. La Sonate à Kreutzer ne pourrait être plus éloquent.

Ce texte raconte l'histoire d'Anna, jeune fille accomplie, que le prince Prozorski, qu'elle connaît depuis toujours, décide de courtiser. Anna est aussi heureuse qu'on peut l'être durant ses fiançailles et le jour de son mariage, même si certains regards appuyés du prince sur sa personne la rendent nerveuse.
Mais à peine le mariage célébré, la désillusion est sévère. Prozorski s'ennuie, se désintéresse de sa femme et de ses enfants. Quant à Anna, elle est bouleversée par ce mari qui ne l'utilise que pour le plaisir charnel et ne cherche aucunement à la connaître.

Cette nouvelle se lit avec intérêt puisque Sophie Tolstoï suit plus ou moins le schéma de l'oeuvre de son mari en le remaniant à sa façon, mais elle est encore plus révélatrice lorsqu'on connaît le texte dont elle est le pendant. Les personnages sont grossièrement tracés, en particulier celui du prince qui ressemble à Léon Tolstoï jusque dans son mépris des médecins. Impossible de ne pas y voir une oeuvre revancharde et la dénonciation de l'hypocrisie dont Tolstoï fait preuve selon sa femme. 

Elle-même s'incarne dans le personnage d'Anna, jeune, naïf et inexpérimenté, alors que le prince a déjà connu de nombreuses femmes. Anna est une excellente mère pour ses enfants, elle les allaite, leur lit des histoires. C'est une femme érudite, passionnée par le dessin, lisant Lamartine, Shakespeare et Jules Verne. Elle se soucie de l'éducation des plus pauvres et finit même par briller en société. En résumé, elle est l'épouse que Tolstoï décrit comme idéale dans La Sonate à Kreutzer, celle qui selon lui n'existe pas car les femmes préfèrent minauder.
Malgré l'attitude blessante de son mari, Anna fait tout pour qu'il lui demeure fidèle. Bien que ce ne soit pas l'intention première de l'auteur, on en apprend beaucoup sur le sort des jeunes épouses, à qui leur mère conseille pratiquement de se laisser violer lors de leur nuit de noces et qui n'osent se refuser à leur mari bien qu'elles soient exténuées par les nuits de leurs jeunes enfants.

"Se peut-il que ce soit là tout le destin des femmes, songeait Anna, un corps au service de l’enfant, un corps au service du mari ? L’un après l’autre, et ainsi de suite, sans qu’on en voie la fin ! Où est donc ma propre vie ? Où est mon moi ? Mon vrai moi qui jadis aspirait à quelque chose de sublime, à servir Dieu et un idéal ?

» Épuisée, tourmentée, je me perds. Je n’ai pas de vie qui soit à moi, ni matérielle ni spirituelle. Pourtant, le ciel m’a tout donné : la santé, la force, le talent… et même le bonheur. Pourquoi suis-je si malheureuse ? "

Toute sa vie, Anna essaiera de se persuader que son bonheur est auprès de son mari et qu'il n'y a pas de vie plus heureuse qui l'attend. Sans vraiment y croire. Pour elle évidemment, le fautif est toujours l'homme.

Le plus ironique est peut-être le fait que, comme son mari, Sophie Tolstoï voit dans le lien spirituel le seul amour durable. Deux textes mettant en lumière une incompréhension maritale complète.

L'avis de Johan sur le texte de Tolstoï et sur celui de Sophie.

Des lectures faites encore une fois dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est.

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La Sonate à Kreutzer.
Léon Tolstoï.
Thélème. 3h09.
Lu par Guillaume Ravoire.
1889 pour l'édition originale.

A qui la faute ? Réponse à Léon Tolstoï. La Sonate à Kreutzer. Sophie Tolstoï.
Albin Michel. Traduit par Christine Zeytounian-Beloüs.
1994 pour l'édition russe.

15 mars 2020

Ermites dans la taïga - Vassili Peskov

peskovEn 1978, un groupe de géologues russes découvre un ermitage au coeur de la taïga. Cinq personnes, un père et ses quatre enfants (déjà adultes) y vivent. Cela fait trente-cinq ans qu'ils n'ont pas vu les hommes et que même l'Union soviétique les a oubliés. Vassili Peskov, journaliste au quotidien Komsomolskaïa Pravda est fasciné par cette histoire, à tel point qu'il décide de se rendre sur place.
A son arrivée, seuls le vieux Karp Ossipovitch et sa fille Agafia sont encore en vie, les trois autres membres de la famille étant brutalement décédés. Durant une décénie, Peskov va nouer des liens avec ces ermites et raconter leur histoire qui va passionner les lecteurs de son journal.

" Comment ces gens pouvaient-ils avoir survécu non pas sous les tropiques parmi les bananiers mais au cœur de la taïga sibérienne où la neige vous monte à la ceinture et les froids dépassent les moins trente ? La nourriture, les vêtements, les accessoires quotidiens, le feu, l’éclairage, l’entretien du potager, la lutte contre les maladies, le décompte du temps – comment s’y prenaient-ils et avec quoi, par quels efforts et quelles connaissances ? Les hommes ne leur manquaient-ils pas ? Et comment les jeunes Lykov, que la taïga avait vu naître, concevaient-ils le monde environnant ? Quels étaient leurs rapports entre eux et avec leurs parents ? Que savaient-ils de la taïga et de ses habitants ? Comment voyaient-ils la vie "séculière" ? "

J'avais beaucoup apprécié de suivre les Tchouktches dans L'Etrangère aux yeux bleus auquel ce livre m'a fait penser, mais l'aspect documentaire du récit m'avait davantage séduite que les personnages qui l'habitaient. Dans Ermites dans la taïga, nous sommes bien entendu tenus en haleine par le mode de vie adopté par les Lykov, mais Karp Ossipovitch et surtout Agafia sont des individus patriculièrement attachants et intriguants que l'on prend un grand plaisir à cotoyer.

Vassili Peskov nous décrit avec moults détails leur vie au milieu de la nature sibérienne. Les Lykov, lorsqu'on les découvre, sont installés dans deux isbas, l'une près de la rivière pour les garçons et l'autre, la principale, où Karp Ossipovitch vit avec ses filles. Lorsque le père et la fille se retrouvent seuls, ce sera cette dernière qui sera occupée pendant quelques années. Le dénuement est total.

"En nous baissant pour passer la porte, nous nous retrouvâmes dans une obscurité presque totale. La lumière du soir n’émettait qu’un rayon bleuté par une fenêtre minuscule grande comme deux mains. Quand Agafia eut allumé et fixé une mèche de bois au milieu de la demeure, je pus tant bien que mal en regarder l’intérieur. Même à la lueur de la mèche les murs étaient noirs : la suie, vieille de plusieurs années, ne reflétait plus la lumière. Le plafond bas, lui aussi, était noir comme charbon. Des perches horizontales couraient sous le plafond pour le séchage du linge. A la même hauteur, des étagères longeaient le mur, chargées de récipients en écorce de bouleau pleins de pommes de terre séchées et de graines de cèdre. Plus bas, de larges bancs s’étiraient le long des murs. Comme en témoignaient quelques guenilles, on y dormait de même qu’on pouvait s’y asseoir."

Pour survivre, les Lykov doivent tout construire. Leur habitat, leurs ustensiles de cuisine, leurs vêtements. Ils cultivent la pomme de terre (l'aliment principal de leur alimentation), cueillent, chassent (jusqu'à la mort des fils) et pêchent. Ils doivent se protéger des ours, des écureuils qui mangent leurs semences et sont à la merci des intemperries (pluie, neige, incendies...). La lumière est un luxe dont ils jouissent peu.
La rencontre avec des personnes désintéressées change leur existence. Si dans un premier temps, les ermites refusent beaucoup des présents que leur apportent les géologues et Vassili Peskov, ils finissent par en accepter de plus en plus. A la base géologique, ils sont fascinés par le téléviseur. Quant à Agafia, elle finira même par prendre l'avion et le train.

Mais alors, comment une famille a-t-elle réussi à échapper au contrôle bolchevique ? Pourquoi les Lykov se sont-ils enfoncés dans la taïga et ont-ils adopté une existence si dure que la mère de famille a fini par mourir de faim ?

La réponse à ma première question n'est pas évidente. Sans doute, contrairement aux Tchouktches, les Lykov étaient-ils en nombre trop restreint pour réellement inquiéter les autorités. De plus, ils ne consommaient que leurs propres produits (et ignoraient jusqu'à la valeur de l'argent). Le pouvoir en place n'avait donc rien à leur prendre. Ils ont bien été poursuivis car soupçonnés d'héberger des déserteurs. Cependant, cela a eu pour seul effet de les repousser plus loin dans la taïga.
La raison du rejet par les Lykov de la vie dans "le siècle" est bien plus claire. Il s'agit d'une famille de vieux-croyants, un courant religieux s'étant séparés de l'Eglise orthodoxe russe lors des réformes menées par le patriarche Nikon au XVIIe siècle.

La Boyarine Morozova de Vassili Sourikov

Même au sein de leur communauté, les vieux-croyants ne respectent pas les mêmes traditions. Nous découvrons au fil du récit de Vassili Peskov l'existence de nombreux parents des Lykov, avec lesquels Karp Ossipovitch et sa défunte épouse, orthodoxes parmi les orthodoxes, ont rompu avant la Deuxième Guerre mondiale. 
La ferveur religieuse de la famille est grande et les quelques entorses à leurs principes consistant à obtenir un peu de confort ne remet rien en cause. Les quelques individus séduits par l'idée de vivre avec les Lykov sont très rapidement découragés, en particulier par l'intransigeance de Karp Ossipovitch. Malgré cela, le duo père-fille tisse des liens d'amitié profonds avec ses bienfaiteurs. Ils prient beaucoup, tiennent un compte rigoureux des jours et des fêtes religieuses, mais cela ne les empêche pas d'avoir un sacré caractère. Agafia en particulier est un personnage étonnant, à la fois enfant fidèle à son père, têtue comme une mule et drôle.

Impossible de ne pas succomber à ce récit dépaysant et passionnant !

L'avis de Patrice (qui m'a donné envie de lire ce livre).

Une lecture faite dans le cadre du Mois de l'Europe de l'Est.

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Babel. 297 pages.

Traduit par Yves Gauthier.
1992 pour l'édition française originale.

 

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1 mars 2020

L'Inondation - Evgueni Zamiatine

inondationSofia et Trofim Ivanytch sont mariés depuis treize ans, mais ce mariage d'amour bat de l'aile car ils n'arrivent pas à avoir d'enfants. Lorsque Sofia décide de recueillir Ganka, une adolescente orpheline, son mari est ravi. Au bout de quelques années cependant, Sofia découvre que sa protégée et son mari ont une liaison.
Alors que la Neva monte, l'épouse doit continuer à vivre auprès du nouveau couple qui ne se dissimule plus à ses yeux.

Evgueni Zamiatine était un illustre inconnu pour moi avant que je ne m'intéresse à la littérature russe. Révolutionnaire puis opposant au régime soviétique, il est connu pour Nous autres qui aurait inspiré Orwell. Il a aussi écrit des oeuvres plus intimistes (bien qu'il y ait de discrètes allusions au régime soviétique dans la nouvelle que je vous présente).
L'Inondation
est une très brève nouvelle, mais elle plaira sans aucun doute aux amateurs de belles écritures et de Dostoïevski. En effet, ce texte semble presque être une réécriture de Crime et Châtiment.
Il se concentre sur le personnage de Sofia, qui se retrouve à vivre dans un huis-clos insupportable.

"Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un bocal renversé où avait échoué, on ne sait comment, une mouche. Il n'y avait aucune issue, mais cela n'empêchait pas la mouche de ramper en tous sens du matin au soir. Le soleil dardait sur le bocal une chaleur indifférente, sourde, lente, la même qui pesait sur toute l'île de Vassilevski. Ce qui n'empêchait pas Sofia de sortir, de s'affairer du matin au soir. Pendant la journée, de gros nuages de pluie s'amassaient fréquemment, se faisaient menaçants ; le ciel au-dessus était comme une vitre verte pouvant céder à tout instant, faisant éclater et déferler l'averse. Mais les nuages se dispersaient sans un son ; la nuit, la vitre se faisait plus épaisse, plus impénétrable, plus étouffante. Nul ne les entendait, qui respiraient chacun à leur façon : l'une, la tête enfoncée sous l'oreiller pour ne rien entendre, et les deux autres, entre leurs dents serrées, du halètement avide et brûlant d'un gicleur de chaudière."

Trompée par son mari sous son propre toit, ce dernier continue à la considérer comme sa domestique. C'est elle qui lui prépare le lit depuis lequel il rejoint sa maîtresse chaque nuit. C'est elle qui continue à lui prodiguer de bons soins, comme une bonne épouse. C'est encore elle qui passe ses journées avec l'insolente et cruelle Ganka, qui ricane face à la douleur de Sofia. Alors que le trio doit se réfugier chez les voisins suite à la crue de la Neva et que Trofim Ivanytch est contraint de partager la couche de son épouse, celle-ci reprend un peu de vigueur. Mais la situation ne dure pas et le curieux trio doit regagner son appartement.

Je ne veux pas trop vous en dire, mais Zamiatine manie l'art de la nouvelle à la perfection. Son écriture est fine et mêle magnifiquement les tourments de la nature à ceux de l'âme humaine.

Une découverte faite à l'occasion du Mois de l'Europe de l'Est d'Eva, Patrice et Goran.

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Sillage. 60 pages.

Traduit par Marion Roman.
1929 pour l'édition originale.

10 avril 2019

L'Etrangère aux yeux bleus - Youri Rythkéou

étrangèreJe voulais absolument participer au Mois de l'Europe de l'Est cette année, et comme Patrice et moi avions parlé d'une lecture commune autour de ce titre, il se trouvait dans ma PAL. En fin de compte, je suis hors délais et l'histoire se passant aux confins orientaux du territoire russe, donc je ne suis pas certaine qu'il remplisse les critères du challenge. Cela n'en reste pas moins un très beau livre, le genre que l'on retrouve souvent chez Dominique, qui nous fait voyager dans des territoires dont on ne soupçonnait que vaguement l'existence. 

Peu après la Seconde Guerre mondiale, Anna Odintsova, jeune russe originaire de Leningrad, se rend en Tchoukotka afin d'étudier les Tchouktches, peuple nomade vivant de l'élevage de rennes et de la chasse aux mammifères marins. Son objectif est de marcher dans les pas de Margaret Meade, anthropologue ayant travaillé en Océanie dans les années 1930, qu'elle admire. A peine arrivée, elle fait sensation grâce à son physique, et son regard bleu ne tarde pas à conquérir Tanat, un jeune tchouktche, qui se destinait à une carrière loin de la toundra.
Ensemble et mariés, ils retournent finalement vivre dans le camp de la famille de Tanat, dominé par le père de ce dernier, Rinto.

Anna n'est pas une romantique. Elle épouse Tanat avant tout parce qu'il lui sert de porte d'entrée vers la vie dans la toundra. Elle voit dans son mariage l'occasion de vérifier bien plus clairement que ne le ferait un simple observateur les coutumes tchouktches. D'abord circonspects, les membres de la nouvelle famille d'Anna vont peu à peu l'adopter, la faire participer à leur vie quotidienne et l'initier à leurs coutumes, même les plus confidentielles.

"Anna était loin d'approuver ce que ses compatriotes avaient introduit en Tchoukotka. Elle jugeait stupide, notamment de considérer l'histoire du peuple tchouktche comme une "survivance néfaste". "S'il est vrai, raisonnait-elle, que vous avez toujours vécu dans l'ignorance et l'obscurantisme, comment expliquer alors que vous ayez réussi à survivre jusqu'au XXe siècle ?... En quoi la balalaïka et l'accordéon conviendraient-ils mieux aux Tchouktches et aux Esquimaux que votre bon vieux tambour ?... Si tu laisses un Russe en pleine toundra, l'hiver, avec son blouson molletonné et ses bottes de feutre, il ne tiendra pas une journée... Sans oublier que l'humanité n'a toujours rien inventé de plus fiable que les traîneaux à chiens pour voyager dans le désert polaire."

Bien qu'ils soient géographiquement très éloignés de Moscou, les Bolchéviques comptent bien procéder à la collectivisation des troupeaux de rennes et faire de leurs anciens propriétaires de simples pâtres, ou des exemples en les envoyant dans des camps ou en les faisant exécuter. Pour parvenir à leurs fins, des responsables sont choisis parmi la population locale. Ainsi, Atata poursuit férocement les campements et applique avec cruauté le petit pouvoir qu'on lui a octroyé.
Autre absurdité induite par la Guerre Froide, l'interdiction pour les pêcheurs de communiquer avec les populations vivant de l'autre côté du Détroit de Bering, considérées comme des nids d'espions à la solde des Américains.
Il devient vite évident que les procédés employés ne font que précipiter les Tchouktches dans une situation catastrophique en laissant mourir une grande partie des rennes, mais remettre en question les ordres n'est malheureusement pas une solution.

J'ai beau ne pas être une grande adepte des récits de voyage, ce séjour dans une toundra évoluant au fil des saisons et aux côtés de Rinto le chamane m'a complètement séduite.

Babel. 273 pages.
Traduit par Yves Gauthier.
1998 pour l'édition originale.

13 février 2019

Le Rêve de l'oncle - Fédor Dostoïevski

Le-reve-de-l-oncleDostoïevski ayant passé quelques années au bagne, il reprend sa carrière littéraire avec Le Rêve de l'oncle.

Nous sommes à Mordassov, petite ville de province où la société s'ennuie et est très loin du faste de Saint-Petersbourg. Lorsqu'un vieux prince commence à séjourner dans la cité, tout le monde se précipite pour être admis dans son entourage le plus proche. Maria Alexandrovna, l'une des dames les plus influentes de la ville, va même tenter de s'approprier les biens du vieil homme en le mariant à sa fille unique.

Moi qui avais de Dostoïevski l'image d'un auteur torturé, je découvre depuis que j'ai le courage d'ouvrir ses romans qu'il avait en réalité beaucoup d'humour.
Le Rêve de l'oncle est presque une comédie que l'on pourrait jouer sur scène tant les décors et les personnages s'y prêtent. Tout est là : les dames de Mordassov, qui écoutent aux portes, savourent toutes les rumeurs scandaleuses et qui sont prêtes à s'arracher un vieux prince à moitié sénile, une jeune fille que la rumeur dit déshonorée et non mariée à vingt-trois ans, le père de cette dernière, complètement soumis et terrifié par son épouse et le prétendant qui ne saisit pas qu'il n'est qu'un dernier recours. Quant au personnage de l'oncle, il est tour à tour ridicule et pathétique, et l'auteur en fait une description irrésistible.

" Tous les remèdes de l'art ont été employés pour grimer cette momie en jeune homme. La perruque, les favoris, les moustaches, la barbe à la royale, étonnants, d'une couleur noire exceptionnelle, recouvrent une moitié du visage. Le visage est fardé de blanc et de rouge avec un art extraordinaire, et l'on n'y voit presque pas une seule ride. Où ont-elles disparu ? - mystère. Il est habillé à la dernière mode, comme si on venait de l'extraire d'un journal de mode. Il porte une espèce de jaquette, ou quelque chose de ce genre, je vous jure, je ne sais pas comment ça s'appelle vraiment, sauf que c'est quelque chose du dernier cri et de très contemporain, créé pour les visites matinales. "

Il ne s'agit clairement pas d'un roman qui aurait à lui seul pu faire la réputation de Dostoïevski. Le sujet n'est pas très original ni traité en profondeur. Pourtant, Le Rêve de l'oncle est une œuvre très plaisante que l'auteur, qui s'adresse directement à son lecteur dans son texte, semble avoir écrit avec beaucoup de bonne humeur.

Babel. 238 pages.
Traduit par André Markowitz.
1855-1859 pour l'édition originale.

19 septembre 2018

Anton Tchekhov, la famille et la Russie

oncleQuiconque souhaite découvrir les grands auteurs russes ne peut ignorer les oeuvres d'Anton Tchekhov, fréquemment citées dans la littérature. Je le croyais seulement dramaturge, mais j'ai découvert que ce médecin de formation était tout autant auteur de nouvelles et même d'un roman, Drame de chasse, que j'espère découvrir très prochainement.

Je n'ai pour l'heure lu que deux de ses pièces, Oncle Vania et Les Trois soeurs et ai savouré l'écoute de La Steppe, une longue nouvelle publiée en 1888.
Dans Oncle Vania, l'un des textes les plus célèbres de Tchekhov, le professeur Sérébriakov et sa jeune épouse Eléna, sont contraints de se retirer dans leur propriété campagnarde suite à des difficultés financières. La demeure est occupée jusqu'à présent par la fille que Sérébriakov a eue de son premier mariage, Sonia, et de l'oncle de celle-ci, Ivan Petrovitch Voïnitzki, le fameux oncle Vania.
Le thème des Trois soeurs est assez similaire puisqu'il évoque le quotidien de Macha, Olga et Irina, coincées contre leur gré dans une ville de province dont elles espèrent parvenir à s'échapper pour retourner à Moscou.

N'étant pas une grande lectrice ou spectatrice de théâtre, je suis bien incapable de vous donner autre chose que mes impressions sur ces pièces, mais Tchekhov est un auteur qui m'a véritablement fascinée. Ces deux pièces ne sont pas remplies d'action, ni écrites avec un style époustouflant. Les dialogues entre les personnages sont souvent limités, un peu décousus et donnent l'impression qu'il nous manque des éléments pour comprendre la conversation. Etrangement, j'ai eu le sentiment de lire des pièces qui auraient pu être écrite par Ionesco tant le quotidien et les propos des personnages tendent vers l'absurde parfois.
Pourtant, ces pièces sont plus grinçantes que drôles. Les personnages de Tchekhov existent en attendant la mort, avec l'espoir que, dans de nombreuses années, les choses s'amélioreront pour les hommes.

trois" Autrefois, l'humanité était accaparée par les guerres, son existence était entièrement prise par des campagnes militaires, des invasions, des victoires ; à présent, tout cela a vécu et laisse derrière soi un vide énorme que, pour le moment, nous ne savons pas comment remplir ; l'humanité cherche passionnément, et elle trouvera, c'est certain. Ah, mais qu'elle fasse vite ! "

Les mariages sont malheureux, plein de désillusions. Eléna voyait en Sérébriakov un homme brillant et l'a épousé par amour avant de s'apercevoir qu'il n'était qu'un imposteur. Oncle Vania est du même avis :

" VONITSKI. Pour nous, tu étais un être supérieur, et tes articles, nous les connaissions par coeur... Mais maintenant mes yeux se sont ouverts ! Je vois tout ! Tu écris sur l'art mais tu ne comprends rien à l'art ! Tous tes travaux que j'aimais, ils ne valent pas un sou ! Tu nous jetais de la poudre aux yeux. "

Andreï, le frère des Trois soeurs, qui placent en lui tous leurs espoirs, fait un mariage tout aussi malheureux et la promesse de sa future carrière brillante ne tarde pas à s'évanouir. Quant à Macha, elle n'a rien à envier à Eléna Sérébriakov :

" Elle s'est mariée à dix-huit ans - elle le prenait pour le plus brillant des hommes. A présent, ce n'est plus ça. C'est le meilleur des hommes, mais ce n'est pas le plus intelligent. "

J'ai appris en lisant ces livres qu'Anton Tchekhov était médecin, et il est notable que ses textes contiennent un personnage exerçant cette profession. Ils ne sont pas forcément mis en valeur, mais un discours d'Astrov, le médecin d'Oncle Vania, est particulièrement visionnaire.

" ASTROV. Tes poêles, tu peux y mettre de la tourbe, et, tes hangars, tu peux les faire en pierre. Soit, je veux bien, qu'on abatte les arbres par nécessité, mais pourquoi les exterminer ? Les forêts russes craquent sous la hache, des milliards d'arbres sont tués, on change en désert les habitations des animaux et des oiseaux, les rivières baissent et tarissent, des paysages merveilleux disparaissent en retour, tout ça parce que l'homme, dans sa paresse, n'a pas le bon sens de se baisser pour prendre son combustible dans la terre. "

Plus loin, il parle du "climat détraqué". J'ignorais que ces questionnements existaient déjà au XIXe siècle.

la-steppe-anton-tchekhovSi la province et la campagne ne sont pas toujours valorisés dans Les Trois soeurs et Oncle Vania, on peut trouver dans La Steppe une véritable ode à la nature.
Ce texte raconte l'histoire de deux hommes et d'un gamin traversant la steppe. Le premier est prêtre, le second est marchand et l'oncle d'Igor, le jeune garçon qui doit rejoindre la ville pour suivre des études. Leur périple est ponctué de rencontres. Dans la steppe, on croise parfois des brigands, des violents orages ou encore des moujiks à l'allure de géants. Iégorouchka est fasciné par ce qu'il voit et les histoires qu'on lui conte.
De ce texte émane une beauté mystique. On sent l'amour du narrateur pour les paysages qu'il nous décrit. La steppe n'est pas un endroit dont on perçoit facilement la grandeur. Seul un personnage que nos voyageurs croisent semble la voir clairement et l'aimer en conséquence.

" Quand on regarde longtemps la profondeur du ciel, sans en détacher les yeux, les pensées et les sentiments se rejoignent inexplicablement dans une sensation de solitude infinie. On se sent soudain irrémédiablement seul. Tout ce qui nous était proche et familier nous devient terriblement étranger et indifférent. Si on reste seul en présence des étoiles millénaires, du ciel et des ténèbres, énigmatiques et indifférents à la courte destinée humaine, si on essaie de comprendre leur signification, on ne peut être qu’angoissé par leur mutisme et on songe inévitablement à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe. Notre existence même paraît alors désespérée et effrayante...
Iégorouchka songeait à sa grand-mère qui dormait maintenant sous les cerisiers du cimetière. Il la revit couchée dans le cercueil avec les sous de cuivre sur les yeux ; puis on avait cloué le couvercle et elle était descendue dans la tombe. Il se rappelait aussi le bruit des mottes de terre sur le cercueil. Il imaginait grand-mère abandonnée de tous et totalement impuissante dans sa tombe étroite et obscure. Et si elle se réveillait tout à coup et, ne sachant pas où elle est, commençait à frapper le couvercle et à appeler au secours et, épuisée par l'horreur, finissait par mourir une seconde fois ? Il imagina que sa mère était morte et le Père Christophe, et la comtesse Dranitski, et Salomon... "

J'ai lu que ce texte était un long poème, cette définition est parfaitement exacte.

Les Trois soeurs. Babel. 152 pages.
Oncle Vania. Babel. 136 pages.
La Steppe. Thélème. 3h52.


10 septembre 2018

Pères et Fils - Ivan Tourguéniev

pères et filsAlors que son père Nicolas Petrovitch Kirsanov l'attend impatiemment, Arcade, jeune homme issu de la bourgeoisie rurale, rentre chez lui accompagné de son ami Eugène Vassiliev Bazarov. Ce qui devait être des retrouvailles familiales chaleureuses se transforme alors, sous l'impulsion de Bazarov, en un affrontement passionné entre deux visions du monde. La visite ultérieure des deux jeunes gens aux parents de Bazarov ne sera pas plus agréable.

Pères et Fils est connu pour avoir popularisé le terme de "nihiliste", ce qui après ma lecture de Sophie Kovalevskaïa ne pouvait que m'intriguer. Chez Tourgueniev, cette appellation est cependant bien plus précise. En effet, les jeunes gens de ce roman, surtout Bazarov, ne sont pas de simples opposants au régime en place. Ils sont animés par un rejet presque total de tout ce qui fait l'humanité. Les sciences seules trouvent grâce à leurs yeux. Le reste, de l'autorité jusqu'aux sentiments humains les plus ordinaires (amour en tête), est décrié au nom d'un but plus grand.
Tourgueniev se moque clairement de ceux qu'il appelle des nihilistes dans ce livre. Ainsi, il fait ressembler Bazarov à un adolescent mal luné, sûr de sa toute puissance et de sa supériorité. Il le tourne en ridicule et montre tour à tour son égoïsme, son hypocrisie et ses failles. Ainsi, lorsque le jeune homme, qui rejette absolument toute forme de servitude se voit proposer des boissons, il fait mine de ne pas savoir que le domestique n'a pas d'autre choix que de faire son métier :

" Pas d'ordres, pas d'ordres, mon vénérable ami, répondit Bazarov ; à moins que vous ne vouliez bien nous apporter un petit verre de Vodka, par un effet de votre bonté. "

Arcade également est un peu malmené par Tourgueniev. Doté d'une sincère affection pour ses père et oncle, il apparaît très vite qu'il acquiesce souvent aux paroles de son gourou sans réellement saisir leur signification.
Les pères sont moins caricaturaux. Chez les Kirsanov, la réforme de 1861 a été anticipée et la bienveillance est de mise. La fin du servage apporte son lot de bouleversements et un appauvrissement des propriétaires terriens, mais Nicolas Petrovitch et son frère sont plus résignés qu'abattus. Il me semble que l'on a reproché à Tourgueniev d'avoir ridiculisé les nihilistes, mais ce roman montre bien que l'auteur n'était pas un opposant aux libéraux.

Outre sa dimension politique, ce livre est une peinture romanesque de la société russe de la fin du XIXe, dans laquelle les relations familiales sont superbement décrites. J'ai été particulièrement touchée par le lien unissant les Kirsanov qu'ils soient frères ou père et fils. Arcade, Nicolas Petrovitch et Paul Petrovitch forment un foyer uni, mais les "anciens" (qui, ayant bien entamé la quarantaine, sont indéniablement des vieillards...) se sentent rejetés par celui qui a été le point central de leur existence et dont le retour est la source d'un bonheur immense.

" - Oui, il est prétentieux, dit Nicolas Petrovitch. Mais cela paraît inévitable ; il n'y a qu'une chose que je n'arrive pas à saisir. Je crois que je fais tout pour ne pas être en retard sur mon temps : j'ai assuré l'avenir des paysans, j'ai créé une ferme, tant et si bien que je passe pour un rouge dans toute la province ; je lis, je m'instruis, enfin j'essaie de me maintenir au niveau des exigences du monde actuel, et ils disent que j'ai fait mon temps. Que veux-tu, frère, je commence à croire qu'ils disent vrai. "

Une belle lecture.

Ne manquez pas le superbe billet de Claudialucia sur ce livre.

Folio. 314 pages.
Traduit par Françoise Flamand.
1862 pour l'édition originale.

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