Une Chambre à soi ; Virginia Woolf
10/18 ; 171 pages.
Traduit par Clara Malraux. 1929.
Il y a quelques années, j'ai eu à effectuer une présentation sur l'historiographie des femmes. Les titres sur lesquels j'ai alors travaillé étaient éloquents : Les femmes ou les silences de l'Histoire, Des femmes sans Histoire ?, etc. Il en ressortait que non seulement, les femmes, parce qu'elles étaient rarement en première ligne de l'Histoire événementielle (je sens qu'Erzébeth est absolument ravie à l'heure actuelle), avaient très longtemps été ignorées par la majorité des historiens (souvent des hommes...), mais qu'elles-mêmes s'étaient mises en marge de cette Histoire. On se plaint que Jane Austen ait brûlé ses lettres, mais il s'agit d'une pratique qui était alors ordinaire.
La démarche de Virginia Woolf dans Une Chambre à soi, qui se propose d'étudier "Les femmes et le roman", s'inscrit dans les débats qui ont amené les intellectuels à requestionner la place des femmes dans la société. Bien entendu, Virginia Woolf n'en est pas encore à pouvoir étudier les deux sexes de manière apaisée. Avant cela, il faut d'abord affirmer la présence des femmes dans les sujets qu'elle étudie. Mais son analyse fait preuve d'une clairvoyance rare. Elle prend avec ironie les commentaires qui émanent des hommes les plus cyniques à l'égard des capacités intellectuelles des femmes, tout en rejetant absolument la tentation de céder à une colère tout aussi stérile envers les représentants de l'autre sexe.
A l'origine, Virginia Woolf a écrit ce texte pour une conférence donnée devant des étudiantes. On pourrait s'attendre à un long texte sérieux et plein de détails que l'on aura tôt fait d'oublier avec tout autre auteur, mais Virginia Woolf ne peut s'empêcher de croire en la puissance de la fiction, ce qui donne lieu à un texte écrit comme un roman, avec un personnage qui déambule dans un Oxbridge plus ou moins imaginaire au milieu de l'automne, à la fois drôle, ponctué d'exemples marquants (comment oublier la soeur de Shakespeare, dotée "d'un coeur de poète", et qui "se tua par une nuit d'hiver et repose à quelque croisement où les omnibus s'arrêtent à présent, devant l'Elephant and Castle" ?) et qui pose de multiples questions.
"Ce que l'on attendait de moi était-ce seulement des hommages à des écrivains femmes illustres, Jane Austen, les soeurs Brontë, George Eliot ? A y regarder de plus près, cette association "femme" et "roman" me parut moins simple."
Elle met à jour un paradoxe incontestable. Si les femmes envahissent les oeuvres littéraires, captivent les poètes, la réalité les a rejetées dans l'ombre. "En imagination, elle est de la plus haute importance, en pratique, elle est complètement insignifiante." " Avez-vous quelque idées du nombre de livres consacrés aux femmes dans le courant d'une année ? Avez-vous quelque idée du nombre de ces livres qui sont produits par des hommes ? Savez-vous que vous êtes peut-être de tous les animaux de la création celui dont on discute le plus ?" Ce qui apparaît très vite est la nécessité de savoir dans quelles conditions une femme peut écrire un roman. Outre les "cinq cent livres de rente annuels" et une "chambre à soi", Virginia Woolf remonte dans le temps afin de nous expliquer pourquoi il existe si peu de femmes déclarées romancières (bien qu'elle veuille croire que beaucoup d'histoires anonymes sont le fait de femmes, après tout Curer Bell, George Eliot et d'autres étaient bien des femmes).
Elle s'exprime longuement sur les sources employées qui évoquent les membres de son sexe, écrites presque exclusivement par des hommes davantage préoccupés à étudier les rapports des femmes avec les hommes que les femmes entre elles.
"Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l'homme deux fois plus grande que nature."
Finalement, les femmes ont commencé à produire, provoquant une colère ressentie également par les deux sexes.
Virginia Woolf est convaincue que les femmes ont leur place dans le domaine écrit, parce qu'elles ont un angle de vue différent. Les centres d'intérêts varient selon les sexes, mais elle souhaiterait que tous puissent être exprimés dans les textes, sans que les femmes se sentent honteuses suite à des plaisanteries de la part de la gent masculine. Virginia Woolf sent que les choses changent, malgré des hésitations fâcheuses de part et d'autre. Elle explique ainsi l'apparition d'une littérature sexuée selon elle au XIXe, citant Galsworthy, qui tente de s'affirmer contre la montée des femmes dans le domaine des lettres par une écriture qui n'exprime que le "côté mâle de l'auteur".
Par ailleurs, même l'apparition du deuxième sexe dans le roman ne la satisfait pas totalement. Elle pense que si les femmes ont privilégié le roman à d'autres types d'écrits, c'est encore une fois parce qu'il s'agissait de la forme la plus conforme à leur mode de vie. Pour Virginia Woolf, Jane Austen, dérangée en permanence dans son processus d'écriture, a choisi le roman au moins partiellement par nécessité. Virginia Woolf évoque également d'autres figures qui la passionnent, elle ne peut s'empêcher d'avoir des regrets.
"Emily Brontë aurait dû écrire des pièces de théâtre poétiques ; la surabondance du vaste esprit de George Eliot aurait dû se répandre, une fois l'inspiration créatrice épuisée, sur l'histoire et la biographie."
Au-delà de la question du rapport entre la femme et le roman, il s'agit donc de mettre en évidence des phénomènes bien plus généraux. D'ailleurs, en ce qui concerne la question financière, Virginia Woolf ne pense pas que seules les femmes sont défavorisées.
"Nous pouvons discourir sur la démocratie, mais à l'heure actuelle, un enfant pauvre en Angleterre n'a guère plus d'espoir que n'en avait le fils d'un esclave à Athènes de parvenir à une émancipation qui lui permette de connaître cette liberté intellectuelle qui est à l'origine des grandes oeuvres."
Je ne partage pas la totalité des opinions de Virginia Woolf dans cet essai, mais elle les expose admirablement bien. Elle nous fait découvrir des destins inconnus, parfois fictifs, mais toujours très éclairants.
D'autres avis sur Biblioblog et chez Violaine.