Sodome et Gomorrhe - Marcel Proust
" La règle [...] est que les durs sont des faibles dont on n'a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu'on veuille d'eux ou non, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse. "
Le narrateur se rend à la soirée du Prince et de la Princesse de Guermantes sans savoir s'il est réellement invité ou victime d'une mauvaise farce. Apercevant Swann, il apprend des nouvelles déconcertantes concernant la position de ses relations au sujet de l'Affaire Dreyfus. C'est toutefois M. de Charlus qui lui réserve la plus grande des surprises. En effet, le narrateur l'aperçoit dans une situation équivoque avec un autre homme.
Plus tard, il retourne à Balbec, où l'absence de sa grand-mère se fait cruellement ressentir. M. de Charlus et Albertine sont aussi de la partie. Avec les Verdurin et les Cottard, ils se côtoient aussi bien dans les soirées mondaines que dans leurs nombreux trajets en train.
Lire Sodome et Gomorrhe a été un plaisir de bout en bout. J'ai déjà évoqué à quel point l'humour de Proust me touche, dans ce tome l'auteur nous propose des quiproquos hilarants. Si l'Affaire Dreyfus était omniprésente dans les tomes précédents, c'est l'homosexualité, celle du M. de Charlus et celle que le narrateur soupçonne chez Albertine, qui occupe le devant de la scène ici. Elle n'est pas considérée de la même façon à Paris et à Balbec, et mêlée à la vie mondaine, on fait semblant de ne pas la voir.
Ce livre contient aussi les habituelles réflexions de l'auteur sur la nature humaine. Les pages concernant le deuil de la grand-mère du narrateur sont particulièrement émouvantes. Il soupçonnait déjà que l'on n'a pas la même apparence en fonction de qui nous voit, il découvre aussi que sa grand-mère bien-aimée lui avait dissimulé des incidents graves pour le préserver.
Si son comportement avec Albertine est loin de lui faire honneur, c'est aussi l'occasion pour le narrateur de réaliser les paradoxes contenus dans les liens d'affection. La jalousie, la vanité et la vulgarité ont de nombreuses occasions de s'imiscer dans les relations humaines tant les individus sont généralement peu sûrs d'eux.
"C'est d'ailleurs le propre de l'amour de nous rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire soupçonner, plus vite que nous n'aurions fait une autre, celle que nous aimons, et d'ajouter foi plus aisément à ses dénégations."
La séduction obsède le narrateur, indissociable selon lui du temps qui passe et qui emporte tout.
" On peut quelquefois retrouver un être mais non abolir le temps."
De nouveau, ce tome s'achève sur un coup de théâtre rendant nécessaire la lecture de la suite de l'histoire. La Prisonnière étant le tome sur lequel j'ai lu le plus d'avis mitigés, j'ai un peu d'appréhension mais je sais que je ne résisterai pas longtemps.
Le Livre de Poche. 765 pages.
1921-1922.
Le Côté de Guermantes - Marcel Proust
Alors qu'il déménage avec ses parents, le narrateur se prend d'admiration pour la duchesse de Guermantes. Une admiration sincère, bien qu'éphémère et non exclusive. Cela lui permet toutefois, aidé de son ami Robert de Saint-Loup, de pénétrer dans l'intimité de cette grande famille.
Le Côté de Guermantes est une chronique mondaine très détaillée (au point, je dois l'admettre, d'être assez assommante par moments). On retrouve heureusement ici l'humour du narrateur qui m'avait séduite et surprise dans le premier tome et qui était moins présent dans le deuxième. Cela donne une saveur exquise aux interminables conversations auxquelles nous sommes associés. Chacun joue un rôle. L'Affaire Dreyfus, qui traverse tout le livre, est le prétexte idéal pour que chacun réaffirme une solidarité familiale, un basculement dans l'ordre des choses ou même une prise de distance.
Autour de ces mondains gravitent des milieux leur offrant du divertissement et du ravissement pour leurs yeux, leurs oreilles. Revoyant la Berma, le narrateur est ébranlé dans ses précédentes conclusions. Plus tard, le médecin de sa grand-mère tient involontairement un discours valant le détour.
L'esprit acéré du narrateur n'épargne personne, y compris lui-même. Proust exprime merveilleusement bien le tiraillement de la vie des l'homme entre la permanence et la fugacité des choses. On a beau prendre des résolutions, changer n'est pas chose aisée. Par ailleurs, bien que l'on sache en théorie combien les moments précieux et les gens qu'on aime ne sont pas éternels, on ne peut s'empêcher d'agir comme si c'était le cas.
Des retrouvailles réussies avec Proust dans le cadre des Classiques c'est fantastique. Je poursuis avec Sodome et Gomorrhe.
Le Livre de Poche. 733 pages.
1920-1921 pour l'édition originale.
Laissez-moi : Commentaire - Marcelle Sauvagot
"Je veux bien perdre la tête, mais je veux saisir le moment où je perds la tête [...]. Il ne faut pas être absent de son bonheur. "
Alors qu'elle se soigne dans un sanatorium, une femme reçoit une lettre de rupture de l'homme qu'elle aime. Il lui annonce son mariage et l'assure de son amitié. La narratrice lui répond dans des lettres qu'elle ne lui enverra jamais.
Ce court texte écrit au début des années 1930 est un concentré de finesse et d’intelligence (sans parler du style, superbe). Cette introspection nous montre tout ce qu'il y a d'égoïste dans l'amour (et en quoi ce n'est pas forcément négatif). La narratrice commente les sentiments provoqués par sa rupture, mais aussi ses rapports passés avec son ancien partenaire et les actions qu’elle entreprend suite à l’annonce qui lui est faite.
Le sentiment d’être aimé nous fait exister, encore plus lorsqu’on vit comme la narratrice, hors du monde. La rupture fait douter, provoque une remise en question. Pour ceux qui la connaissent, elle provoque la crainte les heures sombres à venir.
On est avant Beauvoir et la femme comme Autre, pourtant cela n’a pas échappé à Marcelle Sauvageot. "L’homme est : tout semble avoir été mis à sa disposition. " Il serait ainsi, dans une rupture, facile d’oublier sa propre valeur face aux reproches pointés par l’homme pour justifier sa désertion.
Blessée et déçue ne veut pourtant pas dire détruite et incapable de raisonner. L’esprit d’indépendance de la narratrice, qui agaçait l’homme lorsqu’ils étaient en couple, est ce qui lui permet de conserver un certain contrôle sur sa vie.
Un texte remarquable. A lire en période de rupture ou pour ne pas oublier que l’on existe avant tout en tant qu’individualité.
Phébus. 134 pages.
1934 pour l'édition originale.
Trois - Valérie Perrin
Adrien, Nina et Etienne se sont rencontrés à La Comelle en Saône-et-Loire le jour de leur rentrée en CM2. Pendant huit ans, ils ont été inséparables. Et puis la vie leur a roulé dessus. Ils n'ont pas su gérer les frustrations, les petites vexations, et aujourd'hui ils sont fâchés à mort. Autour d'eux évoluait une ombre, Virginie. C'est elle qui raconte leur histoire.
Je n'avais jamais entendu parler de Valérie Perrin avant l'année dernière où j'ai vu fleurir les avis sur ce roman. Même si les histoires d'amitié ayant tourné au drame n'ont rien de très original et bien que je lise peu de têtes de gondoles, je n'ai pas su dire non lorsqu'une copine m'a tendu son exemplaire quelques semaines plus tard.
J'ai globalement bien fait, puisqu'il m'a fallu trois jours (après presque un an dans ma bibliothèque) pour venir à bout des 670 pages de ce texte en grand format. Les chapitres sont courts, les allers-retours dans le temps tiennent rythment le livre, les non-dits tiennent en haleine. Il est indéniable que Valérie Perrin est une scénariste efficace.
Ce livre se lit comme une série d'été qui nous plonge dans une douce nostalgie. Il est très marqué par l'époque à laquelle il se déroule, les années 1990. Bien que je sois plus jeune que les personnages, les références musicales me parlent et les habitudes de ce trio ne sont pas très éloignées de ma propre expérience. En revanche, je ne suis pas certaine qu'il puisse vraiment plaire à des gens qui ont moins de trente ans.
Le dernier tiers du livre m'a moins plu. J'ai trouvé les "révélations" assez mal traitées dans la dernière partie du roman. Il se passe beaucoup trop de choses, les facilités sont trop nombreuses, et ces défauts m'ont fait un peu décrocher.
Une lecture qui n'a pas bouleversé mon univers, mais dont je garderai un souvenir agréable.
Albin Michel. 668 pages.
2021.
Nouveau pavé d'été pour le challenge de Brize !
A l'ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel Proust
« Théoriquement, on sait que la terre tourne, mais en fait on ne s’en aperçoit pas, le sol sur lequel on marche semble ne pas bouger et on vit tranquille. Il en est ainsi du Temps de la vie. »
Devenu jeune homme, notre narrateur évolue dans un premier temps dans le sillage de Madame Swann dont il aime la fille, Odette. Il fréquente un écrivain à succès, assiste à une représentation de la Berma et aspire au métier d’écrivain. Il se rend aussi à Balbec, au bord de la mer, avec sa grand-mère. Il y noue des amitiés et fait la connaissance d’une certaine Albertine.
Ce livre est celui de l’éveil amoureux, de la première déception et de cette envie que l’on a de découvrir ce sentiment si prisé. Proust évoque à merveille l’indécision de son narrateur face aux différentes jeunes filles qui l’entourent. Toutes incarnent son désir, plus théorique que réel, surtout dans un premier temps.
Toujours attentif aux détails de l’existence, notre narrateur prend conscience qu’il projetait alors avant tout ses fantasmes sur les êtres qu’il côtoyait, et qu’en chaque individu est contenu un passé, un présent et un futur. Les faux-semblants, les non-dits ou tout simplement les inévitables incompréhensions entre deux êtres distincts l’un de l’autre occupent une grande part du récit.
En toile de fond, Proust évoque aussi un monde qui évolue, et où l’art et l’esprit visent tellement haut que la confrontation au réel est parfois cruelle.
La lecture du premier volet m’avait enchantée. Ce second livre m’a replongée dans une ambiance confortable tant le milieu du narrateur est une carte postale de l’ancien monde, mais qui exprime en même temps toute la complexité des êtres et des événements.
Le Livre de Poche. 667 pages.
1919 pour l'édition originale.
Quatrième participation au challenge Pavé de l'été de Brize !
L'Occupation - Annie Ernaux
Dans ce très court texte, Annie Ernaux revient sur l’obsession qu’elle a éprouvée pour la femme avec laquelle W., son compagnon durant six ans, a refait sa vie après qu’elle l’ait quitté.
Le langage amoureux, bien qu’il relève de ce qu’il y a de plus intime, a une part universelle (j’ai beaucoup pensé à Barthes en lisant ce livre). Cette obsession, et surtout son absurdité apparente, nous l’avons sans doute tous au moins effleurée un jour. A l’ère des réseaux sociaux, elle ne risque pas de disparaître.
Faire le deuil d’une histoire d’amour, même quand on est celui qui part, nous conduit à prendre parfois des détours étonnants. Parce que cette nouvelle relation de W. entérine définitivement la rupture, parce que ce n’est plus la narratrice qui mène la danse dans cette séparation ou parce qu’elle réalise que l’on n’est pas si unique aux yeux de notre ancien partenaire, l’autre femme devient une présence asphyxiante. La narratrice n’a même plus le privilège d’être la seule femme mûre à laquelle W. aura succombé.
Il y a bien plus que des sentiments dans une relation, et la comparaison avec ses rivales est d’autant plus irrésistible que l’on vit dans une société qui pousse les femmes à surinvestir le domaine de la séduction. Pour la narratrice, après le mariage conventionnel et la maternité, c’était aussi une récompense bien méritée, ce qu’elle décrit comme un retour à « l’essentiel » .
Comme presque toujours, Ernaux nous offre un texte à savourer puis à digérer longuement.
Folio.
2002.
Mémoires d'Hadrien - Marguerite Yourcenar
" Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un. "
Alors qu'il sent la mort venir, l'empereur Hadrien écrit une longue lettre à celui qui est déjà désigné comme l'un de ses successeurs, le jeune Marc Aurèle. D'abord simple missive, ce monologue se transforme en récit de vie et en leçon de pouvoir.
Quel coup de coeur ! Il n'a fallu que quelques pages à Marguerite Yourcenar pour me séduire avec son Hadrien envisageant avec un peu d'humour noir sa mort, dont il regrette que la cause soit déjà connue.
" Mes chances de finir d’un coup de poignard au cœur ou d’une chute de cheval deviennent des plus minimes ; la peste paraît improbable ; la lèpre ou le cancer semblent définitivement distancés. Je ne cours plus le risque de tomber aux frontières frappé d’une hache calédonienne ou transpercé d’une flèche parthe ; les tempêtes n’ont pas su profiter des occasions offertes, et le sorcier qui m’a prédit que je ne me noierai pas semble avoir eu raison. Je mourrai à Tibur, à Rome, ou à Naples tout au plus, et une crise d’étouffement se chargera de la besogne. Serai-je emporté par la dixième crise, ou par la centième ? Toute la question est là. Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort. "
Ce livre extrêmement bien documenté est une leçon d'histoire. On y trouve les intrigues de cours, la difficulté de gouverner un territoire aussi vaste, les agitations religieuses.
Il nous permet aussi de pénétrer l'esprit d'un homme fasciné par les mystères de l'univers et érudit. Hadrien est un amoureux des lettres et de l'art. Il recourt aux pratiques de son temps avec un certain recul tout en espérant percer les secrets de la vie.
" Après tant de réflexions et d’expériences parfois condamnables, j’ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire. Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d’immortalité. "
Décrivant ses accomplissements en tant qu'empereur, Hadrien apparaît comme un homme habité par la raison d'Etat et un habile législateur.
" Toute loi trop souvent transgressée est mauvaise : c’est au législateur à l’abroger ou à la changer, de peur que le mépris où cette folle ordonnance est tombée ne s’étende à d’autres lois plus justes. "
Nombre de ses décisions sont prises avec l'intérêt de son empire en tête, à commencer par sa propre succession. Se flattant d'être avant tout pacifiste, il évoque ses tactiques diplomatiques, ses actions pour améliorer dans une certaine mesure le sort des esclaves ou des femmes. La fourberie le révulse et c'est en se défendant de toute cruauté volontaire qu'il évoque les actes de répression et les sentences de mort qu'il a pu prononcer.
La plume de Marguerite Yourcenar, que j'imaginais ardue, est certes exigeante, mais au fil des pages il n'en reste plus que la poésie. Je me suis laissée porter d'un bout à l'autre avec émerveillement.
N'oubliez pas de lire les Carnets de note situés à la fin du roman, qui contiennent les notes de Marguerite Yourcenar autour de la genèse des Mémoires d'Hadrien. Elle y évoque ses hésitations sur la forme à donner à son livre et ses réflexions sur l'art de la biographie avec des phrases aussi justes que sublimes.
" Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques. "
Folio. 364 pages.
1958 pour l'édition originale.
Une lecture pour Les Classiques c'est fantastiques de Moka et Pages Versicolores
La Promesse de l'aube - Romain Gary
"Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours."
Largement autobiographique, La Promesse de l'aube raconte l'histoire de Romain Gary et de sa mère, depuis Wilno, où il naît, jusqu'à Nice, où ils s'installent définitivement, en passant par la Pologne. Leur seul objectif, édicté par la mère de l'écrivain, est de faire du jeune garçon un Français, un écrivain reconnu, un diplomate et un chevalier de la légion d'honneur (rien que ça).
Ce livre est l'histoire d'un amour fou. Pas celui qui unit Gary à ses nombreuses conquêtes, pour lesquelles il se passionne aussi vite qu'il les oublie. Non, celui de Romain Gary et de sa mère. A la petite-amie d'un compagnon d'armes qui ne croit pas qu'une femme est capable d'aimer un homme absent des années, Gary rétorque qu'il sait d'expérience qu'elle a tort. Mina n'a jamais vécu que pour lui et il en sera ainsi jusqu'à son dernier souffle.
A la fois prisonnier et victime consentante de cette affection maternelle, Gary met tout en oeuvre pour s'en rendre digne. Tant pis si ça lui vaut des tabassages en règle, de risquer sa vie ou de mentir.
"– Écoute-moi bien. La prochaine fois que ça t'arrive, qu'on insulte ta mère devant toi, la prochaine fois, je veux qu'on te ramène à la maison sur des brancards. Tu comprends ?"
L'auteur mêle l'héroïsme au ridicule, l'anecdotique à la grande Histoire et l'espoir au drame, si bien qu'on passe du rire aux larmes, puis de nouveau au rire en un clin d'oeil. Il est évident qu'il exagère souvent et qu'il se vante, mais cela ne révèle que davantage le lien qui unit le duo formé par Romain et sa mère. Mina aussi aimait se raconter. Derrière chaque passage visant à glorifier l'auteur se trouve une bonne couche d'autodérision et des confidences qui montrent que Gary est un homme abîmé et en proie aux doutes.
Comme souvent quand je rencontre un écrivain qui me touche à ce point, j'ai du mal à trouver les mots. La Promesse de l'aube est l'hommage d'un fils inconsolable à sa mère disparue. Bouleversant.
D'autres avis chez Moka, Kathel, Brize et d'Ingannmic.
Folio. 390 pages.
1960 pour l'édition originale.
Seule en sa demeure - Cécile Coulon
Jura, XIXe siècle. Aimée Deville épouse Candre Marchère avec la bénédiction de ses parents. Pour ces derniers, le jeune veuf incarne l'assurance du bonheur conjugal et matériel de leur fille.
Pourtant, une fois installée dans son nouveau domaine, Aimée va peu à peu prendre conscience des mystères qui l'entourent.
Sur le papier, ce livre, comparé aux grands romans anglais, avait de quoi intriguer. Nul doute que Cécile Coulon a lu Jane Eyre et Rebecca, en effet. Malheureusement, c'est une déception en ce qui me concerne.
J'ai passé le premier tiers du livre à me demander si l'autrice en faisait intentionnellement des tonnes tant elle trace à gros traits le décor de son intrigue (la forêt oppressante, la demeure de pierre, le soldat qui pleure d'un oeil sec, l'époux qui n'aime que ses bois...) et à lutter contre mon envie d'abandonner ma lecture.
Après le premier rebondissement, mon intérêt a été davantage retenu, mais j'ai tout de même été gênée par les nombreux effets de style ratés (on dirait que l'autrice ne peut faire une description sans tenter d'y ajouter une dose de poésie). De plus, le manque de consistance des personnages rend certaines de leurs réactions incompréhensibles. Ainsi, si j'ai lu qu'on est censé éprouver immédiatement un malaise au contact de Candre et de son domaine, pour ma part je me suis demandé quelle mouche avait piqué Aimée tant il agit de façon banale les premiers temps. Rien n'indique que son veuvage est entouré de mystères (on n'est ni chez Daphne Du Maurier, ni dans Vera d'Elizabeth von Arnim). De même, Candre est critiqué pour sa piété excessive, mais celle-ci n'est mise en scène à aucun moment.
J'arrive à percevoir les intentions de l'autrice, ce qu'elle dénonce de l'impuissance des femmes dans un monde si brutal et codifié. J'ai aimé la cruauté de la fin et la beauté du dernier chapitre. Cependant, j'ai le sentiment d'avoir lu un livre dont on aurait coupé des morceaux indispensables et qui se perd dans les clichés du genre qu'il revisite.
L'Iconoclaste. 333 pages.
2021.
Femmes en colère - Mathieu Menegaux
" Seul le droit nous permet de vivre ensemble, et il constitue le dernier rempart contre le populisme. « Continuez à bafouer le droit, laissez l’opinion juger à l’emporte-pièce, à coups de tweets et de posts, imposez l’instantanéité, et vous récolterez à coup sûr le chaos et la dictature ! » avait déclaré Largeron dans un éditorial rageur publié par Ouest France après la grâce présidentielle accordée à Jacqueline Sauvage. "
Mathilde Collignon est gynécologue et mère de famille divorcée. Un jour, elle a croisé la route de deux hommes qui lui ont fait du mal. Alors, elle s'est vengée. En juin 2020, c'est elle qui est sur le banc des accusés. Neuf jurés doivent déterminer s'il faut la punir.
Femmes en colère est un livre qui se lit d'une traite. Alternant entre la cellule où Mathilde attend son jugement, retraçant son parcours, et la salle de délibérations où les jurés débattent, l'auteur questionne à la fois un sujet de société brûlant et le système judiciaire français.
Dans un jugement, il n'est pas question de souscrire à la loi du talion, mais de préserver l'harmonie de la société. Les victimes (ou du moins, les personnes considérées comme telles) ne sont considérées qu'en troisième lieu. Cependant, derrière ces belles intentions se cachent de nombreux biais.
Ainsi, quelle justice pour les femmes dans une institution si masculine ? Le livre, loin des scénarios mettant en scène une justice fantasmée et calquée sur le système américain, montre le cadre qui existe en France. Les jurés ne sont pas livrés à eux-mêmes, libres de juger ce qu'il veulent. Trois professionnels sont associés aux six citoyens tirés au sort, et il serait illusoire de considérer qu'il suffit d'enlever sa robe de juge pour ne plus impressionner personne. Par ailleurs, les questions auxquelles le jury doit répondre sont précises et ne laissent pas toujours une réelle marge de manoeuvre. Dans le cas de Mathilde, sa condamnation paraît inévitable.
L'affaire ayant fait grand bruit pour des raisons que je vous laisse découvrir, le "tribunal des réseaux sociaux", si souvent dénoncé par les dominants, s'est déchaîné, prenant parti pour ou contre l'accusée. Faut-il alors professionnaliser la justice et procéder à une application pure et froide de la loi par des Inspecteurs Javert incapables de voir plus loin que leurs codes juridiques (et leurs ambitions personnelles) ?
J'ai trouvé ce livre intéressant car il ne se contente pas d'évoquer une thématique vendeuse pour une partie de la population. Mon féminazisme fait de moi une cible de choix, mais je pense que la réflexion sur le système judiciaire et la société contemporaine est suffisamment réussie pour être transposable à d'autres situations. De plus, l'auteur prend parti sans se contenter d'écrire une thèse.
J'ai cru ne pas parvenir à lire ce livre tant il provoquait chez moi une réaction épidermique. Je n'arrivais plus à respirer. Heureusement, l'auteur offre quelques sas d'air à son lecteur. Fait encore plus incroyable, il m'a arraché un sourire à la lecture des dernières lignes. Malin.
Grasset. 191 pages.
2021.