Les Raisins de la colère - John Steinbeck
" Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours. "
Dans les années 1930, la Grande Dépression touche durement les Etats-Unis, provoquant un chômage massif et le surendettement de nombreux Américains. Dans les plaines du sud, la surexploitation des terres agricoles et les intempéries vont provoquer des tempêtes de poussière détruisant les récoltes. Ruinés, les fermiers n'auront d'autre choix que de laisser leurs propriétés et leurs biens pour une bouchée de pain et de prendre la route vers l'Ouest, dans l'espoir de trouver du travail.
Les Joad sont l'une de ces familles. Originaires de l'Oklahoma, ils vont suivre la route 66 menant jusqu'en Californie afin de trouver la terre promise par les prospectus, qui décrivent du travail en abondance et des salaires confortables.
J'ai lu Des Souris et des hommes il y a une dizaine d'années, mais ce livre ne m'a pas laissé un souvenir impérissable. L'écriture de Steinbeck ne m'avait pas spécialement marquée non plus. Autant dire que je ne m'attendais pas à me prendre la claque que constitue ce livre. Dès le premier chapitre, qui décrit une tempête de poussière dévastant tout sous les yeux des hommes impuissants, l'auteur démontre une qualité d'écriture exceptionnelle. Il annonce que Les Raisins de la colère ne sera pas que l'histoire d'une famille, mais le chant de tous les démunis.
" - Où irons-nous ? demandaient les femmes.
- Nous ne savons pas. Nous ne savons pas. "
De nombreux chapitres sont de simples bribes. Des garagistes arnaquant les migrants, les tracteurs labourant les champs, la serveuse d'un restaurant prenant deux enfants en pitié... John Steinbeck veut être le porte-parole de chacun des individus ayant eu le même destin que les Joad et décrire chaque rouage du système qui veut les exploiter jusqu'à leur dernier souffle.
Ayant lu ce livre juste après plusieurs ouvrages de Jack London, je n'ai pu qu'établir un parallèle entre les deux auteurs. Steinbeck, comme London, dénonce la situation misérable dans laquelle les grands industriels mettent volontairement des millions d'êtres humains. Ils laissent pourrir des tonnes et des tonnes de nourriture sous les yeux de gens mourrant de faim pour faire monter les prix. Ils pratiquent des salaires indécents qu'ils récupèrent en obligeant leurs travailleurs à leur acheter au prix fort des produits alimentaires de basse qualité. Ils pourchassent et accusent les contestataires d'être des "rouges", une condamnation à mort dans ce contexte.
" Et tout l’amour qu’ils portaient en eux se desséchait au contact de l’argent ; toute leur ardeur, toute leur violence se désagrégeaient et se perdaient en de sordides questions d’intérêts jusqu’au moment où, de fermiers qu’ils avaient été, ils devinrent de minables marchands de produits de la terre, des petits commerçants acculés à l’obligation de vendre leur marchandise avant de l’avoir fabriquée. Et les fermiers qui n’étaient pas bons commerçants perdirent leur terre au profit de ceux qui l’étaient. "
Incapables de rivaliser, les petits fermiers, ceux qui aiment encore la terre et qui se soucient des hommes, doivent se rallier à la cause des plus gros pour ne pas être engloutis par eux.
J'ai dit que l'auteur n'écrivait pas que la vie d'une famille, mais nous suivons tout de même de très près les Joad, qui sont une immense force de ce roman. Ils forment une famille attachante et soudée à laquelle se rajoute l'ancien pasteur Casy. Tom, le second des fils, sort à peine de prison pour meurtre lorsque commence le roman. Il y a aussi les grands-parents, Pa et Man, Noah, Al, Rose de Saron et les petits derniers, Winfield et Ruthie. Ils observent, impuissants, leur transformation en humains de seconde zone, dénutris et sales, incapables de penser à l'avenir. Partout on les chasse, les shérifs adjoints les harcèlent.
Cependant, là où Jack London est plutôt pessimiste, chez Steinbeck on trouve toujours une raison d'espérer, une envie de se battre. Particulièrement chez les femmes. Man est un personnage d'une force exceptionnelle. Elle pressent que sa famille ne doit pas se disperser car leur famille est tout ce qu'il leur reste. Sur la route, les liens que les Joad vont tisser seront leur salut. A de nombreuses reprises, les migrants vont faire preuve entre eux d'une solidarité incroyable. Ils ne se jugent pas, comme lorsque l'oncle John annonce qu'il doit dilapider ses derniers dollars (une fortune) pour se saouler. La dernière scène du livre est à la fois choquante et la meilleure preuve de la détermination des Joad à ne pas se laisser détruire.
Un chef d'oeuvre.
L'avis de Patrice et un billet passionnant sur le sujet de Dominique.
Folio. 639 pages.
Traduit par Marcel Duhamel et M.-E. Coindreau.
1939 pour l'édition originale.