Impossible, lorsqu'on se dit féministe, de faire l'impasse sur Simone de Beauvoir, et en particulier sur Le deuxième sexe. Ce livre de plus de mille pages est LA référence sur le sujet. Après ma lecture agréable des Mémoires d'une jeune fille rangée il y a deux ans, j'ai pris mon courage à deux mains et je ne le regrette pas. J'aurais aimé vous partager l'intégrale de mes notes, mais pour ne pas endormir tout le monde je vais essayer d'être la plus concise possible.
Le deuxième sexe est un livre incontournable et passionnant, qui pose les bases de ce qui fonde les rapports entre les sexes à travers l'étude de diverses disciplines (biologie, histoire, psychologie, psychanalyse, littérature...) et qui analyse les sociétés humaines à l'époque de Beauvoir, pour prouver que la différence de statut entre l'homme et la femme n'a rien de naturel et doit être combattue.
Si Beauvoir parle de "deuxième sexe", c'est parce que l'homme est "le Sujet absolu" et la femme "l'Autre", "dans une totalité dont les deux termes sont nécessaires l'un à l'autre."
Contrairement aux autres espèces animales, l'humain transcende sa condition en évoluant, en créant. Mais cette transcendance est refusée à la moitié de l'humanité. Reléguée dans les tâches répétitives et biologiques du maternage et du travail domestique, la femme ne peut, contrairement à l'homme, tenir le rôle de créateur et être fêtée pour cela. Elle est donc indispensable à l'homme, mais est définie par lui et pour lui, maintenue dans une position d'infériorité et de subordination. Les institutions sont pensées dans ce sens.
Il y a bien un mythe du féminin, de la Femme, puissante, mystérieuse. Ainsi, les déesses de la fertilité, les célébrations sans fin de la Femme par les poètes. Mais ce mythe contient en lui toute la peur, le mépris et la volonté de laisser la femme réelle dans la situation qui est la sienne. Les religions, et particulièrement le christianisme, ont la femme libre en haine. Sa souillure originelle n'est purifiée que "dans la mesure où elle se soumet à l'ordre établi par les mâles". Autrement dit, en se mariant. La veuve doit être remariée, la célibataire suscite la suspicion, la putain est nécessaire pour éviter le libertinage (cf. Saint Augustin) mais vit en marge de la société. L'indépendance financière n'existe pas pendant longtemps pour la femme (encore aujourd'hui, la vie professionnelle de la femme est bien souvent considérée, y compris par elle, comme secondaire par rapport à celle de son mari), son indépendance intellectuelle est intolérable et doit être réformée.
En politique, l'obtention de droits dans le monde du travail a été le fruit d'un dur labeur. Les suffragettes ont également buté de trop nombreuses années contre la toute puissance de l'homme. Lors des votes ayant conduit au refus d'accorder le droit de vote aux femmes, les motifs invoqués sont savoureux :
" En premier lieu viennent les arguments galants, du genre : nous aimons trop la femme pour laisser les femmes voter ; on exalte à la manière de Proudhon la « vraie femme » qui accepte le dilemme « courtisane ou ménagère » : la femme perdrait son charme en votant ; elle est sur un piédestal, qu’elle n’en descende pas ; elle a tout à perdre et rien à gagner en devenant électrice ; elle gouverne les hommes sans avoir besoin de bulletin de vote, etc. Plus gravement on objecte l’intérêt de la famille : la place de la femme est à la maison ; les discussions politiques amèneraient la discorde entre époux. Certains avouent un antiféminisme modéré. Les femmes sont différentes de l’homme. Elles ne font pas de service militaire. Les prostituées voteront-elles ? Et d’autres affirment avec arrogance leur supériorité mâle : Voter est une charge et non un droit, les femmes n’en sont pas dignes. Elles sont moins intelligentes et moins instruites que l’homme. Si elles votaient, les hommes s’effémineraient. Leur éducation politique n’est pas faite. Elles voteraient selon le mot d’ordre du mari. Si elles veulent être libres, qu’elles s’affranchissent d’abord de leur couturière. "
Ce qui pose sans doute le plus de difficulté à l'affranchissement de la femme en tant qu'individu est la complicité dont on l'a rendue coupable vis-à-vis de sa situation. Il est confortable et rassurant d'être "sous la protection masculine", d'être parée par lui (aussi inconfortables que soient les bijoux et vêtements féminins). Il est flatteur d'être faite d'une essence mystérieuse, complexe, que même les plus grands hommes ne sont pas parvenus à découvrir. Pourtant, cette déférence a un lourd prix. La virginité n'est célébrée qu'associée à la jeunesse et à la beauté, et la femme en général n'est admirée que dans un rôle très circonscrit.
" On ne naît pas femme, on le devient"
Réfutant toute origine biologique au destin des femmes, Beauvoir démontre que les circonstances seules sont responsables de leur fonction d'objet par rapport à l'homme. De la naissance à la vieillesse, en passant par l'adolescence, l'initiation sexuelle, le mariage et la maternité, rien ne permet aux femmes de s'affranchir des carcans masculins. Beauvoir montre aussi de façon très convaincante comment les qualités "sexuées" sont construites. Admettant que les plus grands créateurs sont des hommes, elle rétorque, preuves et comparaisons à l'appui, que cela est dû au fait qu'on n'a pas permis aux femmes d'exprimer leur propre génie.
" La vieille Europe a naguère accablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit ni un Whitman ni un Melville. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons ». "
C'est un livre qui bouscule. La deuxième partie m'a en particulier fait l'effet d'un miroir énonçant des choses très vraies sur moi, personne qui pourtant se considère comme plutôt avertie, mais qui pas plus qu'une autre ne peut se défaire de représentations inculquées dès le plus jeune âge et répétées à l'infini. Cela dit, j'ai enfin compris pourquoi il est parfois très difficile pour les hommes et les femmes de se comprendre (et gros scoop, cela n'a rien à voir avec le fait que les uns viennent de Mars et les autres de Vénus...), pourquoi les sujets de conversations entre hommes et entre femmes sont si différents, pourquoi l'on ne donne pas la même priorité à l'amour quand on est de l'un ou de l'autre sexe. De même, aucun livre ne m'avait permis de comprendre aussi clairement ce que sous-tend le débat autour du soin donné à leur apparence par les femmes se revendiquant du féminisme (vous savez, les féministes sont soit moches et frustrées, soit des hypocrites qui se maquillent et s'épilent malgré leur discours).
Ce n'est bien évidemment pas un livre qui incite à la haine et la violence envers les hommes (comme l'immense majorité des des oeuvres féministes en fait, malgré les accusations). Beauvoir était aux côtés des classes travailleuses en général. Le deuxième sexe plaide pour une redéfinition en profondeur des rapports entre les sexes, à tous les niveaux. Beauvoir prend même le soin de rassurer ceux qui ne manqueront pas de lui dire que ça risquerait de rendre la vie ennuyeuse.
" Ceux qui parlent tant d’« égalité dans la différence » auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des différences dans l’égalité. "
Toute l'oeuvre est parsemée de références à de très nombreux auteurs. Si j'ai banni toute idée de lire un jour Montherlant, j'ai en revanche bien l'intention de me replonger dans Stendhal, Mauriac, Colette et même D. H. Lawrence qui en prend pour son grade. Je ne lisais pas ce texte dans cette optique, mais moi qui aime les livres qui parlent de livres, j'ai été servie avec Le Deuxième sexe.
Cette lecture n'est pas sans défauts. Son autrice est marquée par son époque. Ses méthodes et sa réflexion sont influencées par les courants de pensée et les disciplines (la psychanalyse en particulier) qui occupaient le devant de la scène lors de la rédaction de son livre, ce qui donne parfois au texte un caractère dépassé. Certains passages sont très éthnocentrés, voire racistes, et l'on trouve des réflexions sur l'homosexualité qui me semblent bien plus refléter des convictions et des expériences personnelles de Simone de Beauvoir* qu'une quelconque vérité étayée par des études rigoureuses. De même, l'autrice a un sérieux problème avec les mères et le mariage (même si, en ce qui me concerne, la mauvaise foi dans ce domaine me fait souvent rire).
Malgré tout, je n'ai jamais lu un livre aussi complet et étayé sur les questions qu'il aborde, donc dans l'attente d'une version actualisée du Deuxième sexe je lui pardonne tout.
Un livre édifiant, encore aujourd'hui, même si certains passages me semblent refléter une réalité sinon passée du moins en recul, ce qui prouve que l'on va dans le bon sens.
* Bien qu'éronnés, ces passages ne contiennent pas de mépris (dans la mesure où je suis capable d'en juger). Je trouve même que, sans le vouloir, Beauvoir ébauche une réflexion sur les questions de genre.
Le deuxième sexe. I. Les Faits et les mythes. Folio. 408 pages. 1949 pour l'édition originale.
Le deuxième sexe. II. L'expérience vécue. Folio. 654 pages. 1949 pour l'édition originale.