09 février 2023

La Bibliothèque, la nuit - Alberto Manguel

20230201_101450b

"Comment pouvons-nous espérer, nous, lecteurs, tenir entre nos mains le cycle du monde et du temps, alors que le monde excédera toujours les marges d'une page et que tout ce que nous pouvons constater, c'est le moment définitif défini par un paragraphe ou un vers, en choisissant, selon la formule de Blake, "des objets de vénération dans des contes poétiques" ? "

Trouver un sens au monde qui nous entoure est une obsession à laquelle les bibliothèques tentent de répondre. Une entreprise que nous savons vaine, mais "il m'a semblé que cette quête était valable en elle-même", nous dit Alberto Manguel. A ses côtés, nous plongeons dans l'histoire des bibliothèques et nous questionnons sur ce qu'elles sont et ce qu'elles ne sont pas. Ces lieux existent souvent, ont parfois disparu (à cause du fanatisme ou de la négligence humaine) ou ne sont présents que dans notre mémoire (laquelle finira inévitablement par flancher).

A tous ceux qui pensent que l'érudition est un moyen légitime d'écraser l'autre, je recommande la lecture d'Alberto Manguel. Secrétaire de Borges, bibliophile, directeur de la Bibliothèque Nationale d'Argentine et bien d'autres choses, il ne perd jamais de vue la raison qui l'anime. Ses seules remarques méprisantes sont pour des pairs hautains.

Bien qu'il s'agisse d'un essai, ce livre se lit comme un roman d'aventure palpitant. A travers des anecdotes personnelles et des informations historiques beaucoup plus générales (et jamais ennuyeuses), Manguel nous embarque dans le temps et dans l'espace. Il nous transmet son amour des livres et de la lecture (qui ne cessent jamais d'exister, même au plus profond de l'horreur), sa confiance dans la patience illimitée des textes non lus (rassurante pour les grands lecteurs qui culpabilisent devant leurs trop nombreux achats).

" Il se peut qu'il n'existe aucun livre, aussi bien écrit qu'il soit, qui puisse alléger d'une once la douleur des tragédies d'Irak ou du Rwanda, mais il se peut aussi qu'il n'existe aucun livre, si atrocement écrit qu'il soit, qui ne puisse apporter une épiphanie au lecteur qui lui est destiné. "

Notre époque tend à nous conforter dans nos certitudes et à nous éloigner les uns des autres, Manguel nous montre d'une part que cette tendance n'est pas nouvelle et d'autre part qu'il est possible de saluer les avancées d'une personne (Melvil Dewey, Leibniz) tout en montrant les limites de ses travaux avec bienveillance.

Face à internet, l'auteur est très prudent. Une bibliothèque est une vision, un renoncement, ce qui est aussi bien un déchirement qu'une défense contre le n'importe quoi que serait une bibliothèque qui contiendrait tout (or "l'accumulation des connaissances n'est pas la connaissance"), qui privilégierait la rapidité plutôt que la réflexion et ne se conjuguerait qu'au seul présent.

" Citer, c'est faire usage de la bibliothèque de Babel ; citer, c'est réfléchir ce qui a déjà été dit et si nous ne le faisons pas, nous parlons dans un vide où nulle voix humaine ne peut produire un son. "

 Bouclant la boucle comme le disciple de Borges qu'il est, ce que Manguel nous montre avant tout est l'harmonie qui existe entre les livres et les hommes, les uns et les autres se contenant mutuellement.

"L'encyclopédie mondiale, la bibliothèque universelle existe, et c'est le monde même."

Passionnant.

Babel. 372 pages.
Traduit par Christine Le Boeuf.
2006.

LOGO SUD AMERI

 

 

Posté par lillylivres à 06:02 - - Commentaires [4] - Permalien [#]
Tags : , , , ,


11 février 2021

Je remballe ma bibliothèque : une élégie et quelques digressions - Alberto Manguel

manguel" Si toute bibliothèque est autobiographique, son remballage semble avoir quelque chose d’un auto-éloge funèbre. "

Suite à ce qu'il considère comme des absurdités administratives, Alberto Manguel est contraint de quitter la France où il s'était installé avec son compagnon et ses trente-cinq mille livres. Cette épreuve, qui le contraint à renoncer, même de façon provisoire, à sa bibliothèque, est l'occasion pour lui de parler de son rapport aux livres, aux bibliothèques et de convoquer aussi bien ses propres souvenirs que la mémoire du monde.

Ce livre débute comme beaucoup de textes où un écrivain nous parle de sa bibliothèque. Il nous la décrit physiquement, énumère les thématiques et les auteurs qui y occupent une place prépondérante, sa manière de les ranger. Très vite, Manguel nous semble familier. Ce n'est pas un bibliophile collectionneur, tout juste possède-t-il quelques volumes rares. Ses livres les plus précieux ne le sont que pour la valeur sentimentale qu'il leur attribue. 
Il est frappant de constater à quel point Alberto Manguel est humble. Peu d'esprits aussi brillants et passionnés auraient mis aussi naturellement, dans la même phrase et sur un pied d'égalité, Somerset Maugham et Nora Roberts. 

Au-delà de l'attachement au contenu, Manguel évoque la singularité de chacun des exemplaires possédés. Lorsqu'on prend un livre dans une bibliothèque, il ne s'agit pas d'un objet inerte. Il est arrivé d'une certaine manière, dans un lieu précis. Il a ensuite été rangé à une place particulière.

On parle de certaines personnes qui sont réticentes à prêter l’oreille ou la main ; je prêtais rarement un livre. Si je désirais que quelqu’un lise un certain ouvrage, j’en achetais un exemplaire et le lui offrais. Je crois que prêter un livre est une incitation au vol. La bibliothèque publique de l’une de mes écoles affichait un avertissement à la fois exclusif et généreux : “CES LIVRES NE SONT PAS À VOUS : ILS APPARTIENNENT À TOUT LE MONDE.” Une telle inscription n’aurait pu figurer dans ma bibliothèque. Elle était pour moi un espace absolument privé qui m’enfermait et me reflétait tout à la fois.

Trinity College Library

J’ai toujours aimé les bibliothèques publiques, mais je dois avouer un paradoxe : je ne m’y sens pas bien pour travailler. Je suis trop impatient. Je n’aime pas avoir à attendre les livres dont j’ai besoin, chose inévitable à moins que la bibliothèque ne bénéficie de la générosité de rayonnages accessibles. Je n’aime pas l’interdiction d’écrire dans les marges des livres que j’emprunte. Je n’aime pas avoir à rendre les livres si je découvre en eux quelque chose de surprenant ou de précieux. Tel un pillard avide, je veux que les livres que je lis m’appartiennent.

Très vite, l'auteur laisse son esprit divaguer bien au-delà de sa propre bibliothèque et de son entreprise de remballage. Les émotions qu'il éprouve le ramènent à l'histoire des bibliothèques. Il a conscience de ce que ces lieux disent ou taisent. Ainsi, l'absence des innombrables rouleaux disparus avec la Bibliothèque d'Alexandrie. Ou encore, la destruction des oeuvres indigènes par les évangélisateurs européens.

Mon professeur de latin disait : “Soyons reconnaissants de ne pas savoir ce qu’étaient les grands livres qui ont péri à Alexandrie, car si nous le savions nous serions inconsolables.”

Ironie de l'histoire, alors qu'il pensait avoir trouvé une nouvelle terre d'asile, il est contacté pour devenir le directeur de la Bibliothèque Nationale d'Argentine. Après quelques hésitations, il accepte le poste et ses défis. On retrouve alors le personnage dont l'absence totale d'élitisme m'avait frappée un peu plus haut, puisque sa principale préoccupation est de toucher tout le monde.

Parmi les courts chapitres, j'ai particulièrement été touchée par celui concernant les dictionnaires. J'ai hérité de ma grand-mère adorée un Littré que je n'ouvre jamais, mais qui me rappelle combien son acquisition avait ravi celle qui, comme Manguel, y voyait un lieu de perdition.

IMG_1492

Cha­­que fois que nous demandions à un professeur ce que signifiait quelque chose, on nous répondait de “regarder dans le dictionnaire” ! Nous ne considérions jamais cela comme une punition. Au con­­traire : avec ce commandement, nous recevions les clés d’une caverne magique dans laquelle un mot menait sans rime ni raison (à part une arbitraire raison alphabétique) au suivant. Nous cherchions poudroie, par exemple, après avoir lu dans La Barbe Bleue : “Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie”, et découvrions non seulement le sens dans lequel Charles Perrault utilise le mot mais aussi que, au Canada (nom qui n’évoquait encore pour moi qu’une vaste forme rose sur la carte), poudroyer signifie “être chassée par le vent (souvent en rafales), en parlant de la neige”. Et, plus haut sur la même page, ce terme exquis : “Poudrin : pluie fine et glacée, à Terre-Neuve.” Plusieurs décennies plus tard, pris dans une averse glacée à Saint-Jean de Terre-Neuve, je m’aperçus que j’avais le mot pour désigner l’expérience.

Ma lecture récente de Borges m'a aussi permis d'apprécier l'influence de ce dernier sur Alberto Manguel. Devenu aveugle, Borges avait trouvé en Manguel un assistant et un lecteur. L'élève cite à de multiples reprises le maître qui lui a transmis ses obsessions pour les labyrinthes et les palais des glaces.

Une petite pépite à savourer qui me donne envie de me jeter sur Une histoire de la lecture qui m'attend depuis l'éternité.

L'avis de Maryline.

Actes Sud. 160 pages.
Traduit par Christine Le Boeuf.
2018.

LOGO SUD AMERI