Charles Dickens - Jean-Pierre Ohl
" Pour trouver un équivalent français à sa gloire, il faudrait additionner celles de Balzac, pour l’ampleur et la richesse du tableau social d’une époque, Hugo ou Zola, pour la stature morale et l’envergure de l’homme public, Dumas, enfin, pour l’engouement populaire. Et encore échouerait-on à saisir le lien si particulier qui unissait l’auteur à sa nation, le tacite plébiscite en vertu duquel il devint, malgré les critiques féroces que lui inspiraient bien des coutumes et des institutions de son pays, le chantre de tout un peuple. "
J'ai beau aimer les auteurs anglais plus que tous les autres, Charles Dickens ne m'a pour l'instant jamais conquise au point de le citer parmi mes incontournables. Autant dire qu'il fallait bien que j'admire des admirateurs de l'écrivain pour que je me lance de nouveau dans l'un de ses romans.
J'ai lu la biographie de Marie-Aude Murail juste après la naissance de mon fils. Ce livre est très beau, mais avec un nouveau-né je n'envisageais pas de lire des pavés de plus de mille pages. En revanche, cette biographie de Jean-Pierre Ohl, dont j'ai adoré Les Maîtres de Glenmarkie et apprécié les autres livres est tombée au bon moment. Ohl n'a pas écrit cette biographie par hasard. Ses livres sont truffés d'allusions à Charles Dickens, quand ils ne sont pas des réécritures de ses livres (Monsieur Dick ou le dixième livre est une drooderie).
Les amateurs de biographies exhaustives et pointues préfèreront sans doute se plonger dans la biographie de Peter Ackroyd dont la renommée n'est plus à faire, mais pour les autres ce travail de Jean-Pierre Ohl sera une délicieuse incursion dans la vie de Charles Dickens.
On y découvre d'abord l'enfance plutôt traumatisante du petit Charles. Né dans une famille qui aurait pu vivre confortablement, il est victime de l'insouciance de ses parents. Vivant au-dessus de leurs moyens ou montant des projets irréalistes, John et Elizabeth Dickens vont compromettre l'éducation de leur fils qui devra de plus travailler dans des conditions difficiles alors que son père est enfermé à la prison pour dettes. De cette expérience heureusement brève, il gardera une rancune tenace contre ses parents (surtout sa mère), une connaissance parfaite de Londres et de ses rues ainsi qu'une vision précise des bas-fonds de la capitale anglaise.
Dès son entrée dans la vie adulte, il devient un journaliste remarquable, capable de retranscrire les événements parlementaires qu'il couvre comme nul autre. Mais, très vite, il se lance dans l'écriture de feuilletons. Son succès est foudroyant, aussi bien grâce à son génie qu'en raison de son culot. Ainsi, lorsqu'on lui propose de collaborer à une oeuvre illustrée par Robert Seymour, alors bien plus connu que lui, il obtient que ce soit sa vision et non celle du dessinateur qui prime. L'oeuvre en question deviendra Les Papiers posthumes du Pickwick Club. Il y aura ensuite de nombreux romans que l'auteur se chargera de faire publier de la façon la plus rentable pour lui, quitte à se brouiller avec ses éditeurs.
Bourreau de travail, Dickens tient à publier un récit de Noël chaque année. Il lance son propre journal, publie Elizabeth Gaskell, se lie avec Wilkie Collins (en revanche, George Eliot refuse ses propositions). C'est un auteur très engagé dans la lutte contre la pauvreté. Les workhouses le dégoûtent. Sa popularité est telle que ses oeuvres inspirent les politiques. Il ne se gênera donc pas pour se servir de sa plume en faveur des plus faibles.
Avec le soutien de ses éditeurs, il entreprend un grand voyage aux Etats-Unis dont il reviendra très mitigé. L'esclavage le révolte, l'amour de l'argent des Yankees aussi. De plus, en l'absence d'une loi internationale sur les droits d'auteur, les éditeurs américains publient les textes de Dickens sans le rétribuer, ce qui constitue pour lui une perte financière considérable.
Malgré son succès, les deuils se succèdent tout au long de sa vie et expliquent selon son biographe la tristesse qui se dégage des oeuvres de Dickens, même dans les situations comiques. Après avoir connu un premier échec amoureux, l'écrivain épouse Catherine Hogarth, dont il aura dix enfants. Cependant, il est très attaché à la soeur de son épouse, Mary, qui vient vivre avec eux et dont la mort brutale semble avoir été le plus grand drame de sa vie.
"Charles ôte alors de la main de Mary une bague qu’il glisse à son propre doigt où elle restera jusqu’à sa mort."
Georgiana, la cadette des soeurs Hogarth prendra la place de Mary et se montrera très proche de son beau-frère également, allant jusqu'à le soutenir lors de la rupture des époux Dickens, lorsque Charles rencontre le dernier amour de sa vie, Ellen Ternan, une jeune actrice.
S'il admire son oeuvre et fait avec brio des liens entre la vie de son sujet et son oeuvre, Jean-Pierre Ohl ne fait pas de Charles Dickens un saint. C'est un génie qui a inspiré jusqu'à Kafka, un homme soucieux de l'éducation des masses, qui abhorre la violence, mais dans l'intimité il est un père plutôt absent et un mari difficile. Avec ses amis, ses éditeurs et ses ennemis, il sait se montrer impitoyable et revanchard. La seule chose qu'il ne peut supporter est la vision d'une veuve ou d'un orphelin.
" Lorsque Macrone meurt subitement, il consacre de longues semaines de son temps précieux à composer un volume dont les ventes seront intégralement versées à la veuve de son ancien « ennemi ». "
La fin de sa vie, bien qu'il soit au sommet de sa gloire, que ses lectures publiques soient plébiscitées et qu'il double son patrimoine, est marquée par l'angoisse. Dès quarante ans il ressemble à un vieil homme. Le scandale provoqué par sa liaison avec Ellen Ternan le plonge dans la paranoïa. Cinq ans exactement avant sa mort, il est victime d'un accident de train terrible qui le marque profondément. Le Dickens dont les tenues bariolées attiraient les moqueries a bien changé.
La biographie ne prend pas fin avec la mort de Dickens, qui a trouvé le moyen de garder son oeuvre vivante pour l'éternité. En effet, il laisse derrière lui un roman inachevé, Le Mystère d'Edwin Drood, qui a rendu fou nombre de ses admirateurs, dont Jean-Pierre Ohl qui consacre un dernier chapitre à ce sujet.
Une lecture très agréable qui m'a donné envie de lire la biographie des soeurs Brontë par Jean-Pierre Ohl et de redonner sa chance à Dickens. Depuis ma lecture de cette biographie, j'ai débuté Bleak House. Affaire à suivre donc (1350 pages tout de même ! ).
L'avis de Karine.
Folio. 320 pages.
2011.