L'événement -Annie Ernaux
Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement – la clandestinité – relève d’une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie – même si le paradoxe d’une loi juste est presque toujours d’obliger les anciennes victimes à se taire, au nom de « c’est fini tout ça », si bien que le même silence qu’avant recouvre ce qui a eu lieu.
Alors qu'elle fait un test de dépistage du VIH, Annie Ernaux se rappelle les mois de l'automne et de l'hiver 1963-1964, où elle a pratiqué un avortement.
Même si je l'évoque assez peu, je poursuis régulièrement ma découverte de l'oeuvre d'Annie Ernaux. Son style simple mais toujours pertinent me donne l'impression de dialoguer avec une amie intime. Je pense que c'est cette capacité à parler de toutes les femmes en n'évoquant que sa propre expérience, nue et sans artifices, qui fait son talent.
Dans L'Evénement, nous la suivons alors qu'elle vient de découvrir sa grossesse. Seule. Il y a bien un jeune homme, mais il est loin. Comme souvent, il se contente de faire sembler de chercher une solution. Elle ne pourra se venger de l'injustice de sa condition de femme qu'en le tenant informé de son parcours semé d'embûches.
En parler à sa famille est hors de question. Sa mère, avec laquelle les relations sont, on le sait, compliquées, ne pourrait pas comprendre.
Durant ces mois de doute et d'inquiétude, le temps s'arrête pour l'autrice. Elle perd tout intérêt pour ses études et le monde qui l'entoure. Sa seule obsession est la "chose" qu'elle n'arrive même pas à nommer dans son journal.
Une semaine après, Kennedy a été assassiné à Dallas. Mais ce n’était déjà plus quelque chose qui pouvait m’intéresser.
Alors que l'interruption de grossesse est passible de prison, ce sont des centaines de milliers de femmes qui, chaque année en France, sont contraintes de recourir à des moyens coûteux et dangereux pour ne pas être confrontées à une maternité subie. Encore faut-il savoir à qui s'adresser. Etudiante en lettres à Rouen, Annie essaie de se rapprocher des personnes qui pourraient lui venir en aide : un membre du récent Planning familial qui espère profiter de son état pour coucher avec elle sans risque, un médecin qui commence par lui prescrire des piqûres dont elle s'aperçoit qu'elles contiennent de quoi prévenir les fausses couches... Elle attend vainement devant son lieu de travail une femme dont on lui dit qu'elle a avorté, même si cela a failli coûter la vie à sa patiente.
Même si Ernaux ne rapporte que des faits, occulte tous les moments d'angoisse et se dispense d'inventer des crises de larmes qui n'ont pas eu lieu, l'inconfort et la détresse de son personnage sont palpables. Bien que connaissant le dénouement, je n'ai pu m'empêcher de m'identifier à l'autrice et de désespérer à ses côtés.
Comme toujours chez Ernaux, ses expériences sont rapportées à ses origines modestes. Elle voit dans cette grossesse, et sur la maternité qui pourrait advenir, la fin de toutes ses ambitions.
J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social.
Il est aussi question de cette période d'avant Mai 68 où, alors que les jeunes gens sont plus informés et libres, les conséquences d'une sexualité hors mariage restent terribles. En particulier pour les femmes. Celles qui avortent sont maltraitées par les médecins, en particulier si elles sont d'origine modeste. Celles qui deviennent mères sont, dit l'auteur, peut-être encore plus méprisées.
Un texte essentiel, qui rappelle que le droit à l'avortement est une question individuelle et intime, et qu'il vise avant tout à permettre aux femmes de ne pas mettre leur vie en danger.
Folio. 144 pages.
2000 pour l'édition originale.