Fragments d'un discours amoureux - Roland Barthes
Qu’est-ce que je pense de l’amour ? - En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce dont je veux connaître (l’amour) est la matière même dont j’use pour parler (le discours amoureux). La réflexion m’est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser.
Pourquoi l'amour nous fascine-t-il autant ? Pourquoi, des artistes aux plus banales conversations, cherchons-nous toujours à exprimer ce qu'il est ou n'est pas?
Roland Barthes n'est ni poète ni romancier, mais sémiologue. En adoptant un ordre froidement alphabétique, il analyse les différentes situations, désignées ici sous le terme de "figures", où s'exprime le dialogue amoureux. Les mots sont évidemment son matériau d'étude principal, mais il analyse aussi les autres expressions de ce langage, qu'il s'agisse de silences, de gestes (rien de moins spontané qu'un mouvement amoureux ?) ou encore de larmes.
Bien que l'expérience amoureuse soit individuelle, il est indéniable que nos comportements, pour de multiples raisons, répondent à des schémas communs. Toutes les figures présentées dans ce livre ne nous parleront pas. Elles ne se présenteront pas non plus dans le même ordre dans toutes les relations. Pourtant, ce livre ne peut qu'être une ressource passionnante. Nous avons tous manié ce langage excessif, lacunaire, creux (quoi de moins argumenté qu'un "je t'aime parce que je t'aime" ? ), genré aussi (oui, oui ! ), absurde (plus j'aime et moins je ne peux l'expliquer) et qui exprime nos angoisses les plus terribles.
Historiquement, le discours de l’absence est tenu par la Femme : la Femme est sédentaire, l’Homme est chasseur, voyageur ; la Femme est fidèle (elle attend), l’homme est coureur (il navigue, il drague). C’est la Femme qui donne forme à l’absence, en élabore la fiction, car elle en a le temps ; elle tisse et elle chante ; les Fileuses, les Chansons de toile disent à la fois l’immobilité (par le ronron du Rouet) et l’absence (au loin, des rythmes de voyage, houles marines, chevauchées). Il s’ensuit que dans tout homme qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui en souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme n’est pas féminisé parce qu’il est inverti, mais parce qu’il est amoureux.
J'essaie de lire depuis quelques mois un recueil de conférences de Noam Chomsky, Le Langage et la pensée, auquel je ne comprends pas grand chose. L'intellectuel y énonce cependant le fait qu'il lui semble impossible d'étudier le langage sans y associer d'autres disciplines comme la psychologie. Fragments d'un discours amoureux est la démonstration parfaite de cette alliance. Le dialogue amoureux étant à la fois un langage très narcissique et empathique, l'implicite et les non-dits y occupent une place prédominante. S'en tenir à une analyse des signes n'est donc pas envisageable.
On peut reprocher quelques passages trop inspirés par la psychanalyse freudienne (un mal fort répandu parmi les oeuvres du XXe siècle) et une analyse du discours amoureux essentiellement dans les tourments (les gens heureux n'ont pas d'histoire). Ces remarques ne m'empêchent cependant pas d'avoir éprouvé un coup de coeur absolu pour ce livre, qui me sert déjà de grille de lecture dans mes nouvelles découvertes livresques.
Peu importe, au fond, que la dispersion du texte soit riche ici et pauvre là ; il y a des temps morts, bien des figures tournent court ; certaines, étant des hypostases de tout le discours amoureux, ont la rareté même - la pauvreté - des essences : que dire de la Langueur, de l’Image, de la Lettre d’amour, puisque c’est tout le discours amoureux qui est tissé de désir, d’imaginaire et de déclarations ? Mais celui qui tient ce discours et en découpe les épisodes ne sait pas qu’on en fera un livre ; il ne sait pas encore qu’en bon sujet culturel il ne doit ni se répéter, ni se contredire, ni prendre le tout pour la partie ; il sait seulement que ce qui lui passe dans la tête à tel moment est marqué, comme l’empreinte d’un code (autrefois, c’eût été le code d’amour courtois, ou la carte du Tendre).
Points. 327 pages.
1977.