16 décembre 2021

My Life on the road - Gloria Steinem

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"If you travel long enough, every story becomes a novel."

Icône du féminisme aux Etats-Unis, Gloria Steinem a passé sa vie à silloner les routes des Etats-Unis pour aller à la rencontre des gens. Dans ce livre où elle retrace son parcours depuis ses premiers voyages avec son nomade de père, Gloria Steinem explique comment son mode de vie lui a permis d'assister à certains des moments les plus marquants de l'histoire des Etats-Unis et de nourrir son combat en étant toujours proche du terrain et de sa complexité.

Je sais que l'on se met rarement en scène de manière négative lorsque l'on écrit sur soi, mais j'abandonne tout esprit critique pour dire que j'ai trouvé ce livre magnifique et cette femme bouleversante. Gloria Steinem incarne le contraire de la féministe privilégiée et enfermée dans sa tour d'ivoire qui espère éduquer les foules. Elle va partout, depuis les universités jusque dans les prisons en passant par les lieux de culte, les taxis (les meilleurs sondeurs selon elle) et les bordels. Elle prône l'intersectionnalité pour trouver l'universalisme (vous savez, ces deux mots qui sont censés être incompatibles). 

Ses rencontres sont souvent furtives, donnent parfois lieu à des amitiés durables, mais toutes sont touchantes parce qu'elles l'ont été pour Gloria. Elle nous les relate avec humour, malice ou tristesse. Cela va de cette femme hassidique qui lui chuchote un "Hello Gloria" complice dans un avion où les hommes, la reconnaissant, ont bien pris garde de l'isoler, à cet homme pleurant sa soeur assassinée qui vient la remercier d'avoir enquêté sur les féminicides de masse à la frontière américano-mexicaine. 
Chaque détail peut compter. Si une candidate démocrate n'avait pas manqué de quelques milliers de dollars lors de sa campagne, peut-être que certaines guerres n'auraient pas eu lieu ou que le réchauffement climatique aurait été pris plus sérieusement par les Etats-Unis (peut-être).

A travers toutes ces rencontres, c'est la grande Histoire qui s'est écrite. Gloria Steinem est présente lorsque Martin Luther King prononce son plus célèbre discours. Elle fait campagne pour les frères Kennedy. Elle nous transmet la sidération ressentie par l'Amérique lors de l'assassinat de ces hommes qui représentaient l'espoir, sa fierté lors de la Convention des Femmes de Houston en 1977, son enthousiasme pour Obama et Hillary Clinton.

Nous rencontrons aussi par son biais des individus qui ont fait l'Histoire, même s'ils ont été boudés par ceux qui l'ont rapportée. Qui connaît Mahalia Jackson, qui crie à Martin Luther King, "Tell them about the dream !" ? Ou Wilma Mankiller, la première femme chef de la Nation Cherokee ?

Si Gloria Steinem se montre ouverte face aux gens qu'elle rencontre, et qui sont parfois très différents d'elle, elle s'agace contre le discours dominant, qui considère que les Noires ne sont que des militantes des droits civiques, que les jolies filles ne peuvent pas s'indigner et qu'il est méprisable d'être une femme de quand les dynasties d'hommes sont parfaitement admises.

Ce livre est un vrai manuel du militantisme : par quels biais y pénétrer, comment s'assurer de ne pas être balayé par ses opposants ("Tout mouvement a besoin d'avoir quelques membres qui ne peuvent être renvoyés"), comment répondre un simple "oui" ou "merci" aux questions inappropriées sur son physique ou sa sexualité, comment ravaler son indignation parfois, comment savoir qu'il faut accepter de perdre certains combats :

"Obama didn't need me to win. Hillary Clinton might need me to lose."

Et surtout, comment savoir quels sont les vrais problèmes.

"If you want people to listen to you, you have to listen to them.
If you hope people will change how they live, you have to know how they live"

J'ai surligné des dizaines et des dizaines de passages dans ce livre, d'une richesse telle que je ne peux pas tout vous rapporter sans écrire un billet beaucoup trop long. Lisez-le.

Oneworld. 312 pages.
2016.

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17 juillet 2021

Féminismes & pop cultures - Jennifer Padjemi

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" Pour la version non académique, je vous dirai que la pop culture, ce sont toutes ces images que nous assimilons au quotidien sans nous en rendre compte. Historiquement, c’était les affiches de propagande, les panneaux publicitaires, la télévision, la musique, aujourd’hui c’est Internet, les réseaux sociaux, les plateformes de vidéo à la demande, le streaming, nos écrans, les affiches dans la rue, dans le métro, chez le médecin. C’est partout, tout le temps. C’est se lever le matin et pleurer la mort d’une célébrité qu’on ne connaît pas. C’est aussi bien la Coupe du monde 98 que l’arrivée de J. Lo aux Grammy Awards vêtue d’une robe verte Versace ; c’est l’investiture de Barack Obama, Bernie Sanders transformé en mème, tout comme le visage de Jean-Marie Le Pen qui s’affiche au second tour de la présidentielle en 2002 ; ce sont les Guignols, c’est Buffy, c’est Carrie Bradshaw ; c’estBlack Panther, c’est le mariage de Meghan Markle et du prince Harry, c’est AOC, Britney Spears ; c’est YouTube, Facebook, Twitter, Instagram, les influenceurs ; ce sont ces vidéos qu’on partage, qu’on regarde, qu’on commente, qui nous font réagir, rire ou nous mettent en rogne. Les magazines. La K-pop, le hip-hop. La NBA. C’est l’installation du féminisme dans la sphère médiatique, ses détracteurs, ses divisions. Bien sûr le capitalisme n’est jamais loin, l’objectif ultime étant d’amasser toujours plus d’argent. Toutes ces perles de culture s’insèrent dans ce que la société a de plus complexe et reflètent ses avancées autant que ses retours de bâton. "

Alors que la culture populaire est souvent méprisée ou du moins considérée comme relevant du simple loisir sans conséquence ou pouvoir, Jennifer Padjemi est convaincue que le féminisme contemporain ne peut s'en passer, sous peine d'être déconnecté de la réalité et isolé. Journaliste, noire, femme et jeune trentenaire, elle nous entraîne à sa suite dans l'analyse de la pop culture et de ses rapports avec le féminisme dans une optique intersectionnelle.

J'ai beaucoup apprécié le ton général de ce livre, souvent très pertinent. L'autrice y évoque les féminismes, au pluriel, puisque nous n'avons évidemment pas la même expérience du féminisme. Chaque expérience est une réalité que l'on ne peut nier ou hiérarchiser, même si cela ne signifie pas pour autant que personne n'est à côté de la plaque.
Cette ligne de conduite est respectée tout au long du livre, dans lequel Padjemi va parfois se montrer très critique vis-à-vis d'une oeuvre tout en reconnaissant aussi ses qualités (c'est le cas de la série Girls). 

A travers ses exemples, la journaliste montre que la pop culture peut faire bouger les choses et qu'il existe un vrai pop féminisme, qui permet d'inclure de nombreuses personnes exclues du féminisme académique. L'autrice a aussi conscience des limites et des effets pervers de l'interdépendance entre féminisme et pop culture. Il est ainsi très complexe de faire du réalisme sans tomber dans le misérabilisme, le tout avec des contradictions et des impératifs matériels dont personne ne peut se dispenser. Nous avons beau être féministe et nous éduquer en permanence, cela ne nous empêche pas d'être les produits d'une société qui est dominée par d'autres visions. A l'inverse, on peut être Rihanna ou Kim Kardashian (ça me coûte vraiment d'écrire cela) et tourner le patriarcat à son avantage.

J'ai beaucoup lu sur le féminisme ces derniers mois, et si j'ai parfois regretté que ce livre développe plus une succession d'analyses qui s'additionnent les unes aux autres qu'une véritable progression ainsi que certaines redites par rapport à d'autres lectures, il m'a aussi offert de belles réflexions. L'analyse des réseaux sociaux ou des troubles mentaux (#freebritney) avec un angle pop féministe raconte une toute autre histoire que les raccourcis habituels.

Stock. 337 pages.
2021.

24 avril 2021

La Conjuration des imbéciles - John Kennedy Toole

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"Maman, je ne te comprends vraiment pas du tout. Tu es une maîtresse de maison, n’est-il pas quelque tâche à l’accomplissement de laquelle tu te sentes tenue de voler ? J’ai cru remarquer ce matin que les moutons du corridor atteignaient des proportions monstrueuses. Nettoie la maison. Téléphone à l’horloge parlante. Fais quelque chose. "

Ignatius J. Reilly, individu d'une trentaine d'années physiquement et intellectuellement hors normes, attend sa mère devant un magasin lorsqu'un policier tente de l'interpeler. Il proteste violemment, avec le soutien de la foule qui ne comprend pas qu'on embête un gentil garçon qui attend sa maman. Un petit vieux surrenchérit et traite le policier de "communisse", une insulte qui n'est pas à prendre à la légère dans l'Amérique des années soixante.
Le policier arrête alors le petit vieux, et Ignatius et sa mère trouvent refuge dans un bar, Les Folles nuits, dont la patronne les exclue rapidement, ne les trouvant pas dignes de boire ses alcools fortement dilués dans de l'eau.
Soûls, ils remontent en voiture et emboutissent un bâtiment dont le propriétaire ne tarde pas à réclamer une forte somme en dédommagement. Ignatius n'a alors pas d'autre choix que de quitter ses draps jaunis et de se mettre en quête d'un travail.

Il m'a fallu du temps pour réellement apprécier cette lecture. J'ai même eu un gros coup de mou qui m'a fait me demander si je n'allais pas abandonner. Mais la magie a fini par opérer et je peux dire que La Conjuration des imbéciles se place parmi les meilleures lectures que j'ai faites depuis le début de l'année.

C'est un livre grotesque, qui dénonce à peu près tout, se moque de toutes les catégories de personnes, et qui est en même temps le livre qui m'a le moins semblé caricatural parmi tous ceux que j'ai lus ces derniers temps. Je ne pense pas qu'une personne dotée d'un peu d'autodérision puisse se sentir heurtée par ce livre.
John Kennedy Toole fait le procès de l'Amérique et de ses excès, des militants professionnels, des intellectuels autoproclamés, de la morale hypocrite. Il dénonce un système raciste, qui exploite les êtres humains, les patrons déconnectés, les faux idéalistes. Cette histoire est tellement transposable que j'ai éclaté de rire en lisant un paragraphe accusant les universités d'être remplies de communistes, sans doute les ancêtres des "islamo-gauchistes" chers à notre gouvernement...

Les personnages sont insuportables, involontairement drôles, souvent pathétiques. Il est difficile de s'identifier à eux, mais leurs péripéties ont fini par me passionner et je n'oublierai pas de sitôt Ignatius, sa casquette, son anneau pylorique et son obsession pour Boèce, ni les autres personnages de cette démonstration de misère humaine.

La Nouvelle-Orléans apparaît sous nos yeux, exubérante, cosmopolite, faite de divers matériaux et témoignant de diverses époques. Les lieux de tourisme côtoient les quartiers délabrés. Pour certains, c'est un lieu de refuge, pour d'autres la ville est un endroit dont on ne peut s'échapper.

Tout cela est fait avec un ton absurde, qui m'a fait penser à un mariage entre Eugène Ionesco et Philip Roth. Pour le coup, ça passe ou ça casse. J'ai lu des avis très circonspects et des témoignages de grands lecteurs épuisés de ne pas voir où l'auteur veut en venir qui ont fini par lâcher l'affaire. Pour ma part, je vous recommande sans aucune réserve de vous lancer dans cette lecture.

10/18. 533 pages.
Traduit par Jean-Pierre Carasso.
1980 pour l'édition originale.

22 mars 2021

Femmes, Race et classe - Angela Davis

davisSaviez-vous que le mot lynchage faisait référence au nom d'un planteur américain blanc ayant institutionalisé une justice expéditive et hors des procédures légales ? Cette habitude prise durant la Guerre d'indépendance américaine a ensuite permis la mise à mort de milliers de Noirs après la Guerre de Sécession, dans une impunité presque totale...

Dans mon entreprise de découverte des grands noms du féminisme, celui d'Angela Davis, également militante antiraciste et communiste, s'est vite imposé. Femmes, race et classe est un essai passionnant et fluide, qui offre une perspective historique à la lutte pour les droits des femmes aux Etats-Unis, et étudie ses liens complexes avec le racisme et le capitalisme depuis le XIXe siècle jusqu'à la fin des années 1970.

Si les femmes en général ont presque toujours été effacées de l'écriture de l'Histoire, c'est d'autant plus vrai en ce qui concerne les femmes noires. Pourtant, au temps de l'esclavage, elles ont été utilisées au même titre que les hommes pour les travaux de force. N'ayant pas le moindre droit, elles ne pouvaient pas même allaiter leurs enfants durant leur journée de travail, ce qui leur provoquait des mastites répétition. Elles subissaient le fouet, même enceintes. Enfin, en plus des châtiments administrés aux hommes, elles étaient très souvent violées.

Pour justifier une oppression, il est commun de créer de mythes autour de la catégorie d'individus que l'on domine. Les Noirs n'ont pas échappé à cette règle. Le viol des femmes noires par les Blancs, arme de domination, est en plus tourné de façon si perverse qu'il se retourne contre ses victimes. Les femmes noires étaient donc vues comme des êtres particulièrement lubriques. Encore pire, cela (additionné à l'idée que les Noires dominaient leur foyer) a entretenu l'idée que l'homme noir était dépossédé de sa virilité naturelle, et qu'il compensait ce désavantage en étant plus enclin à violer, en particulier les Blanches...

Au XIXe siècle, cependant, de plus en plus de voix s'élèvent contre l'esclavage. La lutte pour l'abolition de l'esclavage est alors grandement aidée par les femmes blanches aisées. Angela Davis pense que l'ennui et la proximité entre la cause des Noirs et celle pour les droits des femmes a poussé les premières féministes à militer contre l'esclavage et la ségrégation, comme elle dénonçaient la situation de dépendance et d'infériorité que le mariage leur procurait.
Cependant, cette union cède rapidement le pas à une hostilité entre féministes et antiségrégationnistes. Antiesclavagiste ne signifie pas antiraciste. Refusant l'urgence des autres causes, les féministes bourgeoises n'hésitent pas à s'allier à des politiciens en leur servant un discours reprenant le mythe de l'homme noir violent et stupide. Elles vilipendent les militantes (souvent ouvrières) qui considèrent la lutte contre le capitalisme plus urgente que celle pour le droit de vote. Elles refusent souvent l'intervention des femmes noires dans les débats.

Ne suis-je pas une femme ?

Sojourner Truth

 

Pourtant, ces dernières sont parfois les meilleures porte-parole de leurs revendications. Ainsi, Sojourner Truth, qui utilise son passé de femme esclave, jamais aidée, exploitée, dont les treize enfants ont été arrachés à leur mère, pour répondre aux hommes qui refusent le droit de vote aux femmes alors que celles-ci "ne savent pas enjamber une flaque d'eau". Elle rétorque à ceux qui utilisent la religion pour refuser de droits aux femmes que le Christ venait de Dieu et d'une femme, aucunement d'un homme. Et à ceux qui évoquent Eve, elle rétorque :

"Si la première femme créée par Dieu était assez forte pour renverser le monde seule, les femmes devraient être capables de le remettre à l'endroit ! Et maintenant qu'elles le demandent, les hommes feraient mieux de les laisser faire. "

Il y a aussi Ida B. Wells qui luttera inlassablement contre les lynchages.

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Après l'abolition de l'esclavage, rien n'est encore gagné pour les Noirs. La majorité reste cantonnée à des emplois mal rémunérés. Leur instruction, interdite presque partout avant la Guerre de Sécession, reste limitée. Les lynchages sont une menace permanente.
Le racisme va également diviser les militantes pour les droits des femmes dans certains combats comme celui pour le droit à l'avortement. Les femmes racisées, étant victimes de stérilisations forcées, souhaitent davantage un travail sur le contrôle des naissances, qui leur permettrait d'accueillir leurs enfants ou d'avorter dans de bonnes conditions. Pour leur part, les femmes blanches souhaitent limiter leur nombre d'enfants, et sont accusés de provoquer un "suicide de la race". Surtout si elles sont riches.
Y a-t-il une meilleure arme que la division lorsqu'on souhaite faire échouer les revendications d'un groupe ?

Un livre qui permet de comprendre que certaines alliances et luttes ne sont pas si évidentes qu'elles le semblent, et qui éclaire jusqu'à l'actualité américaine contemporaine.

Des femmes. 295 pages.
Traduit par Dominique Taffin et le collectif des femmes.
1981 pour l'édition originale.

 

11 septembre 2020

Nickel Boys - Colson Whitehead

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"Ils seraient toujours en cavale, quel que soit le moyen par lequel ils avaient quitté cette école."

Victime d'une erreur judiciaire, Elwood, jeune Noir réputé pour son sérieux et sensibilisé à la lutte pour les droits civiques, est envoyé à la Nickel Academy, un établissement pour mineurs délinquants.
Lui qui est convaincu qu'un avenir meilleur l'attend ne va pas tarder à apprendre de la plus brutale des manières que ses espoirs sont pour l'heure un doux rêve.

Colson Whitehead est un auteur que je veux découvrir depuis la publication d'Underground Railroad. Bien que j'accorde peu d'importance aux prix littéraires, le fait que Nickel Boys soit le deuxième Prix Pulitzer de l'écrivain m'a interpelée. Colson Whitehead y explore un nouveau pan de l'histoire et particulièrement celle des Noirs.

La force de ce livre ne réside pas dans l'originalité de la plume de son auteur, mais dans l'exposition froide des faits rapportés. Les seuls passages solennels sont des citations de Martin Luther King qui résonnent dans la tête du personnage principal. Avec des mots simples, un ton presque journalistique et sans jamais tomber dans le voyeurisme, Colson Whitehead nous plonge dans l'horreur.

Il est très facile de visualiser Nickel telle qu'Elwood la découvre pour la première fois, sous le beau soleil de Floride et bordée de grands espaces. L'école semble presque accueillante. Pourtant, dès le prologue, nous savons qu'elle dissimule des charniers.
Avant même de mettre les pieds à la Nickel Academy, Elwood a pu expérimenter la ségrégation raciale. Dans l'hôtel où travaille sa grand-mère, les Noirs ne sont que des employés. Son lycée leur fournit des livres ayant préalablement servi aux établissements réservés aux élèves Blancs et soigneusement annotés d'insultes racistes par ces derniers. Quant à la mésaventure qui conduit Elwood en maison de correction, elle ne serait jamais arrivée à un adolescent blanc.

Nickel Academy est une institution vieille de plusieurs décennies lorsqu'Elwood y est interné. De nombreuses dénonciations ont déjà eu lieu concernant les sévices subits par les adolescents. Les disparitions sont régulières. Mais, pas plus que dans Le Vagabond des étoiles de Jack London, qui décrivait aussi les tortures infligées dans les prisons californiennes, les détenus ne peuvent attendre d'aide de l'administration. L'école est prévenue des inspections, la corruption présente à tous les niveaux. Qui s'inquièterait du sort de délinquants sans famille ? Pas grand monde, encore moins s'ils n'ont pas la bonne couleur de peau.

Bouleversant et révoltant.

Albin Michel. 272 pages.
Traduit par Charles Recoursé.
2019 pour l'édition originale.


21 juillet 2020

Le Racisme est un problème de Blancs - Reni Eddo-Lodge

eddoJ'ai acheté ce livre à sa sortie en 2018, mais ma grossesse et la naissance de mon fils ne m'avaient pas laissé le temps d'en lire plus d'une centaine de pages. Dans le contexte actuel et suite à des discussions assez animées avec mes proches, j'ai pensé que cet essai de la journaliste Reni Eddo-Lodge pourrait nourrir ma réflexion de personne blanche et donc peu consciente des problèmes engendrés par le racisme.

En effet, ce que Reni Eddo-Lodge explicite dans ce texte est avant tout le fait que nous vivons dans une société où le racisme est omniprésent.
Reprenant les mots de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe pour les appliquer au clivage entre les Blancs et les Noirs, elle essaie de démontrer que la normalité est la blanchité. Être blanc, c'est ne pas avoir conscience de sa race*.

" Être blanc, c’est être humain ; être blanc, c’est universel. Je ne le sais que trop, car je ne suis pas blanche. "

Roxane Gay l'évoque aussi dans Bad Feminist, pour le spectateur ou le lecteur blanc, il est évident que les personnages sont blancs, que les manequins des magazines sont blancs et que les acteurs sont blancs. L'idée d'une Hermione Granger noire dans la pièce Harry Potter et l'Enfant maudit a fait monter au créneau d'inombrables personnes, comme s'il s'agissait d'une monstruosité.

L'auteur débute en nous donnant un aperçu de l'histoire du racisme en Grande-Bretagne déjà éloquent. Il faut attendre 1833 pour que l'Empire britannique abolisse l'esclavage, en offrant des compensations non pas aux victimes mais aux propriétaires terriens qui étaient lésés par l'interdiction d'utiliser des êtres humains comme des marchandises. Par la suite, les colonies furent utilisées durant les guerres mondiales puis très vite oubliées. Le métissage est encore un sujet de grande crispation aujourd'hui avec le spectre du fameux "grand remplacement" dont on discute aussi en France (les femmes blanches étant appelées à procréer abondamment avec des hommes blancs pour endiguer le problème). Quant aux relations des Noirs avec la police et la justice, elles sont parsemées d'histoires révoltantes.

Outre ces manifestations incontestables du racisme, ce que Reni Eddo-Lodge essaie avant tout de démontrer est la présence d'un "racisme systémique".

" Si toutes les formes de racisme étaient aussi faciles à détecter, à identifier et à dénoncer que l’extrémisme blanc, le travail des antiracistes serait un jeu d’enfants. Les gens croient que, s’il n’y a pas eu d’agression ou si le mot « nègre » n’a pas été prononcé, un acte ne peut pas être raciste. Tant qu’un Noir ne s’est pas fait cracher dessus dans la rue, ou qu’un extrémiste en costard n’a pas déploré le manque d’emplois, en Grande-Bretagne, pour les travailleurs britanniques, ce n’est pas du racisme (et encore, même si le politique en costard a effectivement prononcé ces mots, il faudra alors débattre du caractère raciste ou non de sa déclaration, car qu’y a-t-il de raciste à vouloir protéger son pays ?!). "

Pourtant, les Noirs ont des probabilités d'être arrêtés et inculpés par les forces de l'ordre bien supérieures à celles des Blancs (ces derniers bénéficient bien plus souvent d'un simple rappel à l'ordre), on leur administre davantage de tranquilisants dans les établissements psychiatriques, ils réussissent moins à obtenir des emplois intéressants. Le Noir fait peur, c'est lui le méchant, à tel point que Reni Eddo-Lodge elle-même se souvient qu'elle regardait la télévision avec ce prisme lorsqu'elle était enfant.
Elle répond aussi bien à ceux qui considèrent que nous vivons dans une ère post-raciale (ce que démontrerait l'élection de Barack Obama à la tête des Etats-Unis) ou qui déclarent "ne pas voir la couleur", qu'à ceux qui lui rétorquent qu'il existe un racisme anti-Blancs (ce à quoi elle répond qu'un Noir peut avoir des préjugés, mais que le racisme nécessite également de pouvoir exercer un pouvoir sur ses victimes) et que les Noirs aussi font de l'esclavage. Elle fustige la position de défense adoptée par les Blancs qui amène à couper court à toute conversation sur le racisme et à faire taire les Noirs qui craignent pour leurs relations amicales.

A ceux qui rejettent le combat contre le racisme décrétant que le féminisme ou la lutte des classes, sont les vrais combats, Reni Eddo-Lodge rétorque que les Noirs, et particulièrement les femmes noires sont sur-représentées dans les catégories sociales les plus basses. Les discriminations dont on est victime ne s'annulent pas entre elles mais se cumulent. Elle souligne l'attitude étrange des féministes blanches qui refusent l'idée d'un racisme ancré dans la société dont elles seraient complices.

" Les féministes savent bien ce qu’est le patriarcat, alors pourquoi tant de féministes ont-elles du mal à admettre l’existence de la blanchité en tant que structure politique ? "

Cela l'amène à justifier les groupes de discussion féministes réservés aux femmes noires. Même s'ils sont destinés à communiquer le fruit de leurs travaux par la suite, ils permettent à leurs membres de bénéficier d'un espace où elles peuvent témoigner de leurs expériences sans être remises en cause par des personnes qui se sentiraient visées.

Sur la question de la discrimination positive, elle est catégorique : il s'agit d'un outil essentiel.

" On insiste sur le mérite, comme si tous les dirigeants blancs actuels, quel que soit le secteur, n’en étaient arrivés là qu’à force de travail et sans aide extérieure. Comme si leur couleur de peau n’était pas en soi un « coup de pouce », comme si elle n’éveillait pas la sympathie d’un recruteur envers un candidat. Vu l’état calamiteux de la diversité dans chacun des secteurs que j’ai mentionnés plus haut, il faudrait être sacrément dupe pour croire que seul le talent explique ce monopole des hommes blancs d’âge mûr aux échelons supérieurs de la plupart des corps de métiers. Nous ne vivons pas en méritocratie. Prétendre que la réussite ne s’obtient qu’à force de travail est une forme d’ignorance délibérée. "

Un essai très agréable à lire, qui contrairement à ce que son titre tapageur pourrait laisser penser appelle à une prise de conscience collective. Reni Eddo-Lodge tient un propos clair, cohérent et se montre d'ailleurs assez optimiste quant à l'évolution de la situation.
Mon seul (minuscule) regret est qu'il n'y soit pas question d'appropriation culturelle. Malgré la lecture d'un excellent article dans Causette il y a quelques années et d'Americanah qui aborde le sujet, je n'ai toujours pas compris pourquoi certaines coiffures étaient autant sujettes à polémique.

Autrement. 290 pages.
Traduit par Renaud Mazoyer.
2017 pour l'édition originale.

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20 avril 2020

Roxane Gay et Mona Chollet : L'image des femmes dans la culture populaire

bad"Sois belle et tais-toi."

Qui n'a jamais entendu que le patriarcat était une invention des féministes et que les femmes des pays occidentaux n'étaient absolument pas à plaindre ? Qui n'a jamais entendu un homme rire grassement en décrivant les féministes, ces êtres hystériques détestant les hommes avant tout parce qu'elles sont moches ? Pire, qui n'a jamais vu une femme se défendre avec véhémence lorsqu'on l'accusait d'être féministe ?

Le féminisme est un sujet qui me passionne depuis quelques années et je me réjouis de voir que certains essais "grand public" ont acquis une notoriété certaine.  C'est le cas de Sorcières : la puissance invaincue des femmes, de Beauté fatale : les nouveaux visages de l'aliénation féminine, deux titres de la journaliste Mona Chollet, et de Bad Feminist de Roxane Gay.

Ce billet ne vous présentera pas l'intégralité de Beauté fatale et de Bad Feminist, mais j'ai particulièrement apprécié leur analyse du monde de l'art (cinéma et littérature) ou de ce que l'on considère à tort comme tel (mode et publicité en tête).

" Car faire passer des films publicitaires pour des œuvres, c’est confondre sciemment deux démarches aux antipodes l’une de l’autre : l’art creuse sous les apparences, interroge les évidences, va déterrer des vérités ignorées, balaie les représentations toutes faites, poursuit un but libérateur ; il peut éventuellement déstabiliser, bousculer, quand la publicité, à l’inverse, avec son esthétique artificielle et léchée, mise sur le confort intellectuel du spectateur et sur ses réflexes pavloviens, use de recettes éculées mais efficaces, veille à ne fâcher personne et reproduit les pires stéréotypes. "

On a toutes et tous aimé un best-seller mettant en scène une femme soumise au contrôle absolu d'un homme, apprécié la jeunesse et la beauté de presque toutes les actrices. Nombreux et nombreuses sont ceux qui se délectent en lisant des magazines de mode ou se prélassent devant la dernière émission de télé-réalité.  Roxane Gay est la première à le reconnaître. Refusant l'idée d'un féminisme unique et borné, elle s'affuble de l'étiquette de "mauvaise féministe" et nous invite à en faire autant.

" Quels que soient mes problèmes avec le féminisme, je suis une féministe. Je ne peux pas et je ne veux pas nier l’importance et l’absolue nécessité du féminisme. Comme la plupart des gens, je suis pleine de contradictions, mais je ne veux pas non plus qu’on me traite comme de la merde sous prétexte que je suis une femme. Je suis une mauvaise féministe. Je préfère être une mauvaise féministe que ne pas être féministe du tout. "

L'art est un monde d'hommes, comme le reste. Les sujets supposés intéressants sont masculins. Dans l'art, le vrai, la femme n'a souvent qu'un rôle de potiche.

beauté fatale" Toutes [les actrices] s’accordent sur la pénurie de rôles féminins, et, plus encore, sur leur pauvreté, sur les quelques clichés affligeants auxquels ils se réduisent. « J’avais envie de bastonner les gens qui me disaient : “Oh, tu étais formidable dans ce film !”, avoue Barbara Steele. J’aurais voulu leur répondre : “Ne me dis pas que tu m’as aimée là-dedans, je n’y étais même pas ! C’était quelqu’un d’autre !” » Seule exception, Jane Fonda déborde d’enthousiasme en évoquant le film qu’elle vient alors de tourner avec Vanessa Redgrave : Julia, de Fred Zinnemann, sorti en 1977, qui raconte l’amitié entre deux femmes pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a cette formule éloquente : « C’était la première fois que je jouais le rôle d’une femme qui ne joue pas un rôle. » "

L'intime, la famille, la Chambre à soi de Virginia Woolf, relèvent de la littérature dite  "féminine". Pourtant, qu'est-ce qui fait que la violence conjugale, la maternité ou l'éducation ne peuvent pas faire les gros titres des journaux ?

« Rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui semble important », disait Virginia Woolf…

On peut aussi, comme Mona Chollet, citer les travaux de Nancy Huston et Michelle Perrot.

Puisque les femmes sont moins importantes, elles ont souvent droit à un traitement moindre. Cela conduit à accepter de devoir soutenir des travaux très discutables, comme la presse féminine ou certains genres littéraires.

" Une enquête réalisée en 1999 par l’Association des femmes journalistes (AFJ) avait établi que, dans les médias, pour une moyenne de cinq ou six hommes cités, on ne recensait qu’une seule femme ; une femme sur trois y était évoquée de façon anonyme, contre un homme sur sept. On comprend donc que les lectrices se tournent vers la presse féminine, où, au moins, les femmes existent, même si on donne d’elles une image problématique. "

Roxane Gay, qui en plus d'être une femme a l'immense tort d'être noire, note à plusieurs reprises à quel point ce phénomène est flagrant pour les personnes de couleur.* Être Noir, c'est être cantonné dans des rôles très limités lorsqu'on est acteur, au point qu'on ne s'identifie jamais vraiment à vous.
Gay dénonce aussi, et c'est là que j'ai dû le plus me remettre en question, la réécriture par les artistes (réalisateurs et auteurs) de l'histoire des Noirs américains. J'ai adoré ma lecture de La Couleur des sentiments, et je reconnais avoir d'autant plus apprécié ce livre qu'il ménageait ma sensibilité. Roxane Gay a quant à elle été scandalisée par ce livre faisant passer l'existence des Noirs dans le Mississipi des années 1950-1960 pour quelque chose de relativement supportable ainsi que d'avoir donné de toute cette population une image qui n'est pas si différente de la Mama d'Autant en emporte le vent, fidèle et heureuse de son sort.

"  Minny demande : « Je ne suis pas en train de me faire virer ? » et le mari de Celia répond : « Tu as un travail ici pour le restant de tes jours. » Bien sûr, Minny rayonne de gratitude, parce qu’une vie entière au service d’une famille de Blancs à faire un travail éreintant pour un salaire de misère, c’est comme gagner au loto, et c’est ce qu’une femme noire peut espérer de mieux dans l’univers alternatif de science-fiction de La Couleur des sentiments. "

Outre les oeuvres voulant bien faire tout en diffusant davantage certaines représentations, il y a les oeuvres et les comportements directement problématiques. Je n'ai pas lu Le Consentement de Vanessa Springora, mais cela semble en être une parfaite illustration, de même que l'affaire Weinstein. Et lorsque les femmes se rebellent comme cela a été le cas depuis quelques années, d'accusatrices elles deviennent bien vite des accusées. Pourquoi ont-elles accordé des faveurs sexuelles alors qu'il suffisait qu'elles s'en aillent (et tournent le dos à leur carrière) ?
C'est une excellente question, à laquelle Tolstoï en personne répondait déjà dans La Sonate à Kreutzer, bien que ses motivation aient été bien différentes de celles de Chollet et de Gay : les femmes sont là pour le plaisir de l'homme. C'est pour cela qu'on pardonne leurs dérapages (voire leurs crimes) à nombre de chanteurs, humoristes, réalisateurs, acteurs. C'est aussi pour cela que l'on se passionne pour Twilight, Fifty Shades of Grey, que l'on se trémousse sur les chansons de Robin Thicke. Pourtant, ces oeuvres continuent à populariser l'idée selon laquelle une femme qui dit non veut dire oui.

Si j'ai dévoré le livre de Mona Chollet (qui m'a bien plus convaincue que Sorcières), le livre de Roxane Gay a nécessité un plus grand effort de ma part. La première moitié du livre comporte quelques longueurs et l'auteur fait des allers-retours parfois incompréhensibles entre plusieurs thématiques entrecoupés de tranches de la vie de Roxane Gay bien trop longues. Cependant, je vous recommande ces deux lectures sans la moindre hésitation.

* Sur ce sujet, je vous recommande aussi la lecture du roman Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie.

Beauté fatale. Mona Chollet.
Zones. 237 pages.
2012.

Bad féministe. Roxane Gay.
Vues et voix. 10h50.
Lu par Clotilde Seille.
2014.

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17 décembre 2019

Sorcières : du procès de Salem à la question de la place des femmes

sorcieresMa présence ici aura été très limitée cette année en raison de l'arrivée d'un futur lecteur qui me prend beaucoup de temps et me pousse à orienter mes lectures vers des sujets très spécialisés.
J'ai quand même réussi à trouver du temps pour faire quelques découvertes, dont trois lectures autour du personnage de la sorcière.

En 1692, la ville de Salem devient folle. Des jeunes filles accusent des dizaines de personnes de les avoir ensorcelées. Poussés par l'isolement, le fanatisme religieux, la misogynie et l'appât du gain, leurs parents et les autorités emprisonnent et font exécuter sur de simples paroles. La plupart des victimes de cette folie meurtrière sont des femmes, souvent isolées, vieilles et pauvres.  

Si les chasses aux sorcières sont officiellement terminées depuis fort longtemps, ce n'est pas le cas de la méfiance et de la violence envers les femmes. Impossible, encore aujourd'hui, d'être une femme indépendante sans se faire traiter d'hystérique ou de féministe (comme si ce mot était une insulte) dans le meilleur des cas. Prétendre à de hautes fonctions est la certitude de se prendre un flots d'injures misogynes.
Même le corps des femmes doit rester sous le contrôle masculin. Derrière la plupart des débats de société se cache la défense de cet état de fait. Qui a entendu parler d'autre chose que du voile ou du burkini dans les discours dénonçant les atteintes à la laïcité ? Qui a dénoncé les attributs religieux portés par des hommes ?

9782221191453Arthur Miller, en pleine "chasse aux sorcières" communistes aux États-Unis, a écrit la célèbre pièce Les Sorcières de Salem. Il y dénonce le fanatisme qui pousse à la paranoïa puis à des actes irréparables. Ses héros sont ceux dont l'Histoire a retenu le nom, en particulier Samuel Proctor. La pièce est agréable et sa résonnance avec ce qu'il se passait alors aux Etats-Unis la rend d'autant plus frappante, mais la lecture des livres de Mona Chollet et de Maryse Condé m'ont surtout alertée sur la place assez mineure que les femmes y jouent.


Maryse Condé, dans Moi, Tituba sorcière..., s'interroge sur la destinée de Tituba, l'esclave noire exilée en Nouvelle Angleterre qui figure parmi les premières accusées.
Celle-ci, bien que née presque libre et vivant de son activité de sorcière guérisseuse, renonce à ce privilège pour épouser un esclave. Non seulement ce mariage sera désastreux, mais en plus elle sera l'une des accusées de Salem. En tant que guérisseuse et en tant qu'esclave noire, sa parole n'a aucune valeur face aux accusations, même si elles émanent de très jeunes filles.
condéLe plus absurde, souligne Maryse Condé, est cette accusation d'alliance avec le diable, notion très chrétienne, alors que Tituba ne sait même pas qui est Satan. Lorsque les poursuites sont abandonnées, les prisonniers libérés et les victimes réhabilitées, certains noms dont celui de Tituba sont oubliés. Elle n'est qu'une femme, noire qui plus est. La seule personne qui la comprend est une certaine Hester, qui ressemble trop au personnage de La Lettre écarlate pour que ce soit une coïncidence.

Dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet revient aussi sur cet épisode. Elle y voit une démonstration parfaite de la violence du monde envers les femmes, et particulièrement celles qui auraient un semblant d'autonomie, d'expérience et de caractère. Ce n'est pas un hasard si beaucoup des accusées étaient des femmes âgées et célibataires, donc jouissant d'une liberté insupportable.

Ainsi qu'elle le souligne, qui, hormis dans le cas des chasses aux sorcières, oserait affirmer qu'une folie meurtrière visant un groupe viendrait du fait que le groupe en question mettrait ceux d'en face (ici, les hommes) mal à l'aise ?

Un ensemble de lectures simultanées enrichissant et très actuel.

Moi, Tituba sorcière... . Folio. 288 pages. 1988 pour l'édition originale.
Sorcières. La puissance invaincue des femmes. Lizzie. 7h57. 2018 pour l'édition originale.
Les sorcières de Salem. Robert Laffont. 256 pages. 1953 pour l'édition originale.

 

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19 août 2018

Americanah - Chimamanda Ngozi Adichie

Americanah" À mes camarades noirs non américains : En Amérique, tu es noir, chéri

Cher Noir non américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Cesse de dire je suis jamaïcain ou je suis ghanéen. L’Amérique s’en fiche. "

Ifemelu décide, après treize ans en Amérique, de retourner vivre à Lagos. Alors qu'elle se fait coiffer dans un salon afro, elle se remémore son adolescence au Nigéria puis son arrivée aux Etats-Unis, où elle a découvert à quel point la couleur de sa peau comptait.
Devenue blogueuse à succès spécialisée dans les questions de race, elle interpelle les Américains à travers diverses anecdotes afin d'expliquer le quotidien d'une personne noire aux Etats-Unis, pays qui refuse de parler de race, tout en étant encore fondamentalement raciste.
A Lagos, Ifemelu espère retrouver son grand amour, Obinze, qu'elle n'a pas revu depuis son départ et qui a lui aussi été confronté à des difficultés lorsqu'il a voulu s'installer en Angleterre.

Dans un passage du livre, un personnage dit à Ifemelu qu'écrire un livre sur la race qui soit à la fois pertinent et accessible à tous, notamment les Blancs, est impossible. Americanah est la preuve que le défi a été brillamment relevé.
Je ne pense pas que Chimamanda Ngozi Adichie soit un écrivain hors du commun, son style étant très simple, mais elle a définitivement un don pour raconter des histoires d'une grande richesse, très documentées, et qui permettent à n'importe qui de comprendre son propos pourtant complexe. Ainsi, le choix du salon de coiffure spécialisée dans les cheveux crépus qui sert de fil conducteur aux trois-quart du roman n'a rien d'anecdotique. Les cheveux sont l'un des symboles de la différence faite entre les Noirs et les autres. Les cheveux crépus doivent être disciplinés, lissés ou tressés, c'est indispensable pour être pris au sérieux.

Quand elle parla à Ruth de sa prochaine entrevue à Baltimore, celle-ci lui dit : « Mon seul conseil ? Défaites vos tresses et défrisez vos cheveux. Personne n’en parle jamais, mais c’est important. Il faut que vous obteniez ce boulot. »

Un article paru dans le magazine Causette il y a quelques mois expliquait très bien ce phénomène. Les cheveux crépus ne font pas sérieux à tel point qu'ils sont un handicap pour s'insérer dans la société.
Ce point d'entrée capillaire est également accompagné de réflexions sur la ségrégation raciale encore présente aux Etats-Unis, réflexions souvent valables dans les autres sociétés occidentales. Americanah est un livre qui bouscule le lecteur, particulièrement lorsqu'il est blanc. J'ai eu un peu honte de me reconnaître dans certaines descriptions. Le racisme est tellement ancré dans nos sociétés que, même lorsqu'on est de bonne volonté et prêt à se remettre en question, on ne peut s'empêcher d'avoir des attitudes et de tenir des propos qui font légitimement bondir les personnes de couleur. Ifemelu, ainsi qu'Obinze à Londres, évoquent aussi bien les difficultés pour les Noirs de ne pas être vus comme des humains sous-éduqués ou trafiquant de la drogue, que les Blancs essayant de montrer leur tolérance en évoquant la "richesse" des cultures africaines ou leur volonté d'aider les pauvres petits Africains.

« Bonjour, je m’appelle Ifemelu.
— Quel beau nom, dit Kimberly. Est-ce qu’il signifie quelque chose de particulier ? J’adore les noms multiculturels parce qu’ils ont des significations merveilleuses, venant de cultures merveilleusement riches. » Kimberly avait le sourire bienveillant des gens qui voyaient dans la « culture » l’univers inhabituel et coloré des gens de couleur, un mot qui devait toujours être accompagné de « riche ». Elle ne pensait pas que la Norvège ait une « culture riche ».

" Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n’avaient pas manqué d’eau, mais étaient englués dans l’insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd’hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu’aucun d’entre eux ne meure de faim, n’ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d’avoir le choix, avide de certitude. "

L'auteur explique à quel point le racisme envers les Noirs est unique, et démontre à quel point dans une situation similaire, un Noir et un non Noir ne seront pas également désavantagés. Le seul point qui m'a gênée concerne les propos de l'auteur sur l'antisémitisme qui ne serait pas aussi humiliant que le racisme envers les Noirs car basé sur de la jalousie. Je pense qu'elle n'a pas, du fait de son expérience au Nigéria et aux Etats-Unis, une vision de ce qu'ont pu vivre les Juifs pendant des siècles en Europe, avec le bouquet final de l'horreur nazi. Les Juifs aussi ont été martyrisés, victimes de ségrégation et de préjugés terribles. Quant à la jalousie censée être une chose plutôt positive, elle a plutôt donné lieu à des faits divers sordides dans nos régions. C'est anecdotique (à peine quelques lignes), et je pense vraiment que Chimamanda Ngozi Adichie est de bonne foi, mais il me semble important de nuancer son propos. A aucun moment l'auteur ne se montre violente, agressive. Elle énonce des faits, adopte un ton railleur mais pas condescendant, et crée les conditions idéales pour que son lecteur l'écoute.

Le retour au pays d'Ifemelu permet à la jeune femme de laisser en grande partie la question de sa couleur de peau derrière elle, mais il n'est pas simple pour autant. Chimamanda Ngozi Adichie n'a pas mâché ses mots à propos de l'Amérique et de l'Angleterre, elle est tout aussi virulente envers le Nigéria et ses habitants. Elle évoque la politique et la corruption dans son pays, est sensible à la place des femmes (elle n'hésite pas à monter au créneau lorsqu'on lui parle des soi-disant sages et soumises Nigériannes), aux questions d'éducation et se moque du comportement des expatriés rentrés comme elles au Nigéria. Notre héroïne s'est parfois sentie très seule aux Etats-Unis, le Nigéria après treize ans d'absence est comme un étranger. Partie à peine sortie de l'adolescence, elle revient adulte.

On lit ce roman avec beaucoup de facilité parce que ses personnages sont très bien croqués. Ifemelu ne peut que plaire si l'on s'intéresse un peu aux questions de société. C'est aussi une personne attachante parce que faillible. Son parcours du combattant aux Etats-Unis nous fait rager et souffrir avec elle. Sa grande histoire d'amour avec Obinze est un peu trop belle, mais ça ne fait pas de mal. Comme dans son précédent roman, L'Autre moitié du soleil, l'auteur évoque surtout des personnages issus des classes moyennes ou aisées, éduqués, parfaitement anglophones, et ses héros sont igbos. Ces éléments ainsi que d'autres indices laissent penser que Chimamanda Ngozi Adichie a mis beaucoup de choses personnelles dans ce livre, et c'est peut-être ce qui lui permet de sonner si vrai.

Un livre passionnant et très facile à lire que je recommande à tout le monde. Difficile de faire un billet qui énumère toutes les pistes qu'il explore tant il y en a.

Les avis d'Ellettres, d'Ys et d'Hélène.

Folio. 684 pages.
Traduit par Anne Damour.
2013 pour l'édition originale.

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13 août 2018

Les Filles au lion - Jessie Burton

burton" Quasiment tous les Anglais, y compris les plus instruits, croyaient que nous avions plus de points communs avec les Soudanais qu’avec eux. Mais que connaissais-je du Sahara, des chameaux ou des Bédouins ? Pendant toute mon enfance, mon idéal de beauté et de glamour avait été la princesse Margaret. "

Odelle Bastien, installée à Londres depuis cinq ans, obtient un poste de secrétaire dans une grande galerie d'art. Pour cette jeune femme noire venue des Caraïbes, ce poste est inespéré dans l'Angleterre des années 1960. Peu après, elle rencontre Lawrie Scott, un jeune homme dont la mère vient de mourir en lui léguant uniquement un tableau étrange. Lorsque Lawrie montre cette oeuvre aux employeurs d'Odelle, ceux-ci sont stupéfaits : il pourrait s'agir de l'oeuvre d'un peintre de Malaga disparu pendant la guerre civile espagnole.
Nous remontons alors le temps jusqu'en 1936 pour rencontrer Olive Schloss, installée dans le sud de l'Espagne avec son père Harold et sa mère Sarah. Alors que les tensions sont à leur comble entre l'extrême-droite et les communistes, Harold Schloss, qui est marchand d'art, pense avoir découvert en son voisin un artiste hors du commun.

Lorsque l'on passe du temps sur la blogosphère, il est impossible de ne pas avoir entendu parler de Jessie Burton, dont le premier roman, Miniaturiste, a connu un succès énorme.
J'ai rapidement été captivée par cette histoire ressemblant à une sorte de chasse au trésor et alternant les époques et les lieux. Indéniablement, Jessie Burton a le sens du suspens. Chaque partie s'achève sur une révélation donnant une furieuse envie de connaître la suite de l'histoire. Les secrets de famille, les tableaux oubliés, les amours contrariés et surtout les intrigues que l'on pense cerner mais qui se révèlent bien plus tordues au dernier moment, j'adore ça. 
J'ai rapidement trouvé la construction des Filles au lion moins solide que des livres comme ceux de Marisha Pessl ou Confiteor de Jaume Cabré (je serais curieuse de savoir si Jessie Burton l'a lu) et j'avais deviné la principale supercherie dès le tout début du roman, mais l'enquête menée par Odelle est prenante, Marjorie Quick fascine et Lawrie ne manque pas non plus d'intérêt. Côté espagnol, on est aussi touché par Olive et Teresa, qui essaient de faire reconnaître leurs qualités dans un monde d'hommes. A défaut d'être particulièrement charismatiques et complexes, les personnages de Jessie Burton sont sympathiques.
Les descriptions des tableaux stimulent fortement notre imagination et nous amènent à nous interroger sur le sens de l'art, la nécessité ou non de connaître l'intention de l'artiste et également sur le sort des oeuvres lors des conflits.

" Peu importe la vérité, ce que les gens croient devient la vérité. "

Pourtant, je suis un peu déçue, et ma lecture est devenue pénible dans les cent dernières pages. Les coïncidences, déjà nombreuses jusque là, s'enchaînent et ne surprennent pas le lecteur parce que Jessie Burton s'est montrée habile mais au contraire parce qu'elle cède à toutes les facilités. J'ai aussi regretté que certaines pistes intéressantes soient à peine explorées, comme le talent d'écrivain d'Odelle.

Une lecture d'été agréable, mais une intrigue cousue de gros fils qui gâche la dernière partie du roman.

Je remercie Folio pour cette lecture.

D'autres avis chez Hélène et Maggie.

Folio. 513 pages.
Traduit par Jean Esch.
2016 pour l'édition originale.