30 janvier 2023

Jours de travail : Les Journaux des Raisins de la colère - John Steinbeck

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" Personne ne connaît mon absence de facilité comme moi je la connais. "

Les Raisins de la colère étant le livre qui m'a le plus marquée en 2020, il fallait absolument que je lise un jour le journal tenu par Steinbeck lors de sa rédaction et présenté de façon (comme toujours merveilleuse) par Dominique il y a quelques temps.

Le processus d'écriture du livre occupe évidemment une place centrale dans ces journaux. Steinbeck se contraint à un travail rigoureux et régulier (le même nombre de pages chaque jour). Il ne cache pas ses doutes, ses difficultés, ses frustrations. Il parle des personnages comme s'ils étaient réels.

" Ces gens doivent être intensément en vie tout le temps."

Malgré la tentation de l'oisiveté, qui le guette, il veut écrire un livre à la hauteur de ses ambitions.

"Il faut que ce soit un bon livre. Il doit l'être tout simplement. Je n'ai pas le choix. Il faut que ce soit, de loin, le meilleur truc que j'aie jamais tenté."

Peu à peu, certains éléments se mettent en place. La scène finale (inoubliable) apparaît à l'auteur assez rapidement. L'épouse de l'auteur est également un personnage central dans la réalisation du livre. C'est elle qui trouve le titre et met au propre le texte de Steinbeck.

Déjà célèbre, il suit la tournée de ses oeuvres précédentes, la faillite de son premier éditeur. Il se rend à Hollywood pour y travailler.

En plus de l'écriture de son livre, Steinbeck cherche à agir pour les individus qui lui inspirent ses personnages. Le spectre du nazisme l'angoisse, l'argent qu'il a gagné a éloigné certains de ses proches.Avec son épouse, ils découvrent puis achètent un ranch, le plus bel endroit que Steinbeck a vu, dit-il (et peut-être des paysages qui lui ont inspiré certaines de ses oeuvres ultérieures ?). La publication du livre, qui recontre un immense succès, lui vaut des ennemis. La menace de ces gens puissants pèse sur Steinbeck.

"Les deux derniers jours, j'ai eu des prémonitions de mort tellement fortes que j'ai brûlé toutes sortes de correspondances sur des années. J'ai une telle horreur des gens qui pourraient les fouiller, mettre la pagaille dans mon passé tel qu'il est."

Une immersion passionnante dans le quotidien de Steinbeck pour la session mensuelle des "Classiques c'est fantastique".

Pavillons Poche. 250 pages.
Traduit par Pierre Guglielmina.

Source: Externe

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26 janvier 2023

Washington Square - Henry James

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" C'était trop grave ; toute ma vie en a été bouleversée. "

Médecin réputé, Austin Sloper n'a cependant pas pu empêcher le décès de son fils ni la perte de sa brillante épouse, dont la mort en couches l'a laissé seul avec une fille médiocre, Catherine. En grandissant, cette dernière confirme sa faiblesse d'esprit et de caractère. Lorsque Morris Townsend, un jeune homme ayant dilapidé son peu de fortune, commence à courtiser la jeune fille, cette dernière tombe sous son charme, encouragée par sa tante. Le Docteur Sloper ne partage pas l'opinion des deux femmes et est bien décidé à empêcher le mariage, quitte à léser cruellement Catherine. 

Voilà un roman que j'ai dévoré avec une avidité rare, profitant de chaque minute disponible pour le retrouver. Henry James s'y montre d'une ironie qui rappelle une certaine Jane Austen, même si l'héroïne ne bénéficie pas de la présence opportune d'un prétendant mieux ajusté. C'est donc le cynisme habituel de James qui l'emporte, pour mon plus grand plaisir, je dois le reconnaître, tant la psychologie des personnages est finement exposée.

On pourrait craindre, en lisant la trop bavarde quatrième de couverture, qu'il ne s'agit que d'un conte cruel, mais aussi mince que soit l'intrigue a priori, Henry James nous offre une étude de ses quatre personnages principaux si complexe qu'il est bien difficile de déterminer avec certitude qui sont les gagnants et les perdants, les malins et les imbéciles dans ce livre. Plus qu'une histoire d'amour ratée entre un probable coureur de dot et une jeune fille naïve, Washington square est aussi le portrait d'un homme, obtus et égoïste (sûrement en partie inspiré par le frère de l'auteur), d'une veuve idéaliste espérant pimenter sa terne existence et d'une jeune fille prématurément jugée par tous les autres. Trop occupés par leur propre existence, les trois individus pressant Catherine de se soumettre à leur volonté ne réalisent à aucun moment ce qui se joue réellement devant leurs yeux.

Comme toujours chez James, la fin est aussi frustrante que savoureuse.

Une merveille.

10/18. 283 pages.
Traduit par Claude Bonnafont.
1880 pour l'édition originale.

19 octobre 2022

La Maison des Feuilles - Mark Z. Danielewski

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" Vous essaierez alors peut-être, comme je l'ai fait, de trouver un ciel si rempli d'étoiles qu'il vous aveuglera à nouveau. Sauf qu'aucun ciel ne pourra plus désormais vous aveugler. Même avec toute cette magie iridescente là-haut, votre oeil ne s'attardera plus sur la lumière, il ne parcourra plus les constellations. Vous ne vous préoccuperez plus que de l'obscurité, vous la fixerez pendant des heures, des jours, peut-être même des années, vous efforçant de croire en vain que vous êtes en quelque sorte indispensable, une sentinelle engagée par l'univers, comme si le simple fait de regarder vous permettait de tout garder à distance. Les choses empireront au point que vous aurez peur de détourner les yeux, peur de dormir. "

En rentrant d'un mariage, Will et Karen Navidson découvrent une nouvelle pièce dans leur maison (un côté TARDIS en nettement moins sympa). Leurs tentatives de rationnaliser le phénomène s'avèrent vaines. Des explorations sont alors entreprises et le fossé se creuse au sein du couple, puisque Will est obsédé par les secrets de sa demeure tandis que Karen ne souhaite rien d'autre que fuir. Tout est enregistré par des caméras que les protagonistes utilisent en permanence.
Cela donne lieu à un film présenté comme un véritable documentaire, Le Navidson Record, qui bénéficie de la popularité de Will, photo-reporter mondialement reconnu. D'innombrables universitaires décortiquent alors à la fois le film, cette maison défiant les lois de la physique, la personnalité et la vie intime des Navidson.
Johnny Errand, jeune homme paumé, découvre l'existence du film en visitant l'appartement de Zampano, un vieil homme aveugle qui vient de mourir. Des liasses de feuilles présentes dans l'appartement compilent toute l'histoire du Navidson Record et des publications qu'il a provoquées. Johnny va alors lui-même se perdre dans cette histoire et ajouter ses propres commentaires à la thèse de Zampano.

C'est après avoir lu Intérieur nuit de Marisha Pessl que j'ai entendu parler pour la première fois de ce roman culte, qui était alors publié chez Points (édition épuisée depuis, et à des prix délirants en occasion, renforçant ainsi l'hystérie autour de l'oeuvre). Les éditions Monsieur Toussaint Louverture ayant décidé de proposer une réédition en couleurs et plus proche de la version anglaise, j'ai acquis cette version et ait enfin trouvé le courage de découvrir ce texte.

Tout d'abord, ce livre est extrêmement original par sa forme (à la fois dans son esthétisme et dans son agencement). Feuilleter l'objet est ainsi une première expérience pouvant se révéler intimidante. Le lecteur est invité à repérer les passages correspondant à tel ou tel narrateur. Certains mots sont mis en couleur, il faut parfois tourner le livre ou chercher des notes et des annexes situés des centaines de pages plus loin. Le fond n'est pas moins complexe puisque nous lisons trois histoires qui elles-mêmes s'analysent de différentes manières.
Cependant, la lecture du livre est très fluide, n'allez pas imaginer un texte qui serait réservé seulement à quelques happy few dignes de le lire.

J'ai lu ou vu des avis reprochant à ce livre un enrobage faramineux dissimulant une intrigue très mince (un sentiment que j'éprouve face à Murakami). Je comprends la critique (Le Navidson Record peut se résumer en très peu de lignes), mais je pense que l'intérêt du livre n'est pas seulement là (en bonne angoissée, la dimension horrifique du livre m'a quand même touchée). Ce sont les échos que provoque ce qui arrive aux Navidson qui font de La Maison des Feuilles un roman passionnant et riche. Même si l'auteur en fait des tonnes, se moquant ostensiblement des universitaires (fictifs ou réels) y allant chacun de sa théorie pour analyser la moindre tasse, les différentes interprétations proposées et les répercussions sur les personnages m'ont passionnée.

"Le monde des adultes, toutefois, produit des devinettes d'une variété différente. Elles n'ont pas de réponses et sont souvent qualifiées d'énigmes ou de paradoxes. Mais la trace d'une formulation propre à la devinette les corrompt et laisse entendre l'écho de la règle fondamentale du genre : il doit y avoir une réponse. De là naît le tourment."

La réflexion sur le cinéma, la fonction de l'art et l'image sont aussi diablement d'actualité à l'heure des deepfakes et de la profusion d'informations que l'on avale aussi vite qu'on les oublie.

Un roman protéiforme dans tous les sens du terme. Qui souhaite s'y perdre ?

L'avis de Karine.

Monsieur Toussaint Louverture. 693 pages.
Traduit par Claro.
2000 pour l'édition originale.

05 octobre 2022

Les Chroniques de San Francisco - Armistead Maupin

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Mary-Ann Singleton décide de s'installer à San Francisco. Elle trouve un appartement chez Anna Madrigal, propriétaire d'une maison au 28 Barbary Lane, puis un travail de secrétaire dans l'entreprise de la très perturbée famille Halcyon. 

Je crois n'avoir jamais lu que des éloges sur cette série culte se déroulant dans les années 1970. C'est effectivement avec plaisir que j'ai retrouvé quelques lieux familiers de cette ville dont j’ai arpenté les rues il y a quelques années. On y perçoit l'ambiance libertaire d'alors, jurant avec le puritanisme américain traditionnel. 

Je suis cependant très déçue par cette lecture. L'auteur nous livre une histoire qui défile dans notre tête comme le ferait une mauvaise série télévisée. Les personnages, les dialogues et les intrigues sont caricaturaux, voire grotesques. Difficile dans ces conditions de ressentir une grande empathie pour les personnages et mon intérêt s'est si rapidement émoussé que j'ai hésité à abandonner mon livre. 

Peut-être que j’en attendais trop. Toujours est-il que ce deuxième livre de la session "Friendship never dies” de #lesclassiquescestfantastique est un gros flop.

10/18. 384 pages.
1978 pour l'édition originale.

26 septembre 2022

Sur la route : le rouleau original - Jack Kerouac

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Alors qu'il vient de perdre son père, Jack Kerouac fait la connaissance de Neal Cassady. Celui-ci est âgé d'une vingtaine d'années et vit de manière nomade, au jour le jour. Il exerce une influence profonde sur les gens qu'il rencontre. Kerouac, après une première traversée du pays jusqu'à San Francisco pour rejoindre un bateau sur lequel il n'embarquera finalement pas, croise de nouveau la route de Neal et partage son existence lors de virées irrésistibles à travers tout le pays.

Le texte original, rédigé sans mise en forme et, selon la légende, en un temps record, a été retravaillé pour sa première publication en 1957 avant d'être finalement édité en français tel, que Kerouac l'avait écrit, en 2010. C'est cette version que j'ai lue, ou plutôt écoutée avec la version d'écoutez lire.
S'il est vrai qu'on ne peut pas reprendre notre souffle, il y a dans ce texte une musicalité qui m'a maintenue en haleine presque tout au long du roman sans que je me sente égarée. Je ne suis pourtant pas le public cible d'un tel texte.

Nul doute que ce livre, moins factuel que Les Vagabonds du rail d'un autre Jack, a de quoi faire rêver des générations de jeunes hommes. Le refus du conformisme, le culte de l'amitié et les expériences que propose la vie nomade sont des fantasmes partagés par beaucoup d'adolescents (parfois attardés). Kerouac et ses amis ont grandi avec la Grande Dépression (on croise d'ailleurs ici les Okies de Steinbeck) et les conflits. Leur vie en marge est une forme de rébellion et une quête de quelque chose qu'ils ne savent probablement pas définir précisément. Avec eux, on se rend à San Francisco, Denver ou encore New York. On s'imprègne de l'ambiance des Etats-Unis de cette époque, dont les personnages tente de se détacher. Mais quelles que soient les justifications "philosophiques" que l'on peut accoler à ce mode de vie,  cela se traduit avant tout par la recherche de sensations fortes et de règles à enfreindre. A d'autres (épouses, rencontres éphémères, parents), la charge d'en assumer les conséquences.

Une lecture que j'ai appréciée au-delà de ce que j'imaginais, mais un modèle qui ne me convaincra jamais plus longtemps que le temps d'un livre.

Folio. 611 pages.
Traduit par Josée Kamoun.

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02 septembre 2022

Là où chantent les écrevisses - Delia Owens

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« Il était une maman geai, qui réussit à s’envoler, moi aussi je m’envolerais, si seulement je le pouvais. »

Kya a grandi dans le Marais. Un à un, tous les membres de sa famille sont partis, la laissant entièrement seule. Echappant aux services sociaux, elle survit en vendant des moules et passe son temps sur la vieille barque de son père. Ses seuls amis sont Jumpin et Mabel, un couple de Noirs qui lui fournit de quoi se vêtir et achète ses moules, et Tate Walker, un garçon de la ville fasciné par le Marais.
Quand le corps de Chase Andrews, l'enfant chéri de la ville, est retrouvé flottant au pied de la tour de garde, la ville se met à murmurer que Kya aurait bien pu le tuer.

J'avais abandonné l'idée de lire ce roman trop souvent comparé à Pat Conroy (qui m'ennuie...), surtout après avoir lu des mitigés. La sortie prochaine du film (qui annonce des paysages à couper le souffle et des retrouvailles avec la merveilleuse Daisy Edgar-Jones) ainsi que l'écoute de la très belle chanson de Taylor Swift m'ont convaincue de revoir mon jugement.

Je ne peux pas dire que j'ai passé un mauvais moment. Là où chantent les écrevisses est un livre dont on tourne les pages sans la moindre difficulté. Il flotte autour de Kya une ambiance irréelle qui donne envie de se précipiter en Caroline du Nord et de se prendre pour une spécialiste du marais. Kya est une héroïne touchante, une enfant blessée, une femme maltraitée, mais aussi un personnage fort qui refuse de se laisser dicter sa vie. .

En revanche, ce roman souffre d'un gros manque de crédibilité. L'héroïne est une pestiférée illétrée vivant dans le plus grand dénuement. Pourtant, deux garçons très séduisants (dont le playboy du coin) craquent pour elle. De même, Kya apprend à lire et devient une experte reconnue avec une facilité déconcertante. J’aime l’idée que la nature s'observe et se vit avant tout, mais on a quand même du mal à y croire.

Quant à l'enquête, si elle m'a maintenue en alerte, elle est menée avec un manque de rigueur qui ne peut pas être attribué au seul shérif. Personne ne se demande ce que Chase faisait là-haut ou ne semble chercher des informations précises à ce sujet. Par ailleurs, qui peut envisager un procès où l'on oublierait d'interroger l'accusée ?

Une lecture agréable mais très imparfaite. Et vous, avez-vous aimé ?

Les avis de Kathel et Keisha.

Points. 461 pages.
Traduit par Marc Amfreville.
2018 pour l'édition originale.

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06 mai 2022

La Tache - Philip Roth

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Alors que l'affaire Lewinsky défraie la chronique, Coleman Silk, respectable professeur de lettres classiques juif et ancien doyen de la faculté de lettres de l'université d'Athena, est accusé d'avoir tenu des propos racistes par deux étudiants n'ayant jamais assisté à ses cours. Ce scandale est une opportunité pour ses rivaux, en particulier Delphine Roux, la nouvelle doyenne. Même ses amis ne se bousculent pas pour le défendre. L'épouse de Silk ne survivra pas au scandale.
Deux ans plus tard, encore aigri au point d'avoir demandé à Nathan Zuckerman d'écrire un livre sur l'affaire, l'ancien universitaire désormais retraité reçoit un courrier l'accusant d'entretenir une relation abusive avec une femme de ménage de l'université âgée de trente-quatre ans.

Ce roman, pensé comme une suite de J'ai épousé un communiste, est d'une actualité brûlante tout en me semblant moins pertinent que d'ordinaire (pardon Philip). Le parallèle avec la chasse aux sorcières est à nuancer parce que les jeux de pouvoir sont bien différents. Quelle que soit la portée des discours antiracistes et féministes ou de leurs dérives, ils ne sont pas portés par des gouvernants (ou alors par opportunisme électoral, et donc à la merci d'un retournement de veste qui ne manquera pas d'intervenir). Le harcèlement et la cancel culture sont avant tout des armes servant les groupes dominants. Une Delphine Roux est au mieux une exception, plus probablement encore un pur personnage de papier, quoi qu'en disent les petits chéris terrorisés par le soit-disant "islamo-gauchisme".

En revanche, il serait réducteur et périlleux de considérer ce livre comme un simple pamphlet réactionnaire et provocateur. Si Coleman Silk ne peut être considéré comme un cas général, il n'en est pas moins un drame individuel scandaleux. Nous sommes peu de choses face au caractère définitif d'une étiquette. Les individus sont bien plus complexes que ce que n'importe quelle idéologie tente de nous faire croire, et cela vaut aussi pour les chevaliers blancs autoproclamés.

Et puis, quand bien même j'ai grincé des dents, Roth nous présente comme à son habitude des personnages principaux d'une intensité et d'un réalisme incroyables. A l'image d'Ira Ringold et Seymour Levov, Coleman Silk a mené une vie pleine d'espérance, a bâti son rêve américain avant de le voir s'effondrer. Est-on condamné à se piéger soi-même ?

Folio. 479 pages.
Traduit par Josée Kamoun.
2000 pour l'édition originale.

27 avril 2022

J'ai épousé un communiste - Philip Roth

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" Vois les choses sous l'angle de Darwin. La colère sert à rendre efficace. C'est sa fonction de survie. C'est pour ça qu'elle t'est donnée. Si elle te rend inefficace, laisse-la tomber comme une pomme de terre brûlante. "

Nathan Zuckerman retrouve Murray Ringold, son ancien professeur, alors que ce dernier est au crépuscule de sa vie. Durant six soirées, ce passionné de Shakespeare va raconter l'histoire de son frère Ira, ancienne gloire de la radio et époux de la célèbre actrice Eve Frame. Ira a été à cette époque le mentor de Nathan avant de tout perdre à cause de son mariage et de ses idées politiques. On plonge alors dans l'Amérique de l'après-guerre, celle de la chasse aux sorcières et d'un antisémitisme habilement dissimulé mais toujours actif. C'est l'occasion pour les deux hommes de faire le procès de leur nation, celle d'hier et celle d'aujourd'hui. 

Je dois vous faire une confidence. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse. Il s'appelle Philip, il me donne des claques, et j'aime ça.

Pastorale américaine m'a bouleversée, J'ai épousé un communiste m'a déprimée (j'ai hâte de voir si La Tâche me fait sauter par la fenêtre).

L'auteur n'est tendre avec personne. Surtout pas Eve, cette actrice digne de ces femmes fatales venimeuses que l'on trouve dans les vieux films. Depuis, j'ai lu que son personnage était inspiré de l'ex-femme de l'auteur, ce qui explique sans doute cette absence de nuances que Roth accorde à ses autres créatures et qu'il considère comme étant le privilège de la littérature sur la politique.

" Même quand on choisit d'écrire avec un maximum de simplicité, à la Hemingway, la tâche demeure de faire passer la nuance, d'élucider la complication, et d'impliquer la contradiction. Non pas d'effacer la contradiction, de la nier, mais de voir où, à l'intérieur de ses termes, se situe l'être humain tourmenté. Laisser de la place au chaos, lui donner droit de cité. Il faut lui donner droit de cité. Autrement, on produit de la propagande, sinon pour un parti politique, un mouvement politique, du moins une propagande imbécile en faveur de la vie elle-même – la vie telle qu'elle aimerait se voir mise en publicité. "

Roth n'est pas du genre à faire dans la dentelle, et avec ce roman je réalise qu'il aime aussi asséner des vérités que ses lecteurs ne sont pas prêts à entendre. Il le fait de façon presque sournoise, lorsqu'il n'est plus possible de nier l'évidence puisque les centaines de pages qui précèdent la conclusion sont là pour parer à toute tentative de se défiler.
Je vous annonce donc que nous sommes tous des abrutis ballotés par la politique comme de vulgaires marionnettes. Tout ce qu'ont fait Ira et Murray, de leur adhésion au communisme à leur vie maritale, a été dicté par leurs idéaux qui sont avant tout l'expression de leurs faiblesses et de leurs contradictions (au choix, comment concilier une vie de camarade et un fantasme de famille américaine idéale ?).

" Ce qui l'empêche c'est qu'il est comme tout le monde – on ne comprend les choses que quand c'est fini. "

Il y aurait de quoi désespérer de la nature humaine, si prompte à trahir et à abandonner lâchement ceux qui tombent. Heureusement, on est chez Roth qui ne manque ni d'humour (je crois que c'est l'auteur qui me fait le plus rire) ni de cette affection qu'il témoigne à ses témoins et à son alter-ego écrivain. Quel conteur hors pair !

Folio. 442 pages.
Traduit par Josée Kamoun.
1998 pour l'édition originale.

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18 avril 2022

Pastorale américaine - Philip Roth

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"La vie de Levov le Suédois avait été, à ma connaissance, très simple et très banale, et par conséquent formidable, l’étoffe même de l’Amérique."

Lorsqu'il était dans le secondaire, Nathan Zuckerman et tous ses camarades éprouvaient une admiration sans bornes pour Seymour Levov, dit "le Suédois", le héros du lycée. Juif, très beau garçon, grand sportif, la moindre attention de sa part provoquait une fierté immense à celui qui en était l'objet.
Un demi-siècle plus tard, lorsque le Suédois le contacte, officiellement pour lui parler de son père, Zuckerman, devenu romancier, n'a pas oublié l'idole de sa jeunesse. Pourtant, l'histoire qu'il va écrire n'est pas celle qu'il imaginait.

Il y a quelque chose d'extraordinaire chez Philip Roth. Il commence par mettre en éveil nos préjugés, puis les retourne contre nous et en profite pour nous bouleverser. J'ai réellement cru détester Seymour Levov, au point de me demander comment j'allais réussir à le supporter durant presque six cents pages. Le style de l'auteur, volontairement lourd et ironique, ne me semblait pas assez séduisant pour apprécier ce que je croyais être une caricature.
En fin de compte, je ne suis que frustration depuis que j'ai achevé ce roman. Il me faut combler les blancs, chose impossible bien entendu.

Pastorale américaine, c'est l'histoire d'une ascension familiale à la façon du rêve américain. Sauf qu'il n'y a rien qui amuse autant les auteurs américains que de montrer que ça finit toujours par foirer, et nous en avons ici une démonstration magistrale et émouvante. Certes, Seymour Levov est l'homme le plus lisse du monde, marié à une reine de beauté et chef d'entreprise. Mais nous serions aussi à côté de la plaque que lui lorsque sa vie a volé en éclats si nous croyions qu'il n'y a rien de plus à en dire. Cet homme qui aime l'Amérique, qui n'a fait que la célébrer dans chacune de ses actions, a vu celle-ci lui exploser à la figure.

" Est-ce cela le détonateur ? Y a-t-il eu un détonateur ? Se peut-il que cette explosion n’ait pas eu besoin de détonateur ? "

Tout le récit va essayer de saisir où est-ce que ça a déraillé. Au sein de la famille Levov bien entendu, mais aussi dans l'Amérique des années 1960-1970, de la guerre du Vietnam, de la lutte pour les droits civiques, des affrontements sociaux. Nous allons croiser Angela Davis, parler politique, judaïsme, terrorisme et surtout paternité. Le tout jusqu'à un dîner final interminable où l'ancien dieu assiste impassible à la fin de son monde, sous le rire de l'une de ces personnes qui savourent la vue de "la crue du désordre".

Pour évoquer Portnoy et son complexe, j'avais parlé de livre provocateur, tendre et hilarant. Une description tout aussi juste de cette Pastorale américaine qui m'a encore plus touchée.

Folio. 580 pages.
Traduit par Josée Kamoun.
1997 pour l'édition originale.

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16 décembre 2021

My Life on the road - Gloria Steinem

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"If you travel long enough, every story becomes a novel."

Icône du féminisme aux Etats-Unis, Gloria Steinem a passé sa vie à silloner les routes des Etats-Unis pour aller à la rencontre des gens. Dans ce livre où elle retrace son parcours depuis ses premiers voyages avec son nomade de père, Gloria Steinem explique comment son mode de vie lui a permis d'assister à certains des moments les plus marquants de l'histoire des Etats-Unis et de nourrir son combat en étant toujours proche du terrain et de sa complexité.

Je sais que l'on se met rarement en scène de manière négative lorsque l'on écrit sur soi, mais j'abandonne tout esprit critique pour dire que j'ai trouvé ce livre magnifique et cette femme bouleversante. Gloria Steinem incarne le contraire de la féministe privilégiée et enfermée dans sa tour d'ivoire qui espère éduquer les foules. Elle va partout, depuis les universités jusque dans les prisons en passant par les lieux de culte, les taxis (les meilleurs sondeurs selon elle) et les bordels. Elle prône l'intersectionnalité pour trouver l'universalisme (vous savez, ces deux mots qui sont censés être incompatibles). 

Ses rencontres sont souvent furtives, donnent parfois lieu à des amitiés durables, mais toutes sont touchantes parce qu'elles l'ont été pour Gloria. Elle nous les relate avec humour, malice ou tristesse. Cela va de cette femme hassidique qui lui chuchote un "Hello Gloria" complice dans un avion où les hommes, la reconnaissant, ont bien pris garde de l'isoler, à cet homme pleurant sa soeur assassinée qui vient la remercier d'avoir enquêté sur les féminicides de masse à la frontière américano-mexicaine. 
Chaque détail peut compter. Si une candidate démocrate n'avait pas manqué de quelques milliers de dollars lors de sa campagne, peut-être que certaines guerres n'auraient pas eu lieu ou que le réchauffement climatique aurait été pris plus sérieusement par les Etats-Unis (peut-être).

A travers toutes ces rencontres, c'est la grande Histoire qui s'est écrite. Gloria Steinem est présente lorsque Martin Luther King prononce son plus célèbre discours. Elle fait campagne pour les frères Kennedy. Elle nous transmet la sidération ressentie par l'Amérique lors de l'assassinat de ces hommes qui représentaient l'espoir, sa fierté lors de la Convention des Femmes de Houston en 1977, son enthousiasme pour Obama et Hillary Clinton.

Nous rencontrons aussi par son biais des individus qui ont fait l'Histoire, même s'ils ont été boudés par ceux qui l'ont rapportée. Qui connaît Mahalia Jackson, qui crie à Martin Luther King, "Tell them about the dream !" ? Ou Wilma Mankiller, la première femme chef de la Nation Cherokee ?

Si Gloria Steinem se montre ouverte face aux gens qu'elle rencontre, et qui sont parfois très différents d'elle, elle s'agace contre le discours dominant, qui considère que les Noires ne sont que des militantes des droits civiques, que les jolies filles ne peuvent pas s'indigner et qu'il est méprisable d'être une femme de quand les dynasties d'hommes sont parfaitement admises.

Ce livre est un vrai manuel du militantisme : par quels biais y pénétrer, comment s'assurer de ne pas être balayé par ses opposants ("Tout mouvement a besoin d'avoir quelques membres qui ne peuvent être renvoyés"), comment répondre un simple "oui" ou "merci" aux questions inappropriées sur son physique ou sa sexualité, comment ravaler son indignation parfois, comment savoir qu'il faut accepter de perdre certains combats :

"Obama didn't need me to win. Hillary Clinton might need me to lose."

Et surtout, comment savoir quels sont les vrais problèmes.

"If you want people to listen to you, you have to listen to them.
If you hope people will change how they live, you have to know how they live"

J'ai surligné des dizaines et des dizaines de passages dans ce livre, d'une richesse telle que je ne peux pas tout vous rapporter sans écrire un billet beaucoup trop long. Lisez-le.

Oneworld. 312 pages.
2016.

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