Jours de travail : Les Journaux des Raisins de la colère - John Steinbeck
" Personne ne connaît mon absence de facilité comme moi je la connais. "
Les Raisins de la colère étant le livre qui m'a le plus marquée en 2020, il fallait absolument que je lise un jour le journal tenu par Steinbeck lors de sa rédaction et présenté de façon (comme toujours merveilleuse) par Dominique il y a quelques temps.
Le processus d'écriture du livre occupe évidemment une place centrale dans ces journaux. Steinbeck se contraint à un travail rigoureux et régulier (le même nombre de pages chaque jour). Il ne cache pas ses doutes, ses difficultés, ses frustrations. Il parle des personnages comme s'ils étaient réels.
" Ces gens doivent être intensément en vie tout le temps."
Malgré la tentation de l'oisiveté, qui le guette, il veut écrire un livre à la hauteur de ses ambitions.
"Il faut que ce soit un bon livre. Il doit l'être tout simplement. Je n'ai pas le choix. Il faut que ce soit, de loin, le meilleur truc que j'aie jamais tenté."
Peu à peu, certains éléments se mettent en place. La scène finale (inoubliable) apparaît à l'auteur assez rapidement. L'épouse de l'auteur est également un personnage central dans la réalisation du livre. C'est elle qui trouve le titre et met au propre le texte de Steinbeck.
Déjà célèbre, il suit la tournée de ses oeuvres précédentes, la faillite de son premier éditeur. Il se rend à Hollywood pour y travailler.
En plus de l'écriture de son livre, Steinbeck cherche à agir pour les individus qui lui inspirent ses personnages. Le spectre du nazisme l'angoisse, l'argent qu'il a gagné a éloigné certains de ses proches.Avec son épouse, ils découvrent puis achètent un ranch, le plus bel endroit que Steinbeck a vu, dit-il (et peut-être des paysages qui lui ont inspiré certaines de ses oeuvres ultérieures ?). La publication du livre, qui recontre un immense succès, lui vaut des ennemis. La menace de ces gens puissants pèse sur Steinbeck.
"Les deux derniers jours, j'ai eu des prémonitions de mort tellement fortes que j'ai brûlé toutes sortes de correspondances sur des années. J'ai une telle horreur des gens qui pourraient les fouiller, mettre la pagaille dans mon passé tel qu'il est."
Une immersion passionnante dans le quotidien de Steinbeck pour la session mensuelle des "Classiques c'est fantastique".
Pavillons Poche. 250 pages.
Traduit par Pierre Guglielmina.
Journal (1867) - Anna Dostoïevski
Après la mort de sa première épouse, Fiodor Dostoïevski se remarie avec sa sténographe, âgée d'à peine vingt ans. Le couple, pour se soustraire aux problèmes financiers que rencontre l'auteur, se rend à l'étranger. Après un désastreux séjour à Baden, où l'auteur perd ses biens et ceux de sa femme aux jeux, ils s'établissent à Genève. En septembre, Anna débute un journal dans lequel elle va consigner ses réflexions, son quotidien, ainsi que ses souvenirs autour de sa rencontre avec son mari.
Cette lecture est à recommander aussi bien aux admirateurs de Dostoïevski qu'à ceux qui aiment les journaux intimes. Comme le souligne la préface, le fait qu'il ait été rédigé par une autrice qui ne le destinait qu'à son propre usage et souhaitait sa destruction rend son propos spontané et sincère.
La vie d'Anna Dostoïevski n'est pas simple, malgré toute l'affection qu'elle porte à son mari. On ressent vivement les humiliations répétées dues au manque d'argent, qui la contraignent à se rendre chaque jour à la poste, dans l'espoir de recevoir quelque argent. A de maintes reprises, elle doit mettre en gages ses maigres possessions pour pouvoir manger et se loger. Le simple fait d'envoyer des lettres fait l'objet de réflexions intenses en raison du coût que cela implique. Enceinte, la situation matérielle d'Anna ne lui permet pas d'appréhender aussi sereinement qu'elle le désire l'arrivée de cet enfant.
Ce texte pourrait faire l'objet d'une lecture à la lumière de ce que dénoncent les féministes d'aujourd'hui, tant la charge mentale de ce couple repose sur cette femme qui doit ruser et mentir pour garder quelques ressources de secours. Son époux n'est pas toujours facile à vivre. Il lui reproche ses dépenses, critique sa mise, l'incendie lorsque sa mère lui envoie des lettres non affranchies, et à deux reprises part se ruiner aux jeux, la laissant seule avec ses angoisses à Genève.
Anna Dostoïevski n'est pas qu'une jeune fille follement amoureuse de son époux et jalouse (même si cela lui arrive). Elle est aussi intelligente, cultivée (elle dévore Balzac, Dickens et George Sand) et fait preuve d'une grande vivacité d'esprit, comme lorsqu'elle analyse avec humour le passage de Garibaldi à Genève. Son admiration ne l'aveugle que jusqu'à un certain point. A plusieurs reprises, elle laisse éclater par écrit sa colère contre l'attitude inconséquente de son époux. Elle sait lorsqu'il lui ment et ne comprend pas le soin qu'il prend de sa belle-soeur dont il paie l'appartement alors qu'elle-même est contrainte à vivre dans la pauvreté.
Les références au travail d'écriture de Dostoïevski sont peu nombreuses, bien que l'on devine qu'il est alors en pleine rédaction de Crime et Châtiment, et que c'est à l'occasion de la rédaction du Joueur que les deux époux se rencontrent. Ce journal est avant tout un document remarquable pour pénétrer l'intimité de l'un des plus grands auteurs russes.
Syrtes. 234 pages.
Traduit par Jean-Claude Lanne.
2019.
Carnets Intimes ; Sylvia Plath
La Table Ronde. 221 pages.
Traduit par Anouk Neuhoff.
Ce livre se divise entre des extraits du journal de Sylvia Plath et quelques unes de ses nouvelles. Pourtant, de même que les tranches de vie rapportées par Sylvia Plath semblent être des nouvelles, on devine très facilement la part autobiographique des récits de fiction. Souvent, elles se répondent (c'est d'ailleurs plus que clair pour La veuve Mangada, qui est le titre à la fois d'un extrait du journal et d'une nouvelle)
Nous suivons ainsi Sylvia Plath à Cambridge, au début de l'année 1956, fragile, peu sûre de ses talents de poète, et incertaine quant à sa vie amoureuse. Elle a bien un amoureux quelque part, un certain Richard, mais il est loin, et elle ne se prive pas d'observer (et plus si affinités) les hommes qu'elle rencontre. C'est cette année là qu'elle croise Ted Hughes pour la première fois. Elle évoque cette rencontre explosive, entre rêve et réalité, plus loin dans le recueil, avec Le Garçon au Dauphin, sans doute la plus belle des nouvelles. Elle est fascinée par lui avant même de le connaître, pour avoir lu certains de ses textes. Il vient lui parler, elle lui demande de briser les barrières qui la retiennent, puis le mord sauvagement à la joue.
Pas rancunier, bien au contraire visiblement, Ted Hughes tombe sous le charme de la jeune fille. Quelques mois plus tard, ils se marient, et se rendent en Espagne, où ils logent chez la veuve Mangada, une femme en qui Sylvia voit une sorte de sorcière. Les deux jeunes époux se retrouvent en effet confrontés à des inconvénients très matériels, auquels l'imagination de Sylvia donne un aspect presque magique quand elle tire une nouvelle des notes de son journal, où elle prend un malin plaisir à réécrire cette anecdote de façon à en sortir victorieuse.
Les deux derniers textes extraits du journal ont été écrits lors des dernières semaines de sa vie avec Ted Hughes. Ils vivent alors à la campagne avec leurs deux enfants. Rose et Percy B. sont des voisins, et Sylvia Plath va observer la mort lente de Percy. Enfin, Charlie Pollard et les apiculteurs évoque l'acquisition d'une ruche par Ted et Sylvia.
C'est dans les nouvelles que j'ai pris le plus de plaisir à retrouver Sylvia Plath. Son univers est à la fois sombre et enchanté. Elle est hantée par son enfance, par Alice au Pays des Merveilles, par la maternité, par la mort, alors vous imaginez quel étrange et complexe résultat tout ceci peut donner. Je l'ai dit plus haut, Le Garçon au Dauphin, où Sylvia s'appelle Dody et rencontre un Leonard qui semble magicien, est la nouvelle qui m'a le plus touchée.
"Pour toute réponse, Leonard tapa du pied. Il piétina le sol.Un coup sur le sol, et les murs disparurent. Un coup sur le sol, et le plafond s'envola vers le royaume des cieux. Arrachant le bandeau rouge que Dody avait dans les cheveux, il le mit dans sa poche. Une ombre verte, une ombre moussue, lui effleura la bouche. Et au coeur du labyrinthe, dans le sanctuaire du jardin, un adolescent de pierre se fêla et vola en éclats, brisé en millions de morceaux."
J'ai aussi été bouleversée par cette jeune fille qui se fait prendre en flagrant délit de mensonge dans Un jour de juin, et pour qui cela a une importance que personne ne peut mesurer. Par ce frère et cette soeur qui retournent à l'adolescence sur les lieux de leur enfance, et qui découvrent que ce qui leur semblait immense a rétrécit. Par cette petite fille que son père n'emmènera jamais plus chasser les bourdons, et celle dont le père doit partir dans un camp d'internement où l'on met les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui comprend que Dieu n'existe pas. Ou encore par cette jeune fille, un sosie d'Esther Greenwood, qui n'a personne à qui parler, à part le soleil, qu'elle déteste.
L'écriture de Sylvia Plath est empreinte de mystère, de poésie, de nature, et surtout d'elle même. Je suis incapable de parler de ce livre, mais il faut que vous lui fassiez une place.
Je suis ravie d'avoir accepté ce premier partenariat avec BOB et les éditions de la Table Ronde, et les remercie chaleureusement.