L'Hibiscus pourpre - Chimamanda Ngozi Adichie
La famille de Kambili, quinze ans, est l'une des plus respectées d'Enugu. Son père, Eugène, fervent chrétien, soutient financièrement sa communauté et ne plie pas devant les militaires qui prennent le pouvoir dans le pays. Il n'a jamais voulu prendre une autre épouse lorsque la première n'a plus été en mesure de lui donner des fils. Il veille à ce que ses enfants, Kambili et son frère, Jaja, soient premiers de leur classe en les soumettant à un emploi du temps rigoureux. Cette perfection apparente cache toutefois une réalité bien plus sombre.
Lorsque Kambili et sa famille retrouvent, lors des fêtes de fin d'année, leur tante Ifeoma, la soeur d'Eugène, tout change. Au contact de cette femme, veuve, mère célibataire et professeur d'université, la jeune fille et son frère découvrent que les certitudes qu'on leur assène depuis toujours ne relèvent que d'une vision du monde parmi d'autres.
L'Hibiscus pourpre est le premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie, dont la popularité a explosé avec la publication d'Americanah et son adoubement par Beyoncé. Il me tardait de le découvrir.
Ce livre est une plongée dans le Nigéria de la fin du XXe siècle. Les élites sont, comme toujours chez l'autrice, partagées entre l'amour de leur pays et la tentation de l'Occident. Les marques du colonialisme s'expriment dans la langue, la religion, le mode de vie. Si pour la plupart, les traditions cohabitent de manière harmonieuse avec les principes et les manières importées, pour d'autres il n'est pas question de transiger avec ce qu'ils considèrent comme la vérité, quitte à laisser ses propres parents dans la solitude et la pauvreté.
L'autrice est d'autant plus habile dans ses descriptions qu'elle nous livre un panel de personnages variés, et se garde à tout moment de tomber dans la caricature. Car L'Hibiscus pourpre aussi un beau livre sur l'emprise. Alors que ses actions publiques lui valent l'admiration et le respect de tous, Eugène est un tyran domestique. Les violences physiques qu'il inflige aux siens n'empêchent pas ces derniers de l'aimer puisqu'ils lui sont redevables de leur position, de leur réussite et parce qu'il enrobe ses actes de paroles d'un amour aussi pervers que sincère.
Il y a une certaine pudeur dans L'Hibiscus pourpre(les brimades qu'elle subit éteignent jusqu'au rire de Kambili). Si cela le rend de fait bien moins flamboyant que L'Autre moitié du soleil, vous auriez cependant tort de passer à côté.
Folio. 403 pages.
Traduit par Mona de Pracontal.
2003 pour l'édition originale.
Americanah - Chimamanda Ngozi Adichie
" À mes camarades noirs non américains : En Amérique, tu es noir, chéri
Cher Noir non américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Cesse de dire je suis jamaïcain ou je suis ghanéen. L’Amérique s’en fiche. "
Ifemelu décide, après treize ans en Amérique, de retourner vivre à Lagos. Alors qu'elle se fait coiffer dans un salon afro, elle se remémore son adolescence au Nigéria puis son arrivée aux Etats-Unis, où elle a découvert à quel point la couleur de sa peau comptait.
Devenue blogueuse à succès spécialisée dans les questions de race, elle interpelle les Américains à travers diverses anecdotes afin d'expliquer le quotidien d'une personne noire aux Etats-Unis, pays qui refuse de parler de race, tout en étant encore fondamentalement raciste.
A Lagos, Ifemelu espère retrouver son grand amour, Obinze, qu'elle n'a pas revu depuis son départ et qui a lui aussi été confronté à des difficultés lorsqu'il a voulu s'installer en Angleterre.
Dans un passage du livre, un personnage dit à Ifemelu qu'écrire un livre sur la race qui soit à la fois pertinent et accessible à tous, notamment les Blancs, est impossible. Americanah est la preuve que le défi a été brillamment relevé.
Je ne pense pas que Chimamanda Ngozi Adichie soit un écrivain hors du commun, son style étant très simple, mais elle a définitivement un don pour raconter des histoires d'une grande richesse, très documentées, et qui permettent à n'importe qui de comprendre son propos pourtant complexe. Ainsi, le choix du salon de coiffure spécialisée dans les cheveux crépus qui sert de fil conducteur aux trois-quart du roman n'a rien d'anecdotique. Les cheveux sont l'un des symboles de la différence faite entre les Noirs et les autres. Les cheveux crépus doivent être disciplinés, lissés ou tressés, c'est indispensable pour être pris au sérieux.
Quand elle parla à Ruth de sa prochaine entrevue à Baltimore, celle-ci lui dit : « Mon seul conseil ? Défaites vos tresses et défrisez vos cheveux. Personne n’en parle jamais, mais c’est important. Il faut que vous obteniez ce boulot. »
Un article paru dans le magazine Causette il y a quelques mois expliquait très bien ce phénomène. Les cheveux crépus ne font pas sérieux à tel point qu'ils sont un handicap pour s'insérer dans la société.
Ce point d'entrée capillaire est également accompagné de réflexions sur la ségrégation raciale encore présente aux Etats-Unis, réflexions souvent valables dans les autres sociétés occidentales. Americanah est un livre qui bouscule le lecteur, particulièrement lorsqu'il est blanc. J'ai eu un peu honte de me reconnaître dans certaines descriptions. Le racisme est tellement ancré dans nos sociétés que, même lorsqu'on est de bonne volonté et prêt à se remettre en question, on ne peut s'empêcher d'avoir des attitudes et de tenir des propos qui font légitimement bondir les personnes de couleur. Ifemelu, ainsi qu'Obinze à Londres, évoquent aussi bien les difficultés pour les Noirs de ne pas être vus comme des humains sous-éduqués ou trafiquant de la drogue, que les Blancs essayant de montrer leur tolérance en évoquant la "richesse" des cultures africaines ou leur volonté d'aider les pauvres petits Africains.
« Bonjour, je m’appelle Ifemelu.
— Quel beau nom, dit Kimberly. Est-ce qu’il signifie quelque chose de particulier ? J’adore les noms multiculturels parce qu’ils ont des significations merveilleuses, venant de cultures merveilleusement riches. » Kimberly avait le sourire bienveillant des gens qui voyaient dans la « culture » l’univers inhabituel et coloré des gens de couleur, un mot qui devait toujours être accompagné de « riche ». Elle ne pensait pas que la Norvège ait une « culture riche ».
" Ils ne comprenaient pas que des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n’avaient pas manqué d’eau, mais étaient englués dans l’insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd’hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu’aucun d’entre eux ne meure de faim, n’ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d’avoir le choix, avide de certitude. "
L'auteur explique à quel point le racisme envers les Noirs est unique, et démontre à quel point dans une situation similaire, un Noir et un non Noir ne seront pas également désavantagés. Le seul point qui m'a gênée concerne les propos de l'auteur sur l'antisémitisme qui ne serait pas aussi humiliant que le racisme envers les Noirs car basé sur de la jalousie. Je pense qu'elle n'a pas, du fait de son expérience au Nigéria et aux Etats-Unis, une vision de ce qu'ont pu vivre les Juifs pendant des siècles en Europe, avec le bouquet final de l'horreur nazi. Les Juifs aussi ont été martyrisés, victimes de ségrégation et de préjugés terribles. Quant à la jalousie censée être une chose plutôt positive, elle a plutôt donné lieu à des faits divers sordides dans nos régions. C'est anecdotique (à peine quelques lignes), et je pense vraiment que Chimamanda Ngozi Adichie est de bonne foi, mais il me semble important de nuancer son propos. A aucun moment l'auteur ne se montre violente, agressive. Elle énonce des faits, adopte un ton railleur mais pas condescendant, et crée les conditions idéales pour que son lecteur l'écoute.
Le retour au pays d'Ifemelu permet à la jeune femme de laisser en grande partie la question de sa couleur de peau derrière elle, mais il n'est pas simple pour autant. Chimamanda Ngozi Adichie n'a pas mâché ses mots à propos de l'Amérique et de l'Angleterre, elle est tout aussi virulente envers le Nigéria et ses habitants. Elle évoque la politique et la corruption dans son pays, est sensible à la place des femmes (elle n'hésite pas à monter au créneau lorsqu'on lui parle des soi-disant sages et soumises Nigériannes), aux questions d'éducation et se moque du comportement des expatriés rentrés comme elles au Nigéria. Notre héroïne s'est parfois sentie très seule aux Etats-Unis, le Nigéria après treize ans d'absence est comme un étranger. Partie à peine sortie de l'adolescence, elle revient adulte.
On lit ce roman avec beaucoup de facilité parce que ses personnages sont très bien croqués. Ifemelu ne peut que plaire si l'on s'intéresse un peu aux questions de société. C'est aussi une personne attachante parce que faillible. Son parcours du combattant aux Etats-Unis nous fait rager et souffrir avec elle. Sa grande histoire d'amour avec Obinze est un peu trop belle, mais ça ne fait pas de mal. Comme dans son précédent roman, L'Autre moitié du soleil, l'auteur évoque surtout des personnages issus des classes moyennes ou aisées, éduqués, parfaitement anglophones, et ses héros sont igbos. Ces éléments ainsi que d'autres indices laissent penser que Chimamanda Ngozi Adichie a mis beaucoup de choses personnelles dans ce livre, et c'est peut-être ce qui lui permet de sonner si vrai.
Un livre passionnant et très facile à lire que je recommande à tout le monde. Difficile de faire un billet qui énumère toutes les pistes qu'il explore tant il y en a.
Les avis d'Ellettres, d'Ys et d'Hélène.
Folio. 684 pages.
Traduit par Anne Damour.
2013 pour l'édition originale.
L'autre moitié du soleil - Chimamanda Ngozi Adichie
Nigeria, années 1960. Les Anglais se sont retirés du pouvoir politique, laissant une situation très instable en raison des tensions existant entre les différentes populations nigérianes. Au nord, les Haoussas sont musulmans et ont été favorisés par la présence anglaise. Dans le sud-est, les Ibos, chrétiens, ne comptent pas abandonner leur part du gâteau.
Suite à de graves massacres en 1966, les Ibos proclament la République du Biafra en 1967. La guerre va durer trois ans.
Le livre débute alors qu'Ugwu, un jeune boy ibo, arrive chez Odenigbo, un professeur de l'université de Nsukka. Odenigbo est un homme très engagé, réunissant chez lui ses collègues afin d'envisager l'avenir. Lorsqu'Olanna, sa compagne issue d'une riche famille ibo, vient le rejoindre, leur combat s'intensifie. Olanna est très belle et passionnée. Elle a toujours éclipsé sa soeur jumelle, Kainene, dont le compagnon anglais Richard observe, captivé et envieux, la culture ibo. Quand la guerre éclate, ces cinq personnages espèrent trouver une nouvelle patrie.
Moi qui désespère souvent lorsque je vois à quel point je suis incapable de diversifier mes lectures, j'ai été servie niveau dépaysement et émotion avec ce roman. Chimamanda Ngozi Adichie nous livre une histoire complexe, qui développe aussi bien le contexte du Nigeria dans les années soixante que des histoires personnelles, à l'aide d'une construction habile qui fait alterner les époques et les points de vue. Trois narrateurs, représentant chacun un monde différent, s'expriment. Ugwu est un serviteur. Odenigbo et Olanna le traitent un peu comme leur enfant, en lui faisant faire des études qui lui auraient été inaccessibles autrement et en sacrifiant beaucoup pour lui. En échange, Ugwu sert et protège ses maîtres avec dévotion. Olanna est quant à elle une jeune femme ayant reçu une excellente éducation entre le Nigeria et l'Angleterre. C'est un personnage intéressant car très imparfait. Bien qu'elle admire Odenigbo sans retenue, les valeurs inculquées par ses parents refont parfois surface. Ainsi, elle ne peut s'empêcher d'éprouver du dégoût face à la saleté dans laquelle vivent d'autres membres de sa famille. Les enfants des autres lui semblent indignes de s'approcher de sa propre fille, et il lui arrive de déraper face à Ugwu, dévoilant ainsi le fait qu'elle ne le considère pas entièrement comme son égal. Enfin, Richard est un Anglais venu au Nigeria un peu par hasard. Après avoir fréquenté le monde raciste des expatriés et la haute société nigériane, il tombe amoureux de Kainene, et veut trouver une nouvelle place auprès d'elle.
Bien sûr, le contexte historique est essentiel dans ce livre. Les Anglais s'étant retirés, la population doit en subir les conséquences. Comme le dit Odenigbo, la Colonisation a créé des Etats qui avaient un sens essentiellement pour les Européens, forçant ainsi des peuples différents à vivre ensemble. L'alliance de ces derniers est d'autant plus difficile que les colons ont appuyé leur domination en appliquant la politique du "diviser pour mieux régner." Lorsque le Nigeria obtient finalement son indépendance, la partie est loin d'être gagnée. Aux côtés d'Olanna et de Richard, nous sommes ainsi les témoins des massacres perpétrés sur les ibos. Quand la République du Biafra, est proclamée, les ibos pensent obtenir leur tranquilité. Cependant, c'est dans cette région du Nigeria que se situent d'importants gisements de pétrole, et ni les nigerians ni la communauté internationale ne sont prêts à renoncer à leurs intérêts. Nous suivons donc nos personnages devant faire face aux pénuries de nourriture, aux enrôlements de force, à la corruption, à la suspiçion et à la propagande qui les laisse espérer jusqu'au bout la victoire du Biafra. La fin est particulèrement cruelle parce que tous ces sacrifices semblent avoir été vains.
Le livre pourrait s'arrêter là, mais il nous montre aussi le combat entre tradition et modernité. Olanna, Odenigbo et Kainene appartiennent à une élite citadine qui contraste avec le monde rural où les croyances populaires ont toujours cours dont Ugwu est issu.
C'est donc un Nigeria vivant une douloureuse métamorphose que nous décrit Adichie. Le ton employé pourrait donc être pesant, et pourtant, sans que les détails nous soient épargnés, jamais ce livre ne plonge ses lecteurs dans l'horreur trop longtemps. Il y a toujours Ugwu pour faire une bêtise, ou les autres pour nous redonner du courage. Peut-être pas un livre extraordinaire, mais je m'en souviendrai longtemps en raison de l'éclairage qu'il apporte sur l'histoire du Nigéria.
Folio. 663 pages.
Traduit par Mona de Pracontal.
2006 pour l'édition originale.