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lilly et ses livres
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22 juillet 2021

Honoré et moi - Titiou Lecoq

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Honoré de Balzac est aujourd'hui un monstre incontestable de la littérature. A sa mort, tout le monde veut se l'approprier, à gauche comme à droite. Les féministes comme les misogynes peuvent se délecter de ses textes. Son oeuvre est intemporelle et permet d'expliquer jusqu'à l'élection d'Emmanuel Macron, ce Rastignac (entre autres personnages balzaciens) du XXIe siècle.
Pourtant, malgré le succès réel qu'il a rencontré de son vivant, Balzac n'a pas échappé aux critiques et aux moqueries. Incarnant la popularisation du roman au XIXe siècle, il a mis le sujet de l'argent sur le devant de la scène, aussi bien dans ses livres que dans sa vie. Un crime impardonnable, puisque cela signifiait que l'artiste ne vit pas d'amour et d'eau fraîche et qu'il doit travailler pour produire ses oeuvres.

" Quand Zweig parle "d'amour de l'argent", il ne semble pas envisager que Honoré avait simplement besoin de gagner sa vie. En réalité, ce n'est pas lui-même qu'il abîme, c'est l'idée que Zweig se fait de l'art, des artistes et des grands hommes. Honoré désacralise l'écriture et c'est insupportable aux yeux de certains. "

Il y a quelques semaines, j'ai décrété, sûre de moi, que je n'aimais pas du tout les essais trop familiers, les variations de registre et que j'étais une inconditionnelle de l'académisme dans le style. Il faut croire que Titiou Lecoq est l'exception qui confirme la règle.
Honoré et moi multiplie les écarts de langage, et son autrice s'adresse à ses lecteurs comme à des amis proches. Cela ne m'a pas empêchée d'apprendre des tas de choses, tout en ayant l'impression d'avoir passé quelques soirées à rire comme une hyène avec une copine, en disant du mal de quelqu'un qu'au fond on aime bien.

Titiou Lecoq nous offre un Honoré en chair et en os, écrivain mais surtout homme plein de faiblesses, d'illusions, de mauvaise foi. On le suit dans ses projets fous et ruineux. On découvre aussi ses techniques de travail, ses horaires farfelus et ses sources d'inspiration. Entre deux entreprises catastrophiques, on le voit dessiner peu à peu sa Comédie Humaine.

"Si son temps de labeur est partagé entre jour et nuit, c'est parce que la nature même de son travail est divisée en deux. : écriture et réécriture. Elle révèle que, d'une certaine manière, Balzac a inventé le traitement de texte avant les ordinateurs. Il déteste travailler sur ses manuscrits écrits à la main. Il a besoin de voir le texte imprimé pour continuer.  "

Réfutant la thèse selon laquelle l'écrivain aurait été la victime d'une mère destructrice, Titiou Lecoq n'oublie pas sa casquette de féministe. Pour cela, elle utilise aussi bien les fait que les propres ouvres de Balzac qui dénoncent les viols conjugaux et dépeignent avec une perspicacité surprenante les contraintes de la maternité. Ce qui lui a au passage valu d'être méprisé, puisqu'on ne traite pas de sujets aussi insignifiants (surtout quand, au même moment, un Victor Hugo s'attaque à la peine de mort). Dommage que Beauvoir n'ait pas analysé Balzac dans Le Deuxième Sexe, cela aurait été fabuleux.

Une biographie passionnante, alliant rigueur et subjectivité, et qui nous montre un homme loin du grand cliché de l'artiste, qui a utilisé la littérature pour vivre sa vie.

Les avis de Maggie, Claudialucia, Keisha et Choup.

L'Iconoclaste. 294 pages.
2019.

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15 juillet 2021

Journal (1867) - Anna Dostoïevski

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Après la mort de sa première épouse, Fiodor Dostoïevski se remarie avec sa sténographe, âgée d'à peine vingt ans. Le couple, pour se soustraire aux problèmes financiers que rencontre l'auteur, se rend à l'étranger. Après un désastreux séjour à Baden, où l'auteur perd ses biens et ceux de sa femme aux jeux, ils s'établissent à Genève. En septembre, Anna débute un journal dans lequel elle va consigner ses réflexions, son quotidien, ainsi que ses souvenirs autour de sa rencontre avec son mari.

Cette lecture est à recommander aussi bien aux admirateurs de Dostoïevski qu'à ceux qui aiment les journaux intimes. Comme le souligne la préface, le fait qu'il ait été rédigé par une autrice qui ne le destinait qu'à son propre usage et souhaitait sa destruction rend son propos spontané et sincère.

La vie d'Anna Dostoïevski n'est pas simple, malgré toute l'affection qu'elle porte à son mari. On ressent vivement les humiliations répétées dues au manque d'argent, qui la contraignent à se rendre chaque jour à la poste, dans l'espoir de recevoir quelque argent. A de maintes reprises, elle doit mettre en gages ses maigres possessions pour pouvoir manger et se loger. Le simple fait d'envoyer des lettres fait l'objet de réflexions intenses en raison du coût que cela implique. Enceinte, la situation matérielle d'Anna ne lui permet pas d'appréhender aussi sereinement qu'elle le désire l'arrivée de cet enfant.

Ce texte pourrait faire l'objet d'une lecture à la lumière de ce que dénoncent les féministes d'aujourd'hui, tant la charge mentale de ce couple repose sur cette femme qui doit ruser et mentir pour garder quelques ressources de secours. Son époux n'est pas toujours facile à vivre. Il lui reproche ses dépenses, critique sa mise, l'incendie lorsque sa mère lui envoie des lettres non affranchies, et à deux reprises part se ruiner aux jeux, la laissant seule avec ses angoisses à Genève.

Anna Dostoïevski n'est pas qu'une jeune fille follement amoureuse de son époux et jalouse (même si cela lui arrive). Elle est aussi intelligente, cultivée (elle dévore Balzac, Dickens et George Sand) et fait preuve d'une grande vivacité d'esprit, comme lorsqu'elle analyse avec humour le passage de Garibaldi à Genève. Son admiration ne l'aveugle que jusqu'à un certain point. A plusieurs reprises, elle laisse éclater par écrit sa colère contre l'attitude inconséquente de son époux. Elle sait lorsqu'il lui ment et ne comprend pas le soin qu'il prend de sa belle-soeur dont il paie l'appartement alors qu'elle-même est contrainte à vivre dans la pauvreté.

Les références au travail d'écriture de Dostoïevski sont peu nombreuses, bien que l'on devine qu'il est alors en pleine rédaction de Crime et Châtiment, et que c'est à l'occasion de la rédaction du Joueur que les deux époux se rencontrent. Ce journal est avant tout un document remarquable pour pénétrer l'intimité de l'un des plus grands auteurs russes.

Syrtes. 234 pages.
Traduit par Jean-Claude Lanne.
2019.

11 juin 2021

Les Brontë - Jean-Pierre Ohl

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Jean-Pierre Ohl est l'un des rares auteurs français dont j'achète les livres les yeux fermés depuis mon coup de coeur pour Les Maîtres de Glenmarkie, découvert grâce à Lou il y a des années. Passionné de littérature anglaise, il a publié deux biographies chez Folio. La première, sur Dickens, m'avait enchantée l'année dernière. Cette année, j'ai profité du Mois Anglais pour lire sa biographie des Brontë.

Cette lecture, très agréable, souvent passionnante, m'a également permis de réfléchir à ce qu'est un bon biographe. Concernant la vie des Brontë, les trois soeurs et le frère, il existe peu de documents originaux. Seule Charlotte a entretenu des correspondances régulières qui n'ont pas été détruites, et c'est encore elle qui a survécu aux autres membres de sa fratrie et entrevu les prémices du mythe des Brontë. D'Emily et Anne, il ne subsiste presque rien.
Jean-Pierre Ohl s'est donc livré, comme Elizabeth Gaskell ou Daphne du Maurier avant lui, à la reconstitution d'un puzzle incomplet et entouré de mythes.

Comment trois soeurs isolées, filles de pasteur, ont pu écrire des livres aussi puissants et perturbants dans l'Angleterre victorienne ? Emily avait-elle débuté un second roman ? Si oui, qui l'a détruit ? Qu'en est-il de Branwell ?

Si l'inspiration des Brontë s'explique assez facilement par les nombreuses lectures et les expériences des différents membres de la fratrie, qui ont dès le plus jeune âge puisé dans un vivier commun pour écrire, d'autres explications ne demeurent que des hypothèses. Expliquant les points de vue des biographes qui l'ont précédé, Ohl émet le sien en s'appuyant sur les documents qui le confortent et en tentant de pénétrer la psychologie des Brontë. Je dois admettre que je n'ai pas toujours été convaincue par ses arguments, mais il n'y aurait aucun intérêt à lire plusieurs biographies si leurs auteurs s'abstenaient de toute interprétation.

Comme tous les biographes, Ohl s'interroge sur le potentiel prétendument gâché de Branwell. Il remet beaucoup en cause la légende noire du frère Brontë et se montre très indulgent et prudent avec lui. Mais est-ce si important ? Est-ce qu'il ne faudrait pas surtout se demander quelles oeuvres les soeurs Brontë auraient produites si elles n'avaient pas été si pauvres ? Si elles avaient été des hommes ? Si elles avaient vécu ?
L'obsession pour Branwell est un élément qui m'interroge de plus en plus. Il a certes beaucoup inspiré ses soeurs et a publié quelques poèmes. Mais, s'il avait été une femme, n'aurait-il pas été qualifié de simple muse ? 

Parmi les éléments qui m'ont enchantée au cours de cette lecture, il y a cette impression de découvrir les vrais individus derrière la légende. C'est la première fois que j'entrevois les relations complexes des membres de la fratrie (autres que celles qui concernent les frasques de Branwell). Chaque soeur apparaît bien distinctement : Charlotte, timide, orgueilleuse, insatisfaite et conservatrice (elle ira jusqu'à qualifier La Recluse de Wildfell Hall "d'erreur absolue" ). Emily, sauvage sauf lorsqu'elle le veut bien. Anne, bienveillante et discrète à l'extrême.

Et puis, le travail. Même si l'on pourrait facilement penser que le génie littéraire coulait dans les veines de cette famille, ce n'est pas le cas. Dès l'enfance, les Brontë écrivent et ont une passion pour cela. Il leur faudra pourtant accomplir un énorme travail pour produire les textes qui continuent de fasciner près de deux cents ans plus tard. Comme toujours, nous avons surtout des informations sur Charlotte. Il semblerait que sa rencontre avec Constantin Heger à Bruxelles lui ait permis de renoncer à une vision romantique de l'artiste et de saisir l'importance du travail littéraire. Ses livres seront plus tard conçus avec moults pauses et remaniements.

Ayant déjà lu, à plusieurs reprises pour certains, une bonne partie des livres des Brontë, je n'ai pas ressenti un besoin irrépressible de me jeter sur leurs oeuvres. En revanche, j'ai savouré certaines analyses de Jean-Pierre Ohl. Ainsi, je trouve très juste son sentiment que Jane Eyre annonce les romans introspectifs tout en étant l'héritière du romantisme. De même, moi qui place Wuthering Heights tout en haut de l'oeuvre des Brontë, j'apprécie de le voir décrit comme une oeuvre allant au-delà de la simple histoire d'une passion destructrice pour laquelle  le roman passe parfois. 
Loin d'être aussi enthousiaste concernant Charlotte Brontë que lorsqu'il évoque Dickens, Ohl pointe aussi les faiblesses de la romancière dans ses oeuvres moins connues, en particulier son incapacité à traiter de thèmes politiques ou sociaux.

Dernier point fort de ce livre, vous y trouverez une peinture discrète mais intéressante du milieu littéraire de l'époque. Thackeray vous agacera probablement, vous (re)découvrirez Harriet Martineau, vous croiserez Elizabeth Gaskell. George Henry Lewes, futur compagnon de George Eliot, est un critique impitoyable de Charlotte. Face à eux, la jeune femme est souvent une cible de choix.

Encore une belle lecture avec ce Mois Anglais !

Folio. 307 pages.
2019.

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24 novembre 2020

L'autre George : A la rencontre de George Eliot - Mona Ozouf

ozoufAlors qu'elle est encore une enfant, Mona Ozouf découvre Daniel Deronda dans la bibliothèque de son défunt père. Elle abandonne bien vite sa lecture, mais la graine est semée. Quelques années plus tard, Renée Guilloux, son enseignante de français, remet sur sa route George Eliot.

" J’ai gardé le souvenir très net du jour où, après une longue explication d’Iphigénie, elle nous avait dit — sentant, je crois, notre peine à comprendre qu’un père puisse sacrifier sa fille pour du vent — que la littérature anglaise n’avait pas sa pareille pour faire comprendre à des adolescentes les espoirs, chagrins, doutes, tourments propres à leur âge, et pour leur apprendre à mieux les vivre. Et l’exemple qu’elle nous avait donné était celui d’une certaine Maggie Tulliver qui habitait un moulin sur une rivière nommée « la Floss ». "

C'est ainsi que l'autrice anglaise a pris place aux côtés d'Henry James parmi les auteurs que Mona Ozouf chérit le plus et dont elle parle avec une passion communicative.
Cet ouvrage n'est pas à recommander à des lecteurs qui n'auraient jamais lu George Eliot. Mona Ozouf dévoile les intrigues de ses romans sans la moindre retenue. J'ai pour cette raison volontairement mis de côté le chapitre sur Felix Holt, que je compte lire dans les mois à venir et dont l'intrigue m'est pour l'instant inconnue. Pour les initiés, ce livre mêlant critique littéraire et biographie est à savourer sans retenue. Je l'ai lu presque d'une traite tant sa lecture est fluide et addictive.

George Eliot est aujourd'hui presque inconnue en France, malgré une publication très récente dans la Pléïade. Ce personnage a pourtant connu une renommée telle que certaines portes qui lui avaient été fermées du fait de sa vie privée scandaleuse dans l'Angleterre victorienne se sont de nouveau ouvertes après la publication de ses romans.
Cela n'a pas été de tout repos cependant. George Eliot était une femme, compagne d'un homme marié, et "délicieusement laide" selon les mots d'Henry James. A une époque où l'on pensait pouvoir lire l'intelligence sur les visages, ce physique désavantageux était d'autant plus un fardeau.

George Eliot - 1864

Certains critiques expliquent par cette laideur de l'auteur le caractère de ses personnages féminins, souvent superficiel lorsqu'il s'agit de femmes blondes et superbes, beaucoup plus profond quand il est rattaché à une femme brune et moins favorisée par la nature. Sans nier cette caractéristique, Ozouf se permet toutefois de la nuancer, avançant ainsi ce qui caractérise selon elle avant tout l'auteur et son oeuvre, la complexité.

"  Si tous les oxymores de James ne me convainquent pas, je serais pourtant tentée d’ajouter au portrait qu’il fait les miens propres : une athée religieuse ; une conservatrice de progrès ; une rationaliste éprise de mystère. "

En effet, George Eliot refusera d'asservir sa littérature à la moindre philosophie au nom justement des nuances de la singularité des situations et des contraditions inhérentes à la nature humaine. Les positivistes, desquels elle se sentait proche, lui ont reproché de ne pas appliquer les principes comtistes dans ses livres.

" Ce que l’art impose c’est de se confronter à la vie dans sa plus haute complexité. Dès que le romancier abandonne cette peinture forcément bigarrée pour le diagramme net des utopies, il n’appartient plus à l’art. À la science sans doute. Mais aucune science n’est capable de prescrire aux hommes leurs choix moraux. Comment alors pourrait-elle agir sur leurs émotions, agrandir leurs sympathies ?
Elle avait consacré un essai à la moralité de Wilhelm Meister et fait remarquer qu’exhiber une intention morale ne rendait pas forcément un livre moral. Faites l’expérience, disait-elle, de conter une histoire à un enfant. Tant que vous vous en tenez aux faits, vous captez aisément son attention. Mais dès que vous laissez percer votre intention d’en tirer un profit moral, vous voyez ses yeux errer, son intérêt vaciller. "

On l'a accusée d'être moraliste, antiféministe, d'écrire des oeuvres surranées. Des reproches pourtant faciles à rejeter au moins en grande partie à la lumière de l'oeuvre de l'auteur. Bien que ses premiers écrits soient marqués par la religion, l'auteur ne s'y noie jamais complètement et ne cessera jamais de mettre en lumière les différents versants d'une situation. De même, ses héroïnes, bien qu'elles ne s'affranchissent jamais complètement de leur condition, sont loin d'être aussi passives qu'on a pu le dire.

" Être libre, pour toutes, c’est savoir pourquoi elles font ce qu’elles font. "

Encore une fois, tout est affaire de complexité.

Eliot aurait sans doute pu s'éviter certaines accusations, si elle avait, comme Henry James, ce "zélote de l'indétermination", aimé les fins floues, renoncé à créer des personnages en nombre et décrit avec moults détails jusqu'au plus banal des actes du quotidien. Pourtant, comment mieux montrer les liens avec lequels chaque homme est attaché à ses semblables, qu'ils soient ses ancêtres ou ses contemporains ? Si l'homme est si imprévisible et en même temps si souvent voué au malheur, c'est parce qu'il appartient au temps. Au passé, au présent ou à l'avenir, souvent aux conflits entre les trois.

Parham Mill, Gillingham - John Constable, 1926

" Chez elle encore, des développements inattendus n’en finissent pas de bourgeonner sur le tronc de l’histoire, des comparses réclament démocratiquement leur droit à l’existence, et des voix vulgaires se permettent de donner leur sentiment sur ce qui se passe dans les sphères supérieures de la vie. (Rien de tel n’existe jamais dans les romans de James, où nul ne semble jamais avoir besoin de se nourrir ou de se soigner et où les domestiques glissent comme des ombres.) Chez elle enfin, la profusion du monde extérieur, l’inépuisable variété des lieux et des êtres, l’inclinent, comme dans Middlemarch, au panorama, et qui se soucie de donner de l’unité à un panorama ? Voilà pourquoi la romancière, incapable de rien sacrifier, de rien laisser à l’implicite, se perd dans les longueurs. "

En conclusion de son livre, Mona Ozouf tente un parallèle avec "l'autre George", la française. Il semble évident qu'Eliot connaissait George Sand et l'avait lue. George Henry Lewes, son compagnon, l'avait traduite et adaptée au public anglais (celui qui s'était ému de la sensualité de quelques baisers sur un bras dans Le Moulin sur la Floss). Entre les deux autrices, ont peut dégager certaines similitudes : leur vie non conventionnelle, leur "mauvais" féminisme, leur intérêt pour le monde rural. Toutes deux ont fait face à des accusations diverses et ont dû fermement s'imposer face aux hommes qui leur expliquaient comment écrire leurs romans. Moi qui n'ait qu'une lecture très ancienne de La Petite Fadette à mon actif, j'espère prochainement découvrir davantage George Sand.

Une délicieuse lecture qui m'a permis de prolonger ma découverte de George Eliot, dont la rencontre est l'une des plus belles de l'année.

Encore une fois, un billet de Dominique. N'hésitez pas non plus à écouter ce cycle de La Compagnie des oeuvres consacré à George Eliot.

Gallimard. 242 pages.
2018 pour l'édition originale.

8 juin 2020

Charles Dickens - Jean-Pierre Ohl

dickens" Pour trouver un équivalent français à sa gloire, il faudrait additionner celles de Balzac, pour l’ampleur et la richesse du tableau social d’une époque, Hugo ou Zola, pour la stature morale et l’envergure de l’homme public, Dumas, enfin, pour l’engouement populaire. Et encore échouerait-on à saisir le lien si particulier qui unissait l’auteur à sa nation, le tacite plébiscite en vertu duquel il devint, malgré les critiques féroces que lui inspiraient bien des coutumes et des institutions de son pays, le chantre de tout un peuple. "

J'ai beau aimer les auteurs anglais plus que tous les autres, Charles Dickens ne m'a pour l'instant jamais conquise au point de le citer parmi mes incontournables. Autant dire qu'il fallait bien que j'admire des admirateurs de l'écrivain pour que je me lance de nouveau dans l'un de ses romans.
J'ai lu la biographie de Marie-Aude Murail juste après la naissance de mon fils. Ce livre est très beau, mais avec un nouveau-né je n'envisageais pas de lire des pavés de plus de mille pages. En revanche, cette biographie de Jean-Pierre Ohl, dont j'ai adoré Les Maîtres de Glenmarkie et apprécié les autres livres est tombée au bon moment. Ohl n'a pas écrit cette biographie par hasard. Ses livres sont truffés d'allusions à Charles Dickens, quand ils ne sont pas des réécritures de ses livres (Monsieur Dick ou le dixième livre est une drooderie).

Les amateurs de biographies exhaustives et pointues préfèreront sans doute se plonger dans la biographie de Peter Ackroyd dont la renommée n'est plus à faire, mais pour les autres ce travail de Jean-Pierre Ohl sera une délicieuse incursion dans la vie de Charles Dickens.

On y découvre d'abord l'enfance plutôt traumatisante du petit Charles. Né dans une famille qui aurait pu vivre confortablement, il est victime de l'insouciance de ses parents. Vivant au-dessus de leurs moyens ou montant des projets irréalistes, John et Elizabeth Dickens vont compromettre l'éducation de leur fils qui devra de plus travailler dans des conditions difficiles alors que son père est enfermé à la prison pour dettes. De cette expérience heureusement brève, il gardera une rancune tenace contre ses parents (surtout sa mère), une connaissance parfaite de Londres et de ses rues ainsi qu'une vision précise des bas-fonds de la capitale anglaise.

Prison de la Marshalsea

Dès son entrée dans la vie adulte, il devient un journaliste remarquable, capable de retranscrire les événements parlementaires qu'il couvre comme nul autre. Mais, très vite, il se lance dans l'écriture de feuilletons. Son succès est foudroyant, aussi bien grâce à son génie qu'en raison de son culot. Ainsi, lorsqu'on lui propose de collaborer à une oeuvre illustrée par Robert Seymour, alors bien plus connu que lui, il obtient que ce soit sa vision et non celle du dessinateur qui prime. L'oeuvre en question deviendra Les Papiers posthumes du Pickwick Club. Il y aura ensuite de nombreux romans que l'auteur se chargera de faire publier de la façon la plus rentable pour lui, quitte à se brouiller avec ses éditeurs.
Bourreau de travail, Dickens tient à publier un récit de Noël chaque année. Il lance son propre journal, publie Elizabeth Gaskell, se lie avec Wilkie Collins (en revanche, George Eliot refuse ses propositions). C'est un auteur très engagé dans la lutte contre la pauvreté. Les workhouses le dégoûtent. Sa popularité est telle que ses oeuvres inspirent les politiques. Il ne se gênera donc pas pour se servir de sa plume en faveur des plus faibles.
Avec le soutien de ses éditeurs, il entreprend un grand voyage aux Etats-Unis dont il reviendra très mitigé. L'esclavage le révolte, l'amour de l'argent des Yankees aussi. De plus, en l'absence d'une loi internationale sur les droits d'auteur, les éditeurs américains publient les textes de Dickens sans le rétribuer, ce qui constitue pour lui une perte financière considérable.

Catherine Hogarth par Maclise, ami de DickensMalgré son succès, les deuils se succèdent tout au long de sa vie et expliquent selon son biographe la tristesse qui se dégage des oeuvres de Dickens, même dans les situations comiques. Après avoir connu un premier échec amoureux, l'écrivain épouse Catherine Hogarth, dont il aura dix enfants. Cependant, il est très attaché à la soeur de son épouse, Mary, qui vient vivre avec eux et dont la mort brutale semble avoir été le plus grand drame de sa vie.

"Charles ôte alors de la main de Mary une bague qu’il glisse à son propre doigt où elle restera jusqu’à sa mort."

Georgiana, la cadette des soeurs Hogarth prendra la place de Mary et se montrera très proche de son beau-frère également, allant jusqu'à le soutenir lors de la rupture des époux Dickens, lorsque Charles rencontre le dernier amour de sa vie, Ellen Ternan, une jeune actrice.

S'il admire son oeuvre et fait avec brio des liens entre la vie de son sujet et son oeuvre, Jean-Pierre Ohl ne fait pas de Charles Dickens un saint. C'est un génie qui a inspiré jusqu'à Kafka, un homme soucieux de l'éducation des masses, qui abhorre la violence, mais dans l'intimité il est un père plutôt absent et un mari difficile. Avec ses amis, ses éditeurs et ses ennemis, il sait se montrer impitoyable et revanchard. La seule chose qu'il ne peut supporter est la vision d'une veuve ou d'un orphelin.

" Lorsque Macrone meurt subitement, il consacre de longues semaines de son temps précieux à composer un volume dont les ventes seront intégralement versées à la veuve de son ancien « ennemi ». "

La fin de sa vie, bien qu'il soit au sommet de sa gloire, que ses lectures publiques soient plébiscitées et qu'il double son patrimoine, est marquée par l'angoisse. Dès quarante ans il ressemble à un vieil homme. Le scandale provoqué par sa liaison avec Ellen Ternan le plonge dans la paranoïa. Cinq ans exactement avant sa mort, il est victime d'un accident de train terrible qui le marque profondément. Le Dickens dont les tenues bariolées attiraient les moqueries a bien changé.

La biographie ne prend pas fin avec la mort de Dickens, qui a trouvé le moyen de garder son oeuvre vivante pour l'éternité. En effet, il laisse derrière lui un roman inachevé, Le Mystère d'Edwin Drood, qui a rendu fou nombre de ses admirateurs, dont Jean-Pierre Ohl qui consacre un dernier chapitre à ce sujet.

Une lecture très agréable qui m'a donné envie de lire la biographie des soeurs Brontë par Jean-Pierre Ohl et de redonner sa chance à Dickens. Depuis ma lecture de cette biographie, j'ai débuté Bleak House. Affaire à suivre donc (1350 pages tout de même ! ).

L'avis de Karine.

Folio. 320 pages.
2011.

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1 juin 2018

Le Monde infernal de Branwell Brontë - Daphné du Maurier

branwellDe nombreuses légendes existent au sujet des membres de la famille Brontë. Comment ces trois soeurs, filles de pasteur et vivant isolées du monde ont-elles pu écrire certains des romans anglais les plus célèbres ? Leur unique frère, Branwell, était-il aussi doué, violent et fou qu'on l'a dit ?

Le monde infernal du titre, bien qu'il semble jouer sur la légende noire de Branwell Brontë, fait en réalité référence aux histoires écrites par les enfants de la fratrie. En effet, dès leur plus jeune âge, Charlotte et Branwell, alors inséparables, écrivent leurs chroniques angrianes. Emily et Anne participeront également à cette entreprise. Selon Daphné du Maurier, ces écrits de jeunesse sont la source de l'esprit créatif des Brontë. J'ai eu l'occasion de lire quelques extraits de ce monde inventé par Branwell et ses soeurs il y a quelques années. Si elles ne sont pas, loin s'en faut, au niveau des romans qui ont rendu la famille célèbre, ces juvenilia ont visiblement eu une influence énorme sur leurs auteurs, Branwell Brontë en tête.
Petit, roux et myope, le seul fils Brontë, très complexé, a selon Daphné du Maurier utilisé son monde infernal pour se créer un alter ego qui est son parfait contraire : grand et fort, aussi séduisant que séducteur.

Bien qu'il n'ait jamais bénéficié d'une instruction en dehors de chez lui (Du Maurier soupçonne que l'attitude protectrice de son père s'explique par le fait que Branwell était probablement épileptique), la famille Brontë est persuadée que le jeune homme est promis à un avenir brillant. Cependant, ses écrits ne trouveront jamais le moindre éditeur, et les extraits de ses poèmes fournis par Daphné du Maurier deviennent de plus en plus éprouvants à lire, aussi répétitifs et indigestes que morbides. 
On connaît aussi quelques portraits réalisés par Branwell Brontë, mais après un refus d'admission à la Royal Academy et une très courte et peu florissante carrière de portraitiste, il semble abandonner ses ambitions.
Ses tentatives d'exercer en tant qu'employé des chemins de fer ou de précepteur seront également des échecs.

Autorportrait de Branwell Brontë

En parallèle, Charlotte et Emily se rendent à Bruxelles. Anne est préceptrice pour les Robinson. Si Daphné du Maurier n'est pas certaine que l'on puisse établir des liens systématiques entre leurs oeuvres et les rencontres qu'elles font ou l'état de leur frère, elle pense que cette ouverture sur le monde et la confrontation de leurs textes avec des professeurs a permis aux soeurs Brontë de dépasser le stade des écrits de leur enfance, chance dont Branwell ne bénéficiera pas. Plus leur frère sombre et plus elles agissent discrètement pour se faire publier. Après un premier recueil de poèmes qui ne trouvera que deux acheteurs et de nombreux refus d'éditeurs, Jane Eyre est publié en un temps record et rencontre un véritable succès.

"Combien l'enfant Branwell se serait réjoui des succès de sa soeur... Mais l'homme, non. A l'homme, il fallait tout dissimuler. Il ne pouvait les partager."

De son côté, plus l'on avance dans le temps, et plus Branwell se réfugie dans son monde imaginaire et semble accumuler les mensonges. Ainsi, s'est-il réellement pris de passion pour Mrs Robinson ou a-t-il inventé cet amour pour se valoriser auprès de sa famille, de ses amis et (surtout) de lui-même ? A-t-il écrit le début des Hauts de Hurlevent ? Il semblerait qu'Alexander Percy, son héros de fiction, ne suffisait plus dans les dernières années de sa vie, alors que plus personne excepté lui n'espérait le voir devenir quelqu'un.
Au presbytère où tous les enfants Brontë sont rentrés, rien ne va plus. Alors que sa biographe insistait sur l'affection et la complicité qui unissait dans sa jeunesse Branwell et sa famille, les lettres de Charlotte à une amie montre l'exaspération qu'il provoque avec ses crises et ses excès d'alcool. On le traite toujours avec affection, mais comme un enfant qui se comporterait mal. Il dort dans la chambre de son père, et personne ne songe qu'il puisse souffrir d'une maladie réelle avant qu'il ne soit trop tard.
On connaît la suite, les quatres membres de la fratrie passés à la postérité meurent très jeunes, même si Charlotte aura le temps de publier quatre romans.

Une biographie adoptant un angle de vue original, très agréable à lire et bien documentée (même si les sources existantes sont peu nombreuses). J'ai envie de me replonger dans les oeuvres des soeurs Brontë.

Un autre avis ici.

Je remercie les Editions de la Table Ronde pour ce livre.

Petit Quai Voltaire. 344 pages.
Traduit par Jane Fillion.
1960 pour l'édition originale.

 

moisanglais

 

2 mai 2018

"Je me promets d'éclatantes revanches" : Découvrir Charlotte Delbo

gobyAprès la Shoah, certains se sont demandés si la poésie pourrait survivre. D'autres ont pensé que les mots ne pourraient jamais retranscrire l'horreur des camps. En lisant Charlotte Delbo, on ne peut que constater qu'elle a donné tort à ces affirmations.

J'ai découvert Charlotte Delbo un peu par hasard, en parcourant le livre que Valentine Goby a écrit sur cette femme, puis en me jetant sur les récits que cette dernière a fait de son expérience concentrationnaire, d'abord à Auschwitz-Birkenau puis à Ravensbrück.

Charlotte Delbo, c'est une femme proche des milieux communistes, assistante de Louis Jouvet qui, pendant l'Occupation, entre dans la Résistance. Arrêtée avec son mari et d'autres résistants, elle est ensuite incarcérée. Les hommes sont fusillés au Mont Valérien, les femmes envoyées à Auschwitz où elles arrivent fin janvier 1943. Transférée un an plus tard à Ravensbrück puis libérée le 23 avril 1945, Charlotte Delbo finit par rentrer en France où elle publiera vingt-cinq ans plus tard une série de trois livres, Auschwitz et après, une collection de textes, de témoignages et de poésies sur l'horreur qu'elle a vécu.

Dans son livre Je me promets d'éclatantes revanches, phrase tirée d'une lettre de Charlotte Delbo à son employeur, Valentine Goby évoque sa rencontre avec cette femme hors du commun. Si la partie concernant l'expérience de lectrice de Valentine Goby ne m'a pas complètement convaincue, sa présentation de Charlotte Delbo, la femme et l'écrivaine, est passionnante.

Ce qui surprend d'abord, c'est qu'une telle personne soit presque inconnue aujourd'hui. A cela, Valentine Goby apporte plusieurs explications. La première concerne la personnalité de Charlotte Delbo, volontaire, enjouée, qui ne cadre pas avec ce que les journalistes et les gens en général veulent entendre :

delbo1"... comment imaginer point de vue plus iconoclaste, plus en décalage avec tant de témoignages rapportés des camps d'extermination : l'idée que d'Auchwitz, on peut revenir ; se délivrer, par la grâce de l'écriture."

Et en effet, malgré ses blessures, ses moments de doute ("la déportation est une perte sèche", analyse Valentine Goby), il semble bien que l'ancienne déportée refuse de se laisser dicter sa conduite. Elle boit et mange joyeusement, prend la parole pour dénoncer les scandales de son temps (la Guerre d'Algérie, le régime soviétique), et fait la nique à ses anciens tortionnaires en allant jusqu'à s'acheter une gare, qu'elle rénove et qui devient sa maison. Une gare, le motif avec lequel elle ouvre le premier volet de sa trilogie, Aucun de nous ne reviendra.

"Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent
une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus.
C’est la plus grande gare du monde."


Ca donne le ton.

Plutôt isolée (elle n'appartient pas à des réseaux influents, et s'éloigne rapidement du communisme quand elle voit sa mise en oeuvre par l'URSS), elle peine à se faire publier. Lorsqu'enfin, les éditions de Minuit publient ses oeuvres, Valentine Goby souligne que des incompréhensions entre Charlotte Delbo et son éditeur ne lui permettent pas d'obtenir une grande visibilité en librairie. Lorsqu'elle décède en 1985, peu en France la connaissent.

Pourtant, son oeuvre le mérite. Par son sujet évidemment. Ainsi qu'elle en témoigne dans ses livres, elle et ses camarades s'étaient promis de raconter si elles revenaient.

Mais surtout, Auschwitz et après devrait être lu parce qu'il s'agit d'une oeuvre magistrale. En peu de mots, avec des comparaisons simples, en se concentrant sur ses sensations physiques, Charlotte Delbo nous fait ressentir l'enfer vécu par les déportés. Elle n'invente pas, n'extrapole pas, ce qui donne à son texte une puissance immense. Parmi les passages qui m'ont le plus retournée, sa description de la soif :

delbo2" La soif, c’est le récit des explorateurs, vous savez, dans les livres de notre enfance. C’est dans le désert. Ceux qui voient des mirages et marchent vers l’insaisissable oasis. Ils ont soif trois jours. Le chapitre pathétique du livre. À la fin du chapitre, la caravane du ravitaillement arrive, elle s’était égarée sur les pistes brouillées par la tempête. Les explorateurs crèvent les outres, ils boivent. Ils boivent et ils n’ont plus soif. C’est la soif du soleil, du vent chaud. Le désert. Un palmier en filigrane sur le sable roux.

Mais la soif du marais est plus brûlante que celle du désert. La soif du marais dure des semaines. Les outres ne viennent jamais. La raison chancelle. La raison est terrassée par la soif. La raison résiste à tout, elle cède à la soif. Dans le marais, pas de mirage, pas l’espoir d’oasis. De la boue, de la boue. De la boue et pas d’eau.

Il y a la soif du matin et la soif du soir.
  Il y a la soif du jour et la soif de la nuit.
  Le matin au réveil, les lèvres parlent et aucun son ne sort des lèvres. L’angoisse s’empare de tout votre être, une angoisse aussi fulgurante que celle du rêve. Est-ce cela, d’être mort ? Les lèvres essaient de parler, la bouche est paralysée. La bouche ne forme pas de paroles quand elle est sèche, qu’elle n’a plus de salive. Et le regard part à la dérive, c’est le regard de la folie. Les autres disent : « Elle est folle, elle est devenue folle pendant la nuit », et elles font appel aux mots qui doivent réveiller la raison. Il faudrait leur expliquer. Les lèvres s’y refusent. Les muscles de la bouche veulent tenter les mouvements de l’articulation et n’articulent pas. Et c’est le désespoir de l’impuissance à leur dire l’angoisse qui m’a étreinte, l’impression d’être morte et de le savoir. "

Les dents collées aux joues tellement elles sont sèches, les ruses pour avoir de l'eau qui risquent de lui coûter la vie, les comportements animaliers lorsque de l'eau, n'importe laquelle, se trouve à portée... Plus que du reste, dans les camps de la mort, Charlotte Delbo a souffert de la soif.

Il y a aussi, évidemment, les atrocités commises par les SS, gratuites souvent, les courses de la mort, l'appel interminable du matin, les chiens, les maladies. La plupart, même les plus fortes, les mieux loties, meurent rapidement. Constamment, les prisonnières voient et sentent l'odeur des fours crématoires, qui brûlent sans relâche les corps humains. Des corps humains si maigres, si horriblement ridicules, comme elle le note en décrivant des cadavres, que les déportées ne savent même plus laquelle elles sont lorsqu'elles se retrouvent face à une vitrine. 

Comment ont-elles survécu, elles qui n'étaient même pas les plus fortes (du moins le pensent-elles) ? Charlotte Delbo nous raconte la solidarité au sein des groupes (sans dissimuler les mesquineries cruelles entre bandes ou les moments égoïstes), seule garantie de ne pas forcément mourir si on a un moment de faiblesse. Elle nous parle aussi de ces moments de grâce, comme la vue d'une tulipe à la fenêtre d'une maison ou lorsque l'atroce chef de camp s'agenouille devant une prisonnière pour l'aider à lacer ses chaussures. L'auteur ne s'explique pas elle-même comment son esprit a pu continuer à fonctionner, mais les membres de son groupe parviennent à monter de mémoire une pièce de Molière qu'elles jouent devant des Polonaises.

Déportée à Ravensbrück, Charlotte Delbo et ses compagnes sont libérées par la Croix-Rouge un jour d'avril 1945, le 23, date anniversaire de sa rencontre avec son mari fusillé.

delbo3Le dernier tome d'Auschwitz et après, Mesure de nos jours, évoque le retour. Ce moment tant attendu est, pour la plupart, une épreuve de plus. Beaucoup découvrent que leurs proches ont disparu. Pour celles qui, comme Charlotte Delbo, ont été préservées de la douleur de la perte de leur mari pendant leur détention, la liberté leur rend aussi le temps et la force de s'effondrer. 
Face aux gens, qui leur paraissent faux (elles ont acquis durant leur détention une perspicacité redoutable pour sonder l'âme humaine), qui ne veulent pas entendre leur récit, qui sont convaincus d'avoir aussi connu l'horreur, Charlotte Delbo et ses compagnes culpabilisent.

" Les mots n’ont pas le même sens. Tu les entends dire : « J’ai failli tomber. J’ai eu peur. » Savent-ils ce que c’est, la peur ? Ou bien : « J’ai faim. Je dois avoir une tablette de chocolat dans mon sac. » Ils disent : j’ai peur, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai sommeil, j’ai mal, comme si ces mots-là n’avaient pas le moindre poids. "

Elles avaient promis de vivre pour les autres, et le monde qu'elles retrouvent est toujours aussi terrible.

Pourtant, Charlotte Delbo ne s'avoue pas vaincue. Peu à peu, elle retrouve ses sens. Puis le goût de la lecture.

" Comment cela s’est-il passé ? Je ne sais pas. Un jour, j’ai pris un livre et je l’ai lu. Je voudrais pouvoir dire comment cela s’est fait. Je ne m’en souviens plus du tout. Je ne me souviens pas non plus du titre. Cela ferait bien si je nommais quelque chef-d’œuvre. Non. C’était un livre parmi tous les autres, celui qui m’a rendu tous les autres. "

Je suis lâche et n'ai donc lu que peu de témoignages de rescapés des camps nazis. Pourtant, cette oeuvre qu'est Auschwitz et après, je l'ai dévorée en quelques jours seulement. Parce que Charlotte Delbo est un immense écrivain. Ses mots, que ce soit dans ses textes en prose ou dans ses poèmes sont d'une justesse et d'une beauté incroyable. C'est dérangeant quelque part, de savourer des mots qui content l'horreur, mais c'est ce qui rend cet auteur si accessible.

Un billet beaucoup trop long, j'en ai conscience, mais un coup de foudre littéraire.

" Apprendere, en latin, c'est saisir. Être en mouvement. Donc, adhérer à l'existence. Un verbe magnifique. Peut-être le plus beau que je connaisse. Danser, marcher, rire, moins que ça c'est n'être plus que biologiquement, et non consciemment, vivant. Charlotte Delbo aurait pu ajouter pleurer, crier, aimer et même écrire - se mouvoir en paroles, toutes façons de projeter le corps dans le monde, de manifester sa porosité, de laisser son empreinte. Refuser l'inertie si semblable à la mort, qui injurie les morts. C'est tant de modestie, et tant d'exigence. " (Valentine Goby)

Je me promets d'éclatantes revanches. Valentine Goby. L'Iconoclaste. 2017.

Auschwitz et après. Charlotte Delbo. Editions de Minuit :
             1. Aucun de nous ne reviendra. 1970. 181 pages.

             2. Une connaissance inutile. 1970. 186 pages.
             3. Mesure de nos jours. 1971. 208 pages.

15 novembre 2015

Petit éloge de la lecture - Pef

41BuDRiIggLPef est un nom que je croise depuis de nombreuses années en tant qu'auteur-illustrateur de livres pour la jeunesse. Dans ce Petit éloge de la lecture, il livre des anecdotes, brode quelques histoires, tout ça autour du thème de la lecture.

La première chose qui frappe en ouvrant ce livre, c'est le style, très soutenu. Pef évoque à un moment son amour de la poésie. En tant qu'auteur jeunesse, il me semble aussi évident qu'il maîtrise très bien la langue française et aime en jouer. Sinon, comment parvenir à choisir efficacement des mots, des phrases, à la portée des plus jeunes ? Dans cet ouvrage où il s'adresse surtout à des adultes,  Pef nous offre des passages magnifiques, mais aussi d'autres où les envolées lyriques tombent un peu à plat voire sont difficiles à comprendre sans une concentration maximale.
Le conteur d'histoires ressort souvent. On croise à plusieurs reprises L'homme au casque d'or, une peinture dont la parternité a fait couler beaucoup d'encre. Je ne connaissais pas cette oeuvre avec laquelle Pef semble avoir une relation si particulière. Dans le livre, sa localisation même pose question d'une très jolie façon. Qui n'a jamais considéré qu'un livre, une peinture, une chanson, qui résonne de façon un peu particulière en lui, lui appartient davantage qu'aux autres ?
Nous ne lisons pas seulement des livres et des tableaux, mais aussi le sol sous nos pieds nus, nos souvenirs. Nous nous faisons les lecteurs indiscrets de lettres intimes que nous réinterprétons à notre sauce. Pef a beau parler à des adultes, nous replongeons souvent en enfance, avec nostalgie. L'auteur évoque ces histoires qui nous ont marqués mais dont le titre nous échappe désormais, ces livres prêtés et jamais rendus qui nous manquent, les sourcils sceptiques de certains face aux bandes-dessinées, l'un de ces art qui continue à être considéré au mieux comme une lecture moins prestigieuse que celle des romans, au pire comme une menace pour la culture.

Enfin, Pef parle de l'auteur qu'il est et de ses belles rencontres, parfois drôles, parfois étranges avec d'autres artistes : Robert Doisneau, Milena Agus...

Une lecture sympathique qui nous renvoie vers nos propres expériences de lecture.

Merci à Anne-Laure des éditions Folio pour le livre.

Folio. 141 pages.
2015.

4 septembre 2010

Virginia Woolf - Lytton Strachey : Correspondance

9782070126972Le Promeneur ; 164 pages.
Traduit par Lionel Leforestier
.

"Cher Mr. Strachey,
Nous aimerions tant vous voir, si vous pouviez nous rendre visite un jour prochain. Dimanche qui vient vous conviendrait-il, vers six heures du soir ? Vanessa va beaucoup mieux et aimerait vous parler.

                           Sincèrement vôtre,

                                                             Virginia Stephen"


Heureusement, je ne serai jamais célèbre. Pour plein de raisons je détesterais cela, mais si j'en parle maintenant c'est parce qu'après ma mort, les gens voudraient à tout prix publier mes écrits de jeunesse, mes journaux intimes, et surtout mes correspondances. Or, quand je relis les mots que j'écrivais à mes copines en classe, je pense moi-même que c'est, au mieux une folle furieuse, au pire une fille insipide (oui, les deux sont possibles) qui les a écrits...

En ce qui concerne Virginia Woolf, ce qu'elle a laissé est autrement plus intéressant. Depuis deux ans, ses journaux ont été réédités, ainsi que plusieurs de ses correspondances. Parmi ces dernières, celle que l'auteur a entretenue avec Lytton Strachey, l'un de ses plus proches amis. Après la mort des deux protagonistes, Leonard Woolf et James Strachey, le frère de Lytton, ont décidé de mettre les lettres échangées par les deux écrivains à la disposition du public. 
La correspondance publiée par Le Promeneur, bien qu'encore plus complète, fait à peine cent-cinquante pages, ce qui semble peu quand on sait que la correspondance entretenue par Virginia Woolf et Lytton Strachey a duré vingt-cinq ans.

Pourtant, au fil des lettres, on parvient à découvrir certains aspects de leurs auteurs.  Ils se parlent avec beaucoup de détachement, de la pluie et du beau temps, de leurs amis communs, mais aussi beaucoup de littérature, la leur et celle des autres. D'ailleurs, Virginia Woolf explique tout le bien qu'elle pense de James Joyce de façon éloquente à plusieurs reprises :

"Ma contribution à moi, cinq shillings, six pence, ne sera versée qu'à la condition qu'il se serve en public des deux cents premières pages d'Ulysse pour un besoin très naturel."

L'exercice semble leur plaire, et ils s'écrivent parfois en intégrant à leurs lettres des jeux qu'ils ont inventés, comme lorsqu'ils s'appellent par des noms fantaisistes, créés par eux et leur groupe d'amis dans le cadre d'un projet de roman qui ne verra finalement jamais le jour.
Leur défauts aussi apparaissent. Lytton Strachey est visiblement un individu hypocondriaque, qui ne semble pas pouvoir écrire une lettre sans évoquer sa santé. Les deux sont assez moqueurs, surtout à l'égard de la pauvre Ottoline Morrell, celle qui a pourtant pris la célèbre photographie que vous pouvez voir sur la couverture du livre. Entre les deux auteurs, les notes (nombreuses mais très utiles) relèvent les passages délicats, où l'hypocrisie n'est pas loin. Ils s'admirent, mais se jalousent aussi, appréciant de savoir l'autre quelque peu dénigré parfois.

Le ton est très souvent détaché, ironique, faussement solennel, ce qui permet de découvrir ces lettres avec énormément de plaisir. J'ai beaucoup aimé.

19 avril 2010

Carnets Intimes ; Sylvia Plath

000539937 La Table Ronde. 221 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff
.

Ce livre se divise entre des extraits du journal de Sylvia Plath et quelques unes de ses nouvelles. Pourtant, de même que les tranches de vie rapportées par Sylvia Plath semblent être des nouvelles, on devine très facilement la part autobiographique des récits de fiction. Souvent, elles se répondent (c'est d'ailleurs plus que clair pour La veuve Mangada, qui est le titre à la fois d'un extrait du journal et d'une nouvelle)

Nous suivons ainsi Sylvia Plath à Cambridge, au début de l'année 1956, fragile, peu sûre de ses talents de poète, et incertaine quant à sa vie amoureuse. Elle a bien un amoureux quelque part, un certain Richard, mais il est loin, et elle ne se prive pas d'observer (et plus si affinités) les hommes qu'elle rencontre. C'est cette année là qu'elle croise Ted Hughes pour la première fois. Elle évoque cette rencontre explosive, entre rêve et réalité, plus loin dans le recueil, avec Le Garçon au Dauphin, sans doute la plus belle des nouvelles. Elle est fascinée par lui avant même de le connaître, pour avoir lu certains de ses textes. Il vient lui parler, elle lui demande de briser les barrières qui la retiennent, puis le mord sauvagement à la joue.
Pas rancunier, bien au contraire visiblement, Ted Hughes tombe sous le charme de la jeune fille. Quelques mois plus tard, ils se marient, et se rendent en Espagne, où ils logent chez la veuve Mangada, une femme en qui Sylvia voit une sorte de sorcière. Les deux jeunes époux se retrouvent en effet confrontés à des inconvénients très matériels, auquels l'imagination de Sylvia donne un aspect presque magique quand elle tire une nouvelle des notes de son journal, où elle prend un malin plaisir à réécrire cette anecdote de façon à en sortir victorieuse.
Les deux derniers textes extraits du journal ont été écrits lors des dernières semaines de sa vie avec Ted Hughes. Ils vivent alors à la campagne avec leurs deux enfants. Rose et Percy B. sont des voisins, et Sylvia Plath va observer la mort lente de Percy. Enfin, Charlie Pollard et les apiculteurs évoque l'acquisition d'une ruche par Ted et Sylvia.

C'est dans les nouvelles que j'ai pris le plus de plaisir à retrouver Sylvia Plath. Son univers est à la fois sombre et enchanté. Elle est hantée par son enfance, par Alice au Pays des Merveilles, par la maternité, par la mort, alors vous imaginez quel étrange et complexe résultat tout ceci peut donner. Je l'ai dit plus haut, Le Garçon au Dauphin, où Sylvia s'appelle Dody et rencontre un Leonard qui semble magicien, est la nouvelle qui m'a le plus touchée.

"Pour toute réponse, Leonard tapa du pied. Il piétina le sol.Un coup sur le sol, et les murs disparurent. Un coup sur le sol, et le plafond s'envola vers le royaume des cieux. Arrachant le bandeau rouge que Dody avait dans les cheveux, il le mit dans sa poche. Une ombre verte, une ombre moussue, lui effleura la bouche. Et au coeur du labyrinthe, dans le sanctuaire du jardin, un adolescent de pierre se fêla et vola en éclats, brisé en millions de morceaux."   

J'ai aussi été bouleversée par cette jeune fille qui se fait prendre en flagrant délit de mensonge dans Un jour de juin, et pour qui cela a une importance que personne ne peut mesurer. Par ce frère et cette soeur qui retournent à l'adolescence sur les lieux de leur enfance, et qui découvrent que ce qui leur semblait immense a rétrécit. Par cette petite fille que son père n'emmènera jamais plus chasser les bourdons, et celle dont le père doit partir dans un camp d'internement où l'on met les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui comprend que Dieu n'existe pas. Ou encore par cette jeune fille, un sosie d'Esther Greenwood, qui n'a personne à qui parler, à part le soleil, qu'elle déteste.

L'écriture de Sylvia Plath est empreinte de mystère, de poésie, de nature, et surtout d'elle même. Je suis incapable de parler de ce livre, mais il faut que vous lui fassiez une place.

Je suis ravie d'avoir accepté ce premier partenariat avec BOB et les éditions de la Table Ronde, et les remercie chaleureusement. 

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