Là où chantent les écrevisses - Delia Owens
« Il était une maman geai, qui réussit à s’envoler, moi aussi je m’envolerais, si seulement je le pouvais. »
Kya a grandi dans le Marais. Un à un, tous les membres de sa famille sont partis, la laissant entièrement seule. Echappant aux services sociaux, elle survit en vendant des moules et passe son temps sur la vieille barque de son père. Ses seuls amis sont Jumpin et Mabel, un couple de Noirs qui lui fournit de quoi se vêtir et achète ses moules, et Tate Walker, un garçon de la ville fasciné par le Marais.
Quand le corps de Chase Andrews, l'enfant chéri de la ville, est retrouvé flottant au pied de la tour de garde, la ville se met à murmurer que Kya aurait bien pu le tuer.
J'avais abandonné l'idée de lire ce roman trop souvent comparé à Pat Conroy (qui m'ennuie...), surtout après avoir lu des mitigés. La sortie prochaine du film (qui annonce des paysages à couper le souffle et des retrouvailles avec la merveilleuse Daisy Edgar-Jones) ainsi que l'écoute de la très belle chanson de Taylor Swift m'ont convaincue de revoir mon jugement.
Je ne peux pas dire que j'ai passé un mauvais moment. Là où chantent les écrevisses est un livre dont on tourne les pages sans la moindre difficulté. Il flotte autour de Kya une ambiance irréelle qui donne envie de se précipiter en Caroline du Nord et de se prendre pour une spécialiste du marais. Kya est une héroïne touchante, une enfant blessée, une femme maltraitée, mais aussi un personnage fort qui refuse de se laisser dicter sa vie. .
En revanche, ce roman souffre d'un gros manque de crédibilité. L'héroïne est une pestiférée illétrée vivant dans le plus grand dénuement. Pourtant, deux garçons très séduisants (dont le playboy du coin) craquent pour elle. De même, Kya apprend à lire et devient une experte reconnue avec une facilité déconcertante. J’aime l’idée que la nature s'observe et se vit avant tout, mais on a quand même du mal à y croire.
Quant à l'enquête, si elle m'a maintenue en alerte, elle est menée avec un manque de rigueur qui ne peut pas être attribué au seul shérif. Personne ne se demande ce que Chase faisait là-haut ou ne semble chercher des informations précises à ce sujet. Par ailleurs, qui peut envisager un procès où l'on oublierait d'interroger l'accusée ?
Une lecture agréable mais très imparfaite. Et vous, avez-vous aimé ?
Points. 461 pages.
Traduit par Marc Amfreville.
2018 pour l'édition originale.
Trois - Valérie Perrin
Adrien, Nina et Etienne se sont rencontrés à La Comelle en Saône-et-Loire le jour de leur rentrée en CM2. Pendant huit ans, ils ont été inséparables. Et puis la vie leur a roulé dessus. Ils n'ont pas su gérer les frustrations, les petites vexations, et aujourd'hui ils sont fâchés à mort. Autour d'eux évoluait une ombre, Virginie. C'est elle qui raconte leur histoire.
Je n'avais jamais entendu parler de Valérie Perrin avant l'année dernière où j'ai vu fleurir les avis sur ce roman. Même si les histoires d'amitié ayant tourné au drame n'ont rien de très original et bien que je lise peu de têtes de gondoles, je n'ai pas su dire non lorsqu'une copine m'a tendu son exemplaire quelques semaines plus tard.
J'ai globalement bien fait, puisqu'il m'a fallu trois jours (après presque un an dans ma bibliothèque) pour venir à bout des 670 pages de ce texte en grand format. Les chapitres sont courts, les allers-retours dans le temps tiennent rythment le livre, les non-dits tiennent en haleine. Il est indéniable que Valérie Perrin est une scénariste efficace.
Ce livre se lit comme une série d'été qui nous plonge dans une douce nostalgie. Il est très marqué par l'époque à laquelle il se déroule, les années 1990. Bien que je sois plus jeune que les personnages, les références musicales me parlent et les habitudes de ce trio ne sont pas très éloignées de ma propre expérience. En revanche, je ne suis pas certaine qu'il puisse vraiment plaire à des gens qui ont moins de trente ans.
Le dernier tiers du livre m'a moins plu. J'ai trouvé les "révélations" assez mal traitées dans la dernière partie du roman. Il se passe beaucoup trop de choses, les facilités sont trop nombreuses, et ces défauts m'ont fait un peu décrocher.
Une lecture qui n'a pas bouleversé mon univers, mais dont je garderai un souvenir agréable.
Albin Michel. 668 pages.
2021.
Nouveau pavé d'été pour le challenge de Brize !
Kafka sur le rivage - Haruki Murakami
Qu'ont en commun un jeune fugueur de quinze ans, une bibliothécaire quinquagénaire dont la vie a été brisée trente ans plus tôt et un vieil homme handicapé capable de parler avec les chats ? La réponse se trouve-t-elle dans le malaise inexplicable d'une classe entière dans les montagnes lors de la Deuxième Guerre mondiale ? Faut-il la chercher dans la prophétie condamnant le jeune Kafka à une destinée oedipienne ?
Je crois qu'il est temps de me résigner après quatre lectures de Murakami, cet auteur n'est pas fait pour moi. Kafka sur le rivage démarre en fanfare avec des personnages hautement charismatiques, des allers-retours dans le temps et une plongée progressive dans le fantastique. J'ai aimé suivre les questionnements du jeune héros et le cheminement encore plus touchant d'Hoshino, compagnon accidentel de Nakata, à travers les arts.
La chute est d'autant plus rude lorsque le soufflé retombe avec une histoire traînant en longueur et des scènes bien inutilement malaisantes. Lorsqu'on enlève la métaphore et que l'on regarde l'intrigue mise à nu, celle-ci apparaît dans toute sa minceur. Cela ne valait pas franchement le coup de s'infliger des violences sexuelles érotisées, un passage antiféministe gratuit et bien pédant (pour information, les propos stupides le restent même quand on les attribue à personnage "queer"). Comme dans 1Q84, Murakami finit par se perdre dans les fantasmes de ses personnages, délaissant ainsi ce qui faisait la saveur de son récit.
Frustrant.
Helène est bien plus convaincue que moi.
Belfond. 618 pages.
Traduit par Corinne Atlan.
2002 pour l'édition originale.
Sixième participation au challenge Pavé de l'été de Brize !
Anne de Green Gables - Lucy Maud Montgomery
Publiées au début du XXe siècle, les aventures d'Anne Shirley se déroulent sur l'Île du Prince Edouard à l'est du Canada. Elles commencent lorsque Mirella et son frère Matthew Cuthbert décident d'adopter un garçon pour les aider dans leur ferme. Le mot est mal passé, et c'est finalement une petite fille maigrichonne, rousse et terriblement bavarde qui arrive chez eux.
En quête de lectures qui me permettraient de m'évader un peu, j'ai enfin découvert ce grand classique de la littérature jeunesse. Je crois que c'était le bon moment. Le moralisme qui imprègne le livre et les bavardages incessants d'Anne, qui dans d'autres circonstances auraient pu m'agacer, m'ont au contraire fait rire et rappelé les romans de la Comtesse de Ségur que je lisais enfant (même si je serai curieuse de voir si je les apprécierais autant aujourd'hui).
Il y a dans ce livre une recette magique, avec ce qu'il faut d'impertinence et de bêtises pour nuancer la piété et les bons sentiments. A Avonlea, les méchants ne sont pas vraiment méchants, mais assez pour qu'on aime les voir se faire taquiner. Les drames sont à la fois touchants et vaincus par un optimisme à toute épreuve.
Suivre une héroïne entière comme Anne, c'est oublier son quotidien. Guidée par une imagination débordante, ambitieuse et incroyablement douée pour se mettre dans des situations improbables, elle nous entraîne dans des décors délicieux et ne nous laisse pas nous ennuyer une seule seconde.
J'ai adoré.
Monsieur Toussaint Louverture. 381 pages.
Traduit par Hélène Charrier.
1908 pour l'édition originale.
A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel Proust
« Théoriquement, on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps de la vie. »
Devenu jeune homme, notre narrateur évolue dans un premier temps dans le sillage de Madame Swann dont il aime la fille, Odette. Il fréquente un écrivain à succès, assiste à une représentation de la Berma et aspire au métier d’écrivain. Il se rend aussi à Balbec, au bord de la mer, avec sa grand-mère. Il y noue des amitiés et fait la connaissance d’une certaine Albertine.
Ce livre est celui de l’éveil amoureux, de la première déception et de cette envie que l’on a de découvrir ce sentiment si prisé. Proust évoque à merveille l’indécision de son narrateur face aux différentes jeunes filles qui l’entourent. Toutes incarnent son désir, plus théorique que réel, surtout dans un premier temps.
Toujours attentif aux détails de l’existence, notre narrateur prend conscience qu’il projetait alors avant tout ses fantasmes sur les êtres qu’il côtoyait, et qu’en chaque individu est contenu un passé, un présent et un futur. Les faux-semblants, les non-dits ou tout simplement les inévitables incompréhensions entre deux êtres distincts l’un de l’autre occupent une grande part du récit.
En toile de fond, Proust évoque aussi un monde qui évolue, et où l’art et l’esprit visent tellement haut que la confrontation au réel est parfois cruelle.
La lecture du premier volet m’avait enchantée. Ce second livre m’a replongée dans une ambiance confortable tant le milieu du narrateur est une carte postale de l’ancien monde, mais qui exprime en même temps toute la complexité des êtres et des événements.
Le Livre de Poche. 667 pages.
1919 pour l'édition originale.
Quatrième participation au challenge Pavé de l'été de Brize !
Le Pays du Dauphin vert - Elizabeth Goudge
« Trente-six ans ! s'écria l'hôtesse. Mais Madame, c’est sur un bateau à voiles que vous avez dû partir. »
William, Marianne et Marguerite grandissent ensemble dans les Îles Anglo-Normandes. Si les deux sœurs Le Patourel sont amoureuses de William, lui n’a d’yeux que pour la solaire Marguerite. Marianne est trop sûre d’elle, trop intelligente (et pas assez belle) pour trouver un mari.
Lorsque des années plus tard, William envoie une lettre depuis la Nouvelle-Zélande, c’est pourtant pour demander la main de l’aînée des sœurs. Un lapsus stupide, qui condamne le trio à une existence qui n’était pas celle qui était prévue.
Peut-on vivre sans trahir l’enfant qu’on était ?
Il y a dans ce roman mettant en scène des personnages plus complexes qu’attachants une magie permanente qui est celle de nos premières années. Aucun de nos héros n’est jamais parvenu à oublier le baiser sur la plage, l’escapade sur le « Dauphin Vert » en compagnie du Capitaine O’Hara et de son fidèle Nat, pas plus qu’il n’est possible de se débarrasser d’Old Nick, le grossier perroquet.
Au milieu des obstacles, nombreux, qui empoisonnent le mariage de William et Marianne, Elizabeth Goudge nous embarque dans de vraies aventures à travers les mers et les terres hostiles, à grands coups de descriptions enchanteresses (même si la vision est très colonialiste parfois).
Marianne n’est pas une femme naturellement attachante. Ambitieuse, orgueilleuse, jalouse, elle est impitoyable avec tous, obligeant son entourage à céder perpétuellement à ses exigences. Mais il y a souvent deux façon de voir les choses, et c’est sa détermination qui ouvre des perspectives après chaque échec. Avec une malicieuse pirouette, l’autrice nous rappelle également que si Marianne n’était pas l’âme sœur de William, l’inverse est aussi vrai. Même s’il ne l’envisage pas une minute, la certitude de Marianne qu’elle n’a pas pu épouser le mauvais homme épargne à son époux une belle déconvenue. L’amour, surtout quand il dure toute une vie, ne peut pas se contenter d'être un doux rêve naïf.
Une fresque passionnante qui devrait conquérir tous les amoureux de la littérature anglaise.
Libretto. 792 pages.
Traduit par Maxime Ouvrard.
1944 pour l'édition originale.
Deuxième participation au Challenge Pavé de l'été de Brize !
Le Messager - Leslie Poles Hartley
Léon Colston, presque treize ans, est invité par la mère d'un camarade de classe à séjourner chez eux dans le Norfolk durant les congés d'été. Le jeune garçon fait ainsi la connaissance des Maudsley, prestigieuse famille de la région. Un peu bousculé par la société qui peuple la maison, il se prend d'admiration pour la soeur aînée de son ami, Marian. Celle-ci prend sa défense, le cajole et le gâte. Conquis, il n'hésite pas lorsqu'elle lui demande à son tour une faveur.
J'ai énormément apprécié cette lecture faite suite à un épisode des Bibliomaniacs (un podcast que j'écoute depuis plusieurs années et que je vous conseille).
L'ambiance de ce livre est étouffante. Dès le début, nous savons qu'un drame s'est produit et que Léon en a été l'un des acteurs. Je m'y attendais d'autant plus que j'ai lu le roman de Ian McEwan qui s'inspire de cette histoire. La chaleur de l'été est présente à chaque page, dans les descriptions de la nature ou dans l'empressement de Léon à contrôler chaque jour la température.
La construction des personnages est remarquable. Il est difficile de ne pas succomber à Lord Trimingham, auquel son rang épargne les humiliations que réservent souvent les hommes à ceux qui ont un physique aussi effroyable. Il est aussi très appréciable que la personnalité des protagonistes ne soit pas aussi évidente qu'on le pense au premier abord. Marian en particulier, est difficile à cerner. Est-elle généreuse ou manipulatrice ? Capricieuse ou victime de sa condition ?
Le plus intéressant est évidemment Léon. Naïf, sensible et ignorant, son âge l'amène à se poser des questions existentielles. Encore dans le monde fantasmé de l'enfance, les vacances qu'il passe chez les Maudsley vont le faire grandir brutalement. Les moqueries sur ses vêtements trop chauds lui font prendre conscience de sa pauvreté. Dans les échanges aussi, il est en position d'infériorité, les codes de la société sont bien différents de ceux des pensions de garçons, aussi prestigieuses qu'elles soient.
Je dois reconnaître que je n'ai pas vraiment compris pourquoi l'un des personnages agissait comme il le fait dans les dernières pages du roman. La crise est inévitable, mais le drame ? Cela dit, nous n'avons que les souvenirs d'un enfant qui n'a pas même la connaissance des choses de l'amour pour comprendre ce qu'il s'est passé. De plus, l'auteur met en scène des personnages impulsifs et complexes.
Un superbe roman d'apprentissage.
10/18. 406 pages.
Traduit par Denis Morrens et Andrée Martinerie.
1953 pour l'édition originale.
Souvenirs de Marnie - Joan G. Robinson
" Voilà ce qu'on va faire ! On va conclure un pacte pour ne se poser qu'une question par soirée, d'accord ? Comme un voeu dans un conte.
- Il y en a plutôt trois, non ? répliqua Anna, sceptique.
- D'accord, trois alors. "
Anna est recueillie par les Preston après la mort de ses parents et de sa grand-mère, mais elle éprouve des difficultés à nouer des liens avec cette famille. A l'école aussi, elle est à l'écart. Sur les conseils du médecin, Mrs Preston décide d'envoyer Anna chez des amis pour l'été dans le Norfolk. Là-bas, Anna passe ses journées à se promener seule dans les dunes et à imaginer des histoires au sujet d'une maison qui borde la crique de Little Overton. Jusqu'à une nuit, où elle rencontre une fille de son âge en chemise de nuit, la fameuse Marnie.
Ce qui frappe d'abord, c'est l'objet lui-même. L'illustration de couverture, la couverture rigide, la police d'écriture, l'épaisseur du papier. Tout, dans ce livre, est élégant.
Je me suis glissée avec délice dans cette histoire mettant en scène une petite fille qui refuse qu'on l'aime pour ne pas souffrir. Je n'ai pas vu l'adaptation des studios Ghibli, mais j'ai imaginé sans peine la beauté des paysages du Norfolk, de la crique et de la maison qui hypnotise Anna lorsqu'elle la voit pour la première fois. Joan G. Robinson sait convoquer en quelques phrases un décor enchanteur. Parmi toutes les anecdotes raportées, le ramassage de la salicorne m'a rappelé mes propres vacances d'été au bord de la mer. Le genre de détails qui vous font succomber à tous les coups.
Anna est une héroïne à laquelle il est facile de s'identifier. Solitaire, rêveuse et trop sincère pour prétendre s'intéresser à des personnes ou à des choses qui l'ennuient, sa personnalité est perçue comme problématique. A Little Overton, grâce aux libertés qu'on lui accorde, elle trouve peu à peu sa place. Ses hôtes, les Pegg, le vieux Gossdetro, l'énigmatique Marnie, la maladroite Mrs Preston et plus tard les Lindsay, forment autour d'elle une communauté attachante.
Tout était donc parfait jusqu'à ce que j'arrive aux derniers chapitres. J'avais imaginé bien des révélations, je m'attendais à prendre une claque, mais ça a été la douche froide. Je n'aime pas les coïncidences tirées par les cheveux. Elles me font toujours penser que l'auteur a utilisé ce procédé parce qu'il n'arrivait pas à terminer son histoire.
Par ailleurs, j'ai beau savoir que c'est très courant en littérature jeunesse, les morales à gros sabots m'exaspèrent. Je n'avais pas besoin qu'on me dise en toutes lettres qu'il est difficile de se construire en tant qu'adulte quand on a été mal aimé enfant, le reste du livre l'évoquait parfaitement bien.
Malgré mes réserves concernant la fin qui m'empêchent de le considérer comme un coup de coeur, je garderai un beau souvenir de ce livre à recommander à ceux qui cherchent une lecture réconfortante.
Monsieur Toussaint Louverture. 249 pages.
Traduit par Patricia Barbe-Girault.
1967 pour l'édition originale.
Cartes postales : Henri Rivière et Salvador Dali.
La Maison dans laquelle -Mariam Petrosyan
" [...] j'avais compris que le goût des habitants de la Maison pour les histoires à dormir debout n'était pas né comme ça, qu'ils avaient transformé leurs douleurs en superstitions, et que ces superstitions s'étaient à leur tour muées, petit à petit, en traditions. Et les traditions, surtout lorsque l'on est enfant, on les adopte immédiatement. Si j'étais arrivé ici il y a quelques années, peut-être que je trouverais banal de communiquer avec les morts."
Autant parce que ce livre est impossible à résumer que pour préserver le plaisir de la découverte, je ne vous dirai pas grand chose de l'histoire qu'il raconte. Sachez seulement qu'il existe une maison dont les murs sont recouverts d'inscriptions manuscrites et certaines fenêtres murées. Ses habitants sont des adolescents livrés à eux-mêmes la plupart du temps, répartis dans des groupes où la hiérarchie est stricte. Ils ne se font appeler que par le surnom qu'on leur a attribué. L'Extérieur n'existe plus, il est interdit d'en parler.
Il est rare de croiser un livre offrant tant de niveaux de lecture, tous parfaitement réussis de surcroît. La Maison dans laquelle est un roman qui ressemble à un conte macabre. C'est aussi une immersion dans un institut où tous les habitants paraissent fous. On peut voir ce livre comme la description d'un monde qui ne laisse pas de place aux personnes handicapées et qui préfère les tenir à la marge. Enfin, c'est une métaphore de la condition humaine, à laquelle nous espérons tous échapper en nous racontant des histoires et en accumulant des souvenirs qui finissent par ne plus rien nous rappeler.
Cette ambivalence contamine les personnages, perçus par différents narrateurs. Pour démêler le vrai du faux (s'ils existent), on ne peut compter ni sur l'Aveugle, chef implacable et adolescent pathétique à la fois, ni sur l'éducateur tour à tour clairvoyant et drogué aux mystères de la Maison. Les personnages parlent par énigmes, et l'on se demande si c'est pour dissimuler leurs crimes ou bien leurs traumatismes.
Les amitiés (s'il s'agit bien de ça) sont étranges mais indéfectibles. Les liens entre les habitants sont tels que la parole est souvent inutile. On tombe sous le charme de ces jeunes qui semblent avoir tant vécu, effrayés à l'idée de grandir, et capables de la violence la plus pure comme de faire preuve d'une solidarité exceptionnelle.
Dès le premier chapitre, on est happé par cette histoire qui nous rappelle à quel point la lecture est un plaisir et un refuge. J'ai craint un essoufflement, une mauvaise direction, qui aurait gâché ce parfait instant de lecture. Mais rien n'est venu rompre le charme. Il y a du Lewis Carroll, du Jorge Luis Borges, du J.M. Barrie et même du Kazuo Ishiguro dans ce livre, et en même temps il est unique.
La Maison dans laquelle est un chef d'oeuvre, une lecture labyrinthique ficelée avec un soin méticuleux. Vous y serez partagé entre un sentiment de malaise, des éclats de rire (oui !), de la terreur et des larmes.
"Dès qu'ils le voyaient, les éducateurs se mettaient à compter machinalement les années qui les séparaient de la retraite. Ses voisins de chambrée rêvaient de l'étrangler. Putois avait neuf ans, et au cours de cette brève existence, il avait déjà eu le temps de commettre bien des forfaits."
Laissez-vous glisser dans ce livre.
Monsieur Toussaint Louverture. 1070 pages.
Traduit par Raphaëlle Pache.
2009 pour l'édition originale.
Instantanés d'Ambre - Yôko Ogawa
Suite à la mort de la plus jeune de ses quatre enfants, une femme décide de se retirer du monde avec ceux qu'il lui reste. Rebaptisés Opale, Ambre et Agate, les trois petits êtres grandissent entre les murs d'une vieille demeure entourée d'un jardin aux hauts murs et dans la peur du "chien maléfique" qui a enlevé leur benjamine.
Parmi mes résolutions de l'année, il y avait mon envie d'élargir mes horizons littéraires. J'ai vogué un petit mois en Amérique Latine et fait quelques escales en Europe de l'Est (même si la Russie n'est plus depuis quelques années une destination complètement inconnue). Il est temps de se tourner vers l'Asie.
De Yôko Ogawa, j'ai lu il y a des années La Petite pièce hexagonale qui m'avait laissée perplexe. Cette autrice semble flirter avec le surnaturel et le fantastique pour dévoiler les failles de la nature humaine, ce qui n'était pas ce à quoi je m'attendais alors. Cette nouvelle approche a été bien plus satisfaisante.
L'autrice utilise la capacité qu'ont les enfants à se créer un monde pour nous faire naviguer entre un imaginaire merveilleux et une réalité cauchemardesque. Instantanées d'Ambre est donc un livre dérangeant qui berce le lecteur avec un style poétique tout en lui contant une histoire de maltraitance.
Agate, Opale et Ambre peuvent avoir un bonhomme dans l'oreille ou une petite soeur disparue dans l'oeil. Ils intègrent aussi à leur imaginaire des vêtements trop petits et des maladies mal soignées.
Je disais récemment combien j'adhérais aux propos d'Alberto Manguel sur les usuels. J'ignorais que le hasard me ferait découvrir une histoire où les encyclopédies exercent tout leur pouvoir. Elles inspirent d'inombrables jeux à la fratrie, les abreuve de savoirs variés, et permet à Ambre, encouragé par la folie de sa mère, de ressusciter sa benjamine avec les fameux instantanés du titre.
Bien que non perçue de façon consciente, cette enfance terrible continue de hanter Ambre alors qu'il est dans une maison de retraite des décennies plus tard.
Encore plus qu'Ambre, le personnage de la mère m'a fascinée. Elle est à la fois une mère que l'on ne peut que comprendre, abandonnée par celui qui lui a fait quatre enfants et brisée par la perte de sa benjamine. Et en même temps, c'est une mère terrifiante, qui enferme ses enfants dans une maison de plus en plus délabrée, leur retire leur nom, leur voix? et les enferme dans l'enfance. Une personne tellement neutre qu'elle s'intègre sans difficulté aux pages d'une encyclopédie et en même temps dotée d'un narcissisme perverti.
Il m'a fallu un peu de temps pour m'imprégner de l'ambiance de ce livre, mais je pense qu'il me restera longtemps en mémoire.
L'avis de Lili.
Babel. 301 pages.
Traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle.
2015 pour l'édition originale.